« La Marque de nos peines ». Roman.

RÉSUMÉ
« Votre échographie est normale, vous n’avez rien, c’est dans votre tête ». Cette phrase il l’a maintes fois entendue, mais ce cardiologue est convaincu d’être atteint d’une anomalie cardiaque surprenante et certains de ses patients en sont également porteurs. Une douloureuse blessure issue de drames similaires, mais rares sont les médecins disposés à soutenir leur confrère dans sa quête de vérité. Pourtant, cette découverte renferme une promesse et permettra de sauver la vie d’une jeune enfant. N’est-elle qu’une hallucination collective ? Une marque du destin ? Une intuition surnaturelle ? La cicatrice au fer rouge d’un remords maladif ? Une manifestation mortifère ? Arnault trouvera-t-il un moyen de traiter ce mal et de guérir, lui et ses patients ?

Naviguant aux frontières d’un univers paranormal, La Marque de nos peines emporte le lecteur dans une aventure philosophique et spirituelle abordée de manière originale. Facilement compréhensible, l’intrigue repose sur un habile jeu entre l’abstrait, dimension symbolique, poétique, fantastique de la maladie, et le concret qui stimule la curiosité.

INTERVIEW
 » Face à l’impossibilité de reconnaître une maladie Que devient le patient ? »

La Marque de nos peines

CHAPITRE I
Un tourbillon terrifiant
Il est un peu plus de 19 h 30 et le professeur Morand termine les consultations. Son jeune interne en cardiologie, Arnault Tessier, l’a assisté tout au long de cet après-midi. Sous son œil attentif, le maître lui a confié le soin de réaliser les échographies de ses patients, et il semble satisfait de son élève. Arnault demande s’il peut rester un peu plus pour s’exercer, car la date de son examen approche.
— D’accord, lui répond le mandarin, mais ferme bien la porte avant de partir. Le matériel est très coûteux et des vols ont été récemment signalés dans l’hôpital. Tu remettras les clés dans l’armoire du service des soins intensifs en partant.
Arnault retire sa blouse et s’allonge sur la table d’examen en positionnant la machine de telle sorte qu’il puisse accéder aux boutons de la console. Il règle les paramètres et consulte l’écran. En mettant du gel froid sur sa poitrine, il a un léger frisson, puis pose la sonde sur son torse. C’est la première fois qu’il se fait une échographie, et lorsque son cœur se dévoile, il est surpris de constater qu’il est aussi battant qu’une cloche de cathédrale. Brusquement, il est saisi, son corps tremble. Une vague puissante, déferlante, fulgurante, traversant son cœur de part en part, apparaît sur l’écran. Arnault est proche du malaise et lâche la sonde d’échographie qui tombe brutalement sur le sol. Il reprend peu à peu ses esprits et éteint l’appareil, se lève et sort de la salle en chancelant, comme ivre, sonné par ce qu’il vient d’apercevoir.
Minuit, Arnault n’arrive pas à trouver le sommeil. Il ne voulait pas la déranger, mais il a besoin de conseils et de réconfort. N’y tenant plus, il téléphone à sa sœur.
— Arnault ? Tout va bien ? demande-t-elle à moitié réveillée. Émilie perçoit la respiration bruyante et irrégulière d’Arnault dans l’appareil. Qu’est-ce qui ne va pas ?
— Rien.
— Tu ne m’appellerais pas aussi tard si tu n’avais rien d’urgent à me dire ?
— C’est un peu délicat.
— Arnault cesse de m’inquiéter. Ce n’est pas drôle.
— Eh bien, figure-toi que je me suis fait une échographie, et…
Un lourd silence s’installe.
— Et ?
— Et, j’ai aperçu quelque chose de terrifiant. Comme un éclair qui se serait abattu subitement sur moi. J’ai été saisi, au point de me sentir perdu.
— D’autres personnes étaient présentes avec toi ?
— Morand était déjà parti. J’étais seul.
— Je te sens angoissé à l’approche de ton examen. Es-tu sûr que tes réglages étaient au point ?
— Émilie, cela ne fait aucun doute, elle est revenue.
— Elle ? s’interroge Émilie.
— La vague que j’ai aperçue lorsque maman a fait son plongeon mortel.
— Arnault, tu n’es pas en train de délirer ? s’exclame Émilie à présent tout à fait réveillée.
— Il faut que j’en parle à Morand.
— J’ai bien peur qu’il te prenne pour un fou, répond la sœur inquiète. Pourquoi ne pas demander un avis à tes amis internes ? Qu’ils te fassent un examen pour voir ?
— Tu as raison, je vais le faire dès demain.
En raccrochant, elle regrette d’avoir parlé aussi durement à son frère. Depuis ce terrible accident, elle le sent fragile.
Émilie est la seule personne à qui Arnault peut se confier ouvertement, et elle seule peut comprendre ses états d’âme. Le bleu de ses yeux apaise, sa douce voix rassure, et ses précieux conseils redonnent à Arnault un courage jusque-là perdu. Leur complicité les propulse vers des souvenirs lumineux. Elle est un havre de joie et de légèreté. Arnault aimait la faire rire. Aimait ? Oui, aimait, car depuis le drame, son frère est devenu plus froid, plus prudent, plus solitaire, méthodique. Émilie éprouve une certaine culpabilité à ne pas partager une blessure aussi profonde que celle de son frère, et l’invite régulièrement à sortir de ce silence, mais chaque tentative est un échec. Il l’interrompt aussitôt. Arnault ne veut plus en parler, jamais plus.
*
Les deux enfants sont nés au King’s College Hospital de Londres. Ils ont vécu toute leur jeunesse dans la capitale britannique. Leur père, haut fonctionnaire à l’ambassade de France, évoluait dans la haute société avec aisance. Il avait l’aplomb, la prestance et la retenue du diplomate. Perfectionniste, méticuleux, avec une haute estime de lui-même, ses détracteurs le jugeaient compétent, mais sinistre. La vie s’écoulait au rythme de la diplomatie pour Jean-Louis et de la gestion de la maison pour Orthense. Une mère qui paraissait souvent absente, effacée, perpétuellement contrariée par un destin qu’elle n’avait pas choisi. Elle fut une ancienne athlète de l’équipe de France dont l’ambition sportive fut stoppée nette. Une mauvaise réception au cheval d’arçon lui brisa à la fois la cheville droite et son avenir de professionnelle.
Le soir, les parents étaient souvent absents du domicile, participant aux nombreux événements mondains, réceptions d’hôtes prestigieux ou concerts de musique classique organisés par les services de l’ambassade. Frère et sœur restaient seuls avec une fille au pair plus intéressée à visionner des soap operas de la BBC de qualité souvent médiocre, que de s’occuper d’eux. Ils trouvaient alors refuge dans l’atelier du père situé dans une petite dépendance de la maison. Jean-Louis y passait son temps libre à réparer bénévolement les radios et les téléviseurs du personnel. Il n’échangeait pas beaucoup avec ses enfants sauf lorsqu’il leur enseignait tout ce qu’il savait sur l’électronique, les transistors, les circuits intégrés et l’usage de l’oscilloscope. Jean-Louis n’était pas peu fier lorsque Émilie et Arnault lui avaient présenté un poste récepteur qu’ils avaient eux-mêmes confectionné et qui pouvait capter les conversations de radioamateurs. Plus tard, Arnault avait choisi de se spécialiser dans la cardiologie par attrait pour la physiologie électrique cardiaque. Une façon détournée de conserver les liens fragiles qu’il essaie encore de maintenir avec un père plongé dans une profonde mélancolie depuis la disparition tragique de son épouse.
*
À l’hôpital, les jours suivants, Arnault s’empresse de faire connaitre sa découverte inédite auprès de ses collègues, mais aucun cardiologue n’est disposé à le soutenir. Lorsqu’il constate qu’ils se moquent de lui à mots couverts, il se sent profondément humilié, sa colère est démultipliée. Se sentant incompris, Arnault aborde le sujet avec le professeur. Il lui décrit très précisément ce qu’il a observé, et la relation qu’il a établie entre son traumatisme et cette vague. La mine du professeur ne laisse aucun doute sur son impression d’écouter un de ces jeunes médecins égarés qu’il a tant de fois croisés au cours de sa carrière.
— Lorsque je l’ai aperçue la première fois, j’ai cru à une hallucination. Alors je me suis fait une deuxième, puis une troisième échographie, et à chaque fois je l’ai observée, insiste Arnault. Malheureusement, je n’ai pas eu le temps de prendre un cliché.
Il propose alors maladroitement à son patron de la lui montrer en se dirigeant vers l’appareil. Morand l’arrête net, lui barre la route de son bras tendu et lui demande de s’asseoir.
— Votre sujet n’est pas inintéressant. Il y a quelques années de cela, notre équipe avait participé à l’étude des répercussions de fortes émotions sur le cœur et notamment la maladie de tako-tsubo, mais les éléments que vous me décrivez ne rentrent pas dans ce cadre. Je ne remets pas en cause votre sincérité, mais la seule chose qui est remise en question est la visibilité de ce que vous me décrivez. Votre démonstration manque à l’évidence de rationalité. Je ne veux plus entendre parler de cela tant que vous n’aurez pas obtenu une preuve tangible. Parlons de votre thèse à présent. En avez-vous choisi le sujet ?
— Non pas encore, mais j’ai déjà une petite idée. Il me reste deux années si l’on inclut la période de mon service national. Je pense que cela sera suffisant.
— Vous auriez dû commencer à y réfléchir plus tôt. Deux ans pour valider votre thèse, c’est court, alors il va falloir mettre les bouchées doubles dès à présent. En plus, vous partez faire votre service dans deux mois, n’est-ce pas ?
— C’est exact, j’ai demandé de l’effectuer dans le cadre du Volontariat à l’Aide Technique en Guyane.
— Ah oui ? Alors vous allez retrouver Véronique Perret, mon ancienne chef de clinique.
— Oui, c’est elle qui m’a conseillé de venir la rejoindre là-bas, mais j’attends toujours mon affectation définitive.
— Eh bien, Véronique est votre chance, comme si vous l’aviez fait exprès…
Arnault ne comprend pas où son patron veut en venir. Après quelques secondes de réflexion et des tapotements digitaux sur le bureau professoral, Morand se tourne vers les étagères et extrait une grosse pochette remplie d’articles médicaux et de feuilles comportant de multiples tableaux de chiffres.
— Véronique a entamé un travail qu’elle n’a pas eu le temps de terminer. La bibliographie doit être mise à jour, mais cela ne vous demandera pas beaucoup d’efforts. Je suis sûr qu’elle vous aidera. Ce n’est pas parce que vous partez sous les tropiques, qu’il faut se laisser aller.
Arnault aurait tant voulu lui démontrer son atteinte et mener sa recherche sur son anomalie. Émilie le conjure de renoncer à sa problématique personnelle :
— Tu t’engages dans une bataille perdue d’avance, le pot de fer contre le pot de terre.
Elle renchérit :
— Les insuffisances de ta démonstration sont incompatibles avec l’exigence scientifique. Les enjeux actuels sont trop importants pour que tu persistes ainsi.
— Un sujet de thèse m’a été imposé par Morand.
— Alors, accepte-le, sans rechigner, reprend-elle d’un ton ferme.
Si elle réussit à dissuader son frère de persister, elle sait aussi au fond d’elle-même qu’il n’abandonnera jamais ses convictions. 
CHAPITRE II
Des tableaux de peinture
Depuis la terrasse en bois du premier étage, on peut apercevoir l’immense bouche du fleuve Maroni. On devine même au loin l’autre rive, celle qui appartient au Suriname. C’est dans ce décor paradisiaque que Klaus s’est installé pour sa retraite dans une maison isolée qu’il a patiemment restaurée. Le jardin qui l’entoure est luxuriant, un entrelacement d’arbres tropicaux majestueux. Il abrite un petit étang à la surface duquel surnagent de faux nénuphars des Indes. Les fleurs blanches dentelées à souhait ne durent qu’une seule journée et le vieil homme est un peu contrarié de devoir se rendre à l’hôpital pour une consultation médicale. Un infarctus survenu il y a deux ans lui impose une surveillance régulière. Un patient en retard à un rendez-vous pour contempler une fleur éphémère, pourrait-il être pardonné ? Sans doute pas, songe-t-il dans un soupir.
Le médecin qui le reçoit semble avoir un peu moins de trente ans. D’origine niçoise du côté de son père et provençale du côté de sa mère, Arnault a la peau mate du Méditerranéen. Il n’a plus coupé ses cheveux depuis plusieurs années. Sa grande tignasse ébouriffés forme une sorte d’auréole autour d’un visage impassible. Un aspect figé où aucune expression de grande peine ou de grande joie n’apparaît. Il est sec aussi bien physiquement que dans sa façon de parler. Au premier abord certains patients le trouvent froid, voire profondément désagréable. Mais ses yeux adoucissent largement cette expression austère. De larges prunelles et de grands cils surmontés de fins sourcils, « Tu as des yeux de biche », lui répétait Orthense. « Tout le portrait de ta mère », reprenait Jean-Louis. Sa blouse semble trop petite pour lui, un emprunt au docteur Martini. Il a collé un sparadrap blanc sur l’étiquette de son prédécesseur et a écrit son nom et sa spécialité au stylo bille : « Arnault Tessier. Cardiologue ». Arrivé récemment à Saint-Laurent du Maroni, il n’a manifestement pas encore pris tous ses repères. Il ouvre plusieurs tiroirs avant de mettre la main sur le dossier de son prochain patient, puis s’assied derrière son bureau.
— Le médecin qui me suit d’habitude n’est pas là aujourd’hui ? demande Klaus.
— Le Dr Martini sera absent quelques semaines. C’est moi qui le remplace pendant cette période.
— Il est parti depuis longtemps ? poursuit Klaus après une brève hésitation.
— Il y a une dizaine de jours à peu près. Vous le connaissiez personnellement ?
— Non pas vraiment, enfin, un peu. Il avait occupé la chambre d’hôte que je propose à la location pendant les quelques semaines qui ont suivi son arrivée en Guyane.
— Je peux peut-être demander à ce qu’une lettre ou un message de l’un de ses patients lui soit transmis, hasarde le médecin qui perçoit une réelle déception dans la voix de son patient.
— Non, ne vous dérangez pas, ce n’est pas la peine.
— Vous êtes né en 1921 à Mayence en Allemagne, et vous résidez en Guyane depuis 1965, poursuit le médecin en parcourant le dossier. Vous avez contracté la dengue en 1977. En avez-vous des séquelles ?
— Non, répond laconiquement le vieil homme.
— Votre diabète est traité par insuline depuis cinq ans. Combien d’unités recevez-vous par jour ?
— Une infirmière passe chaque matin. Elle y consigne mon suivi et les doses qu’elle adapte en fonction. Klaus tend alors le carnet de recueil.
— Merci, répond Arnault.
Après un bref examen des résultats, il poursuit :
— Votre diabète est dans l’ensemble bien équilibré, Monsieur Bayer. Puis, il reprend la lecture des antécédents médicaux :
— Vous avez fait un infarctus il y a deux ans avec la pose de deux stents coronariens dans le service de cardiologie de l’hôpital de Cayenne. Parmi les facteurs de risques, outre le diabète, il est noté la cigarette et l’alcool. Avez-vous pu en diminuer la consommation ?
— Pas vraiment.
— Vous avez essayé de vous faire aider ?
— Comment ça ? répond Klaus à présent sur la défensive.
— La cigarette et l’alcool ont un effet nocif sur le cœur et il est très difficile de pouvoir s’en défaire sans l’aide de professionnels.
Le médecin prend le temps de considérer son patient quelques secondes. Il est frappé par l’intensité du regard et la stature de l’homme qu’il a en face de lui. Il continue avec plus de douceur.
— On a trop souvent tendance à croire qu’il s’agit de mauvaises habitudes que seule la volonté peut combattre. En réalité, le tabac et l’alcool sont des substances qui ont une action complexe sur notre cerveau. Nous sommes bien loin de tout comprendre. Un traitement de substitution par la nicotine pourrait vous aider. Pour l’alcool, il y a…
Klaus le coupe :
— Je vois ce que vous voulez dire, je n’ai pas besoin de tout ça. Ma médecine, c’est la peinture. Quand je peins, je ne pense ni à fumer ni à boire. Je ne subis plus ma souffrance, je la peins.
Le médecin est impressionné par la réponse de cet homme. La douleur qu’il mentionne est tangible. Être capable d’évoquer une douleur psychique de manière aussi directe et assumée témoigne d’une grande force. Cependant, son rôle de médecin le contraint à insister :
— Est-ce que cela vous permet de supprimer totalement l’alcool et le tabac ?
— Non, mais je crois que les choses me conviennent ainsi.
Le docteur ne souhaite pas s’opposer davantage au point de vue de son patient. Il lui demande de s’allonger sur la table d’examen pour l’ausculter.
— J’entends comme un souffle cardiaque, dit-il en décrochant le stéthoscope de ses oreilles.
— Tiens, vous êtes le deuxième médecin à l’entendre ! s’étonne Klaus. Le Dr Martini ne l’a pas noté ? Arnault vérifie les annotations laissées par son confrère.
— Non. Pourtant, il est bien audible ! Même un étudiant de première année l’entendrait. Peu importe, on va vérifier tout cela par une échographie.
Arnault allume l’appareil qui ne semble pas de toute dernière génération. Le médecin scrute l’écran traversé d’une large fissure. Klaus observe le cardiologue qui, tout comme pour trouver son dossier, semble peiner à définir une image interprétable. Arnault est à présent satisfait de ce qu’il obtient. L’examen dure déjà depuis de longues minutes, puis sa main se crispe et s’immobilise. Klaus commence à se demander si ce n’est pas l’état de son cœur qui met le médecin sous tension. Il tourne la tête et découvre un regard hagard sur un visage pâle.
— Docteur, ça ne va pas ?
Arnault, véritablement abasourdi, a du mal à répondre, mais se reprend rapidement :
— Non, rassurez-vous, je vais très bien. Vous avez besoin de réaliser une épreuve d’effort de vérification, ma secrétaire va vous donner une date de rendez-vous pour cela. Je crois qu’il y a des patients dans la salle. Ne faisons pas attendre plus longtemps ces braves gens.
De nouveau, le jeune médecin s’installe dans le fauteuil du docteur Martini, s’efforçant d’accueillir ses patients comme si de rien n’était.
*
Durant les jours qui suivent, Arnault est à la recherche d’un logement moins impersonnel que la triste chambre de garde de l’hôpital qu’on lui a mis à disposition à son arrivée. Il enchaîne des visites toutes plus décevantes les unes que les autres, des appartements dégradés qui ont vu se succéder trop d’occupants de passage.
Il se rappelle que monsieur Bayer dispose d’une chambre d’hôte et lors du rendez-vous suivant, il ne résiste pas à la tentation de lui demander si elle est libre. Par chance, elle l’est. La visite a lieu le soir même. L’atmosphère paisible, chargée de parfums qui émanent du jardin et des bois tropicaux du mobilier, séduit immédiatement le jeune médecin. La chambre n’est pas très grande et donne sur le petit étang où s’étendent les faux nénuphars d’Inde parmi lesquels de nouvelles fleurs ont éclos. Dans le couloir qui conduit au salon, quatre toiles attirent son attention. Elles répètent toujours la même image, baignée à chaque fois d’une lumière différente, comme une impression de déjà-vu.
Le contrat de location est conclu pour trois mois, date prévue du retour du docteur Martini. Il est déjà tard, le vieil homme est fatigué. Arnault choisit de prendre congé, et le soir, il se plaît à imaginer son installation prochaine et dîne en vitesse, à peine a-t-il conscience de ce qu’il avale. L’atmosphère de la chambre d’internat est lourde. Il enclenche son petit magnétophone pour se délecter des airs de Luis Mariano, le chanteur préféré de sa maman. Il garde toujours dans ses affaires, une photo de ses parents lors de leur mariage. Le visage d’Orthense n’a jamais cessé d’habiter sa mémoire. Des cheveux somptueux ondulant jusqu’aux épaules, très peu maquillée, un teint de porcelaine, des yeux toujours aussi pétillants de beauté et de malice, superbement mise en valeur dans sa splendide robe de mariée. Jean-Louis est vêtu d’un costume bleu nuit que lui avait confectionné, sur mesures, un ami couturier. Tous deux rayonnent de mille éclats. Les images de son enfance défilent devant ses yeux alors que les peintures de Klaus continuent d’attiser sa curiosité.
Repenser à ces moments passés à Cassis l’apaise. La propriété accueillait la petite famille pour les vacances d’été. Les oncles, tantes, cousins, amis proches les rejoignaient à cette occasion. Arnault aime à se souvenir du bonheur qu’ils éprouvaient lorsqu’ils se baignaient dans les calanques avant qu’elles ne deviennent un cimetière marin. Émilie revient dans cette crique chaque année pour se recueillir, mais Arnault refuse d’y retourner. Repenser à ce lieu est une souffrance récurrente comme le retour d’un mal boomerang.
Le site des calanques était un lieu cher à leur mère qui y avait vécu toute son enfance en compagnie de son frère aîné, Michel. Arnault garde de sa mère le souvenir d’une femme blessée physiquement, mais plus encore, abîmée dans son âme, sauf lorsqu’elle était ici où elle lui apparaissait toujours enjouée, drôle, incroyablement vivante. Malgré ses attentions répétées, Arnault ne l’avait jamais entendu dire qu’elle l’aimait. Cependant, il pensait qu’il était probable qu’il le soit, car il y avait les vacances à Cassis, et dans ces moments, Orthense était plus proche et plus chaleureuse. D’ailleurs, il se demande parfois si ce sentiment de lui être étranger, il ne se l’est pas inventé.
Aujourd’hui, ses parents auraient dû fêter leurs noces de cuivre, trente-deux années d’union. Ils s’étaient mariés en plein mois d’août dans la petite église du village provençal. Arnault se souvient de la célébration de leur vingtième anniversaire de mariage pour laquelle toute la famille avait été réunie, et de la surprise qu’ils avaient faite à son père, à son retour d’une partie de pêche avec oncle Michel. Arnault avait aidé sa maman à confectionner et à disposer les délices sucrés.
Lorsqu’il pénétra dans le salon, Jean-Louis constata que la petite table de la salle à manger était recouverte de la nappe des grands jours, elle-même largement enfouie sous une succession de plats dont le fond était dissimulé en grande partie par une multitude de desserts tous aussi appétissants les uns que les autres. Le principe des poupées russes appliqué à celui de la pâtisserie. Il se retourna vers son épouse, et le plus affectueusement possible, lui dit :
— Avec toi, je vais de surprise en surprise, surtout aujourd’hui, et c’est un compliment. Tu as mis des navettes, des croquants aux pignons, des calissons, et là, au centre, il me semble apercevoir une fougasse à l’anis. Tout ce que j’aime. Manque plus que les paquets, et c’est Noël en été !
Orthense s’approcha, posa tendrement ses bras autour des épaules de son fils, offrant ainsi à son enfant le plus beau des colliers dont il puisse rêver et ajouta :
— Arnault m’a bien aidée, tu sais.
— Mais là, à droite, près des navettes, qu’est-ce que c’est ? interrogea Jean-Louis.
— Je voulais faire un gâteau aux amandes, mais maman n’avait plus de farine et d’œufs, répondit Arnault. Il y avait déjà quelques figues mûres sur l’arbre. Je suis allé les cueillir. Alors, j’ai mis des amandes dans les figues, et voilà !
— Voilà une nouvelle friandise bien appétissante.
Orthense surenchérit :
— Et qui fera le délice de tous aujourd’hui. Mais n’anticipons pas, en attendant, à table !
Le repas se déroula dans la joie et la bonne humeur. Arnault s’était assis près d’oncle Michel. Ils ne parlèrent que de pêche et des nouveaux filets révolutionnaires réputés solides et inusables. Du côté paternel, Oncle François et tante Maryse voulurent absolument organiser le banquet. Ils posèrent une seule et unique condition : qu’il s’agisse de plats venant de leur région, c’est-à-dire des plats niçois avec quatre belles pissaladières accompagnées d’une salade, des beignets de fleurs de courgette et d’une daube niçoise, c’est-à-dire, précisa oncle François, « une daube comme tout le monde en fait, mais avec des cèpes en plus », des raviolis faits maison. Les parents maternels, provençaux de souche, face à un repas de fête dépourvu de charcuteries et de poissons, trouvèrent ce type de nourriture hautement exotique. En tout cas, ils se régalèrent puisque Henri reprit deux fois de la daube et Raymonde demanda une autre ration de raviolis. Les autres invités les imitèrent et virent leurs assiettes remplies à en déborder.
On n’y manqua de rien, aussi bien en victuailles qu’en boissons de toutes sortes. Durant le repas, les discussions allaient bon train, et entre deux bouchées, chacun raconta sa petite anecdote personnelle avec parfois un sens de l’exagération et de la dramatisation. Marseille n’est qu’à quelques encablures de Cassis ! Arnault était assis en face de ses parents et il avait remarqué qu’Orthense et Jean-Louis complices, s’envoyaient parfois de petites œillades. Le monde leur appartenait. Puis ce fut un plateau de fromages suivi d’une tourte de blettes que Maryse avait confectionnée. Elle y avait ajouté une belle carte imprimée à Nice par un ami papetier de l’oncle François : sur un fond de mer se détachait une barque d’un pêcheur provençal avec, en arrière-plan, une calanque vers laquelle la frêle embarcation semblait se diriger. Un bonheur pour les yeux ! Il y était écrit : « À nos chers amoureux ».
Au dessert, alors que les coupes de champagne s’entrechoquaient allègrement, Jean-Louis se leva, sortit de sa poche une petite boîte recouverte d’un tendre cuir couleur beige clair et la tendit à Orthense qui en souleva le couvercle et aperçut une magnifique médaille au dos de laquelle étaient gravés ces simples mots : « Pour la vie ».
— Cette médaille ne me quittera jamais. Je la mets tout de suite autour du cou. Je ne l’enlèverai plus jamais. Je te le promets.
En écoutant cela, Jean-Louis était loin de se douter que cette phrase n’allait pas tarder à prendre la valeur d’une prophétie. En effet, d’ici peu, cette médaille lui servira d’un bien lugubre passeport qui la suivra jusqu’à son ultime sommeil, pour l’éternité. De nouveau, il serra sa femme contre lui, et de nouveau, il l’embrassa, toujours discrètement, sur la joue.
La chaleur estivale frappait sans aucune pitié. Il faisait chaud, très chaud à l’heure de la sieste, ce moment fatidique où chaque méridional qui se respecte se doit de se donner un peu de repos afin de vaincre les fatigues du matin et pour mieux affronter les efforts de la fin de journée. Les festivités reprirent de plus belle en soirée, à la fraîche. Les amis, voisins, vinrent participer aux agapes. Henri avait ouvert une énorme bonbonne de rosé qui fait la renommée du Var, une de ces grosses et vieilles bonbonnes, entièrement en verre épais de couleur verdâtre au ventre bien arrondi à la fois protégé et emprisonné par un épais raphia tissé en petites mailles. Le vin coula à flots afin de galvaniser les joueurs de pétanques. Parfois, les invités se mettaient à rire d’une mauvaise blague, d’un rire franc et fort. Certains riaient à en pleurer, à en avoir le souffle coupé. Ils n’étaient pas saouls, bien sûr que non, mais Arnault réalisa pleinement que ce doux liquide n’était pas sans effets secondaires désagréables. Des éclats aussi théâtraux que réjouissants.
Ce verre de l’amitié terminé, les convives s’orientèrent vers un immense aménagement dressé dans le jardin, une table en U, sur laquelle allait être servi un aïoli que Raymonde avait préparé tout spécialement. Puis les choses sérieuses purent commencer, le tournoi de belote sous la tonnelle. Dès la nuit tombée, on alluma les lampions. Le grand-père entonna la cansoun de la Coupo santo, la chanson de la Coupe sainte, qui bien qu’étant l’hymne du Félibrige, est devenue le chant de référence de La Provence. Puis les accords subtils de la guitare de François, qui avait de faux airs de bel hidalgo, et la voix langoureuse de Maryse offrirent l’aubade aux deux amoureux et autres danseurs, aussi gracieux qu’appliqués. Tous deux chantaient du Charles Trenet, qu’ils respectaient au plus haut point, de l’Édith Piaf, à laquelle Maryse vouait une véritable vénération. Orthense demanda des airs de Luis Mariano. Elle adorait écouter le maître incontesté de l’opérette dont la passion qu’elle lui portait avait pour conséquence de titiller un brin de jalousie émanant de son époux. Le tout jusqu’à tard dans la nuit.
À Londres, les secondes duraient une éternité, ici les journées ne dépassaient guère la durée d’un banal feu de paille et comme à chaque fois, les quelques semaines qui suivirent passèrent très rapidement, trop rapidement. Le moment était venu de se séparer. Le temps de l’au revoir s’éternisait et la famille Tessier repartait pour une contrée lointaine, un territoire où le thym, la farigoule et la lavande sont inconnus, une région où il fait froid l’hiver et pas forcément chaud l’été, un endroit où les habitants ne savent pas ce qu’est la bouillabaisse, un pays où la mer est tellement peu sûre d’elle qu’elle a tendance à se retirer pour mieux revenir. Faire ses bagages et retourner dans l’humidité, la pluie incessante et l’épais brouillard londonien. Orthense et Arnault en avaient les larmes aux yeux.
Écouter cette cassette de Luis Mariano est une façon de faire revivre sa mère. Avec son casque sur les oreilles, il n’est plus seul. Subitement, Orthense est à ses côtés. Radieuse, elle écoute aussi tandis que, immanquablement, son père, du moins dans son imagination, persiste à bougonner tout en s’étonnant que ce basque chantant ait pu réussir à conquérir tant de cœurs féminins. 

CHAPITRE III
Une figure acrobatique
Cet été 1984 devait se dérouler comme tous les autres étés, mais en ce jour du 10 août, une tragédie allait assombrir la clarté de tous les matins du jeune Arnault, et ce, pendant de longues années.
Dès le lendemain de leur arrivée en provenance de Londres, la fatigue du voyage étant vite oubliée, oncle Michel devait emmener la joyeuse tribu sur son pointu vers le site que sa sœur affectionnait plus que tout : La calanque du pêcheur. Au fil des ans, c’était devenu une sorte de rituel, un scénario bien rodé. Orthense racontait inlassablement les moments passés avec son père, pêcheur de métier, et son frère dans cet endroit. Il les emmenait pour chercher les oursins ou bien pour faire des concours de plongeons, histoires qu’Arnault et Émilie aimaient entendre encore et encore, tant leur évocation remplissait leur mère de bonheur.
Tonton Michel avait repris le métier de son père et les enfants devinaient sans peine que le rêve secret de leur mère aurait été de lui succéder également. Un métier d’homme que les conventions lui avaient implicitement interdit. Un rêve inavoué, tellement éloigné de la vie d’ambassade qu’elle menait, qu’il en devenait saugrenu. Michel était un vieux loup de mer solitaire, et il s’était mis dans la tête qu’Arnault lui succéderait.
Oncle et neveu s’entendaient à merveille. Ils avaient l’un pour l’autre une réelle affection, une complicité qu’Arnault ne retrouvait pas avec son père, sauf lorsqu’ils étaient tous deux penchés sur l’atelier à souder des composants électroniques. Deux à trois fois par semaine, ils partaient ensemble, très tôt, en mer. Émilie les suivait parfois, mais n’éprouvait pas de réel engouement pour cette activité. Elle préférait les attendre sur la plage près du port, à l’ombre d’un parasol à la toile inondée de soleil. Il lui apprit la pêche à la palangrotte, comment distinguer un congre d’une murène, et lui indiquait les caches à langoustes, là où il suffisait de lancer une madrague pour en capturer des dizaines. Un jour, Michel fit une confidence au gamin :
— Arnault, si tu savais, le bateau sans toi, c’est un désert flottant. En pleine mer, je me languis que tu reviennes. Et se reprit aussitôt. Bon, assez de sentimentalité et de confidentialité ! J’ai fini de te dire ce que j’avais à te dire. Revenons au sérieux et parlons travail.
Avant de grimper sur la barque, Arnault laissait ses sandales dans une boîte à chaussures à l’abri sur le ponton. Il imitait son oncle, car, comme de nombreux pêcheurs du Midi, Michel marchait pieds nus afin de mieux adhérer aux planches et de vaincre le roulis. Sa voûte plantaire s’était habituée au contact direct avec le sol, qu’il s’agisse de l’âpreté du bois ou de l’irrégularité des galets de la plage. Il travaillait pieds nus, y compris lorsqu’il remaillait les filets, où assis sur un tabouret, le dos appuyé sur un mur, les jambes tendues et écartées, il tendait le filet entre ses deux gros orteils puis, tandis que sa main gauche tenait les fils dilacérés, il réparait avec la droite les dégâts occasionnés.
Michel était ému de présenter son tout nouveau pointu. Une barque flambant neuve, toute en pins d’Alep, à fond plat, bien effilée en avant et en arrière afin qu’elle ait peu de prise sur les vagues. Il fit une proposition à sa sœur :
— Avec ton accord, ce pointu portera le nom de ton fils, « L’Arnault ». Les lettres seront en bleu. Nous les peindrons ensemble, tous les deux. Le curé passera demain et nous pourrons dès lors partir en mer.
— Un prêtre, pour quoi faire ? demanda Jean-Louis, profondément athée.
— Pour une famille de pêcheurs, ne pas faire bénir une barque, c’est un peu comme acheter un voilier sans voile. Je ne dis pas que c’est un sacrilège, mais ça commence à y ressembler.
Et puis quand il partira à la retraite, Michel lui donnera tout, cette barque, les filets et l’emplacement sur le port ainsi que celui des marchés. L’oncle insistait gentiment auprès des parents :
— Ne vous inquiétez pas ! Arnault fera ce qu’il voudra. Quoique « pêcheur » soit un beau et noble métier, je serais fier qu’il suive la lignée familiale, mais nous avons bien le temps d’envisager tout ça. Son métier, c’est lui qui le choisira. Quand il aura grandi, quand vous et moi aurons nos premiers cheveux blancs, alors, il nous précisera ce qu’il veut faire, pêcheur ou autre chose. Et nous accepterons.
Orthense connaissait les infortunes de ce métier et espérait pour son fils un avenir moins hasardeux. Jean-Louis ne voyait pas d’un très bon œil l’avenir de son enfant dans les petites ambitions de travailleurs manuels, et destinait Arnault à faire des études supérieures universitaires. Il manquait un docteur dans la famille, et il fallait qu’un des enfants comble cette lacune. Émilie ne voulait pas en entendre parler, la vue du sang l’horripilait. Lui n’était pas un esprit rebelle. Le choix de s’engager à devenir médecin s’était plié à son exigence. Sa conduite avait été celle de l’obéissance dictée par le respect qu’il lui devait et afin de ne pas le décevoir. À quel moment aurait-il pu ou dû s’opposer ? Était-ce lucidité, courage ou opportunité qui lui avaient manqué ? Une injonction d’autant plus forte depuis la disparition de sa mère.
*
Ce matin funeste, une lumière encore blafarde filtrait à travers les persiennes de la chambre. Émilie avait treize ans et Arnault, quinze ans. Ils attendaient, en silence, les paupières mi-closes. Lorsqu’ils entendirent frapper à la porte de leur chambre, ils sortirent d’un bond de leur lit pour ouvrir à leur mère. La nuit avait été chaude, le carrelage sous leurs pieds semblait tiède. Ils s’habillèrent à la hâte, saisirent leurs affaires de plage.
— Papa ne vient pas avec nous ? demanda Émilie.
— Non, Papa n’a pas dormi de la nuit, cette maudite migraine est revenue comme à chaque début de vacances. Dès qu’il y a du mistral et dès que la pression du travail retombe, elle réapparaît, répondit Orthense.
— Je ne veux pas le laisser seul, je reste avec lui, dit Émilie.
— Comme tu voudras, ma chérie, soupira sa mère. Il n’a plus d’aspirine, ni de paracétamol. Tu iras lui en chercher dès que la pharmacie ouvrira.
Mère et fils s’arrêtèrent dans une boulangerie pour prendre de l’eau, des croissants et des pains au chocolat. Oncle Michel les attendait au port. Le mistral était tombé, et la mer, d’une platitude totale, prenait l’aspect d’une mare géante sur laquelle n’existait aucune ondulation. Le beau et chaud soleil d’août lui donnait des reflets bleus sur lesquels venait s’étendre l’embarcation. Avec ses passagers à bord, le navire prit la direction des calanques et semblait voguer en lévitation sur un horizon paraissant trembloter dans la moiteur d’un soleil déjà brûlant.
Au bout d’une petite vingtaine de minutes, ils accostèrent sur le rivage au lieu-dit « La calanque des pécheurs ». Rien n’aurait pu entamer la volupté d’être là. La joie de pratiquer l’apnée, même si l’eau s’était bien refroidie sous l’effet des bourrasques des jours précédents, était un plaisir qu’Orthense partageait avec ses enfants.
— Je vous laisse quelques minutes. Je vais relever les filets et je reviens, dit oncle Michel.
Le garçon s’équipa de son masque et tuba et se glissa dans l’eau sans un bruit. Il inspectait avec prudence les anfractuosités, espérant y découvrir un poulpe ou un mérou, craignant aussi que ce soit l’antre d’une murène. La falaise drapait déjà de son ombre une grande partie de la calanque. Orthense et Arnault choisissaient de se déplacer vers un coin plus ensoleillé pour terminer leur petit déjeuner. En détaillant les aspérités des immenses blocs de pierre qui les entouraient, Arnault remarqua un passage rocailleux qui menait à une petite corniche. Un panneau de danger avait été jeté à terre dans les broussailles. Il interrogea sa mère :
— Tu crois que des fous se sont risqués à plonger de là-haut ?
— Où ça ? Arnault pointa l’endroit du doigt. Je sais qu’avec mon père, nous venions plonger ici. Mais je ne me rappelle plus d’où exactement. Il faudra demander à tonton dès son retour.
Orthense inspecta l’ensemble de la falaise qui surplombait la calanque et ajouta :
— En même temps, je ne vois pas d’autre départ possible. J’ai envie d’aller voir. Peut-être que de là-haut, la mémoire me reviendra.
La mère s’engagea sur le chemin d’accès. Sa silhouette se détachait du ciel bleu à contre-jour, souple, gracile. Elle arriva au point culminant. Quelque chose alerta le garçon. Le salut presque militaire qu’elle lui adressa ? Son corps trop tendu ? Arnault l’ignorait, mais il se souviendra d’elle au bord d’un précipice. Elle annonça à son fils la figure qu’elle allait réaliser. Cet appel le fit frissonner. Arnault l’implora de revenir. En équilibre sur cette pointe de rocher, la force et la vulnérabilité de cette femme se faisaient face. Elle lui fit un petit geste de la main. Un salut qui n’était pas un au revoir. Ce fut un adieu.
Elle écarta les bras, plia les genoux, s’élança. L’audace, la grâce qui l’animait sidéra le garçon. Ne l’avait-il jamais vu aussi libre ?
Une première vrille absolument parfaite l’avait remplie d’admiration. Elle en amorça une seconde, mais l’aisance n’était plus la même. Ses bras, ses jambes s’étaient disjoints. Tout était allé si vite. Elle devint le jouet d’un mouvement brutal et désordonné, son corps se confondait avec la danse d’un pantin désarticulé. Le plongeon ne fut plus qu’une chute terrifiante. En franchissant la surface de l’eau, un claquement sec retentit. Le tourbillon dans lequel elle disparut généra une vague qui vint fouetter les mollets d’Arnault. Les feuilles rubanées de posidonies qui s’étaient collées à ses pieds furent reprises par la mer. Il se leva et attendit la remontée, en vain. Un des promeneurs se précipita et plongea. La recherche dura de longues minutes. Arnault respirait à peine. Il aperçut la barque au loin surplombée par quelques mouettes venues là pour picorer quelques poissons égarés. Après avoir placé ses mains en porte-voix, il cria à pleins poumons, de façon puissante et très distincte :
— Tonton, à l’aide ! Vite ! Maman ne va pas bien.
Oncle Michel actionna le levier des moteurs pour les pousser au maximum et appela les secours avec sa radio de bord.
Le sauveteur remonta en maintenant hors de l’eau la tête d’un corps inerte. Tous pratiquèrent les gestes de réanimation pendant de longues minutes. Arnault suppliait sa mère de vivre. En vain.
Debout devant le corps, Arnault demeurait immobile, pétrifié, sentant bouillir en lui une rage sourde dont la violence déchirait les images du drame en de multiples brisures. Brisures qui iront se nicher tout au fond de son cœur.  
CHAPITRE IV
De précieux témoins
Chaque jour, Laure se rend au domicile de Klaus. Lorsque son emploi du temps le lui permet, l’infirmière aime commencer sa tournée dans cette maison entourée de son écrin de verdure si apaisant. Elle sait aussi que le dimanche, avant de se rendre à la messe, Klaus lui prépare un délicieux petit déjeuner, place les bols ainsi que le café, le lait, les croissants, les pains au chocolat, le sucrier et les petites cuillères sur un plateau afin qu’ils le prennent ensemble sur la terrasse. Ce matin-là, la jeune femme s’étonne de ne pas voir la voiture d’Arnault. Le vieil homme lui apprend qu’il est parti en mission avec une antenne médicale qui se déplace dans les villages isolés en amont du fleuve.
— Combien de temps va-t-il encore rester à Saint-Laurent ? demande la jeune femme.
— Jusqu’au retour de mon cardiologue. Il fait son service militaire à l’hôpital de Cayenne, mais il a été détaché quelques semaines pour venir ici jusqu’à la fin de la convalescence du Dr Martini.
Comme Klaus demeure un moment silencieux, Laure poursuit :
— Tu t’inquiètes pour lui ?
— Tu sais, il est fasciné par mes peintures qui ne sont évidemment pas des toiles de maître, alors, il m’a raconté la disparition tragique de sa mère au cours d’un plongeon périlleux.
— Il s’est senti proche de toi et a éprouvé le besoin de se confier. C’est plutôt bon signe de pouvoir parler de ses blessures. Non ? poursuit l’infirmière.
— Ce garçon est persuadé d’avoir vu la vague que je peins, à l’intérieur de mon cœur lorsqu’il m’a fait cette échographie. Mais le plus surprenant est que ce qu’il a observé chez moi, il l’a vu dans son propre cœur.
Ils grimacent en même temps.
— Là, il faut que tu m’expliques, reprend Laure.
— Lorsqu’il a aperçu la vague dans son cœur, il pensait qu’il était victime de son imagination, mais lorsqu’il l’a vue dans le mien, il en a été bouleversé. C’est un médecin consciencieux et le plus souvent rationnel, mais il est jeune, inexpérimenté. J’ai envie de l’aider, mais je ne sais pas comment, se désole Klaus.
Laure reprend dans un soupir.
— Si je comprends bien, vous avez été tous les deux témoins de la disparition de vos proches au cours d’un accident de noyade, et depuis un tourbillon se serait fiché à l’intérieur de vos cœurs ? L’infirmière trouve cette idée complètement folle, mais en même temps ce mystère a piqué sa curiosité.
— C’est effectivement ce qu’il soutient, mais je ne suis pas médecin, dit Klaus.
— Et cette vague reste incertaine, n’est-ce pas ?
L’homme acquiesce.
— Il faudrait donc dans un premier temps, lui demander de refaire cette échographie avec des témoins qui pourraient attester de sa présence ?
— Je ne veux pas l’encourager dans cette folie et je ne suis pas cardiologue.
— Klaus, ni toi ni moi ne savons ce qu’il faut voir, mais s’il y a vraiment cette vague sur l’écran, celle que tu as dû peindre une centaine de fois, tu devrais être capable de la reconnaître ! Si tu ne vois rien… C’est qu’elle n’y est pas, réplique-t-elle.
— Il risque d’y avoir une image qu’il interprétera à sa guise et là je serais bien embêté, soupire Klaus.
— Si tu veux l’aider et lever le doute, il n’y a pas d’autres solutions, conclut Laure. Si tu me le permets, je peux contacter Jochem.
— Le Dr Jochem Van Dijk ?
— Oui, il pourrait faire partie de ces précieux témoins s’il acceptait de se joindre à nous.
Laure connaît le drame auquel son ami avait été confronté. Il lui fallait à présent le convaincre de passer une échographie.
*
Arnault revient de mission, éreinté. Il salue Klaus affairé devant les fourneaux. Une savoureuse senteur de lard fumé entremêlée d’herbes aromatiques prend un malin plaisir à s’échapper de la marmite pour s’insinuer dans chaque recoin de la maison. Klaus s’adresse à lui :
— La coutume dit que celui qui goûte l’Awara reviendra un jour en Guyane.
— Je ne suis pas encore parti ! répond Arnault.
— Ce sera prêt pour ce soir, mais si tu as prévu de sortir, je t’en garde.
Arnault est attendri par les attentions du vieil homme et il voit mal comment il pourrait refuser une telle invitation.
— J’avais prévu de passer la soirée avec d’autres confrères, mais je vais les appeler pour leur dire que je suis trop fatigué.
— Alors, passe vers sept heures. On dînera tôt, j’appelle Laure si tu le veux bien pour lui demander de nous rejoindre, et si cela ne te dérange pas, elle sera accompagnée d’un médecin dont tu as sans doute entendu parler. Ils ont quelque chose à te proposer.
— Tu lui as raconté ? remarque, étonné, Arnault.
— Pourquoi, il ne fallait pas ? C’est une infirmière de confiance. J’ai pensé qu’elle pourrait t’aider, répond le vieil homme.
*
L’air est chaud et moite, mais les pales du ventilateur rafraîchissent les deux hommes qui attendent Laure et Jochem en dégustant un whisky écossais de grand cru.
— Je n’ouvre cette bouteille que pour les invités de marque.
— Ton hospitalité est réconfortante. Comment as-tu découvert cet endroit aussi sauvage que magnifique ?
— Lorsque je travaillais à Kourou, j’ai visité tous les coins de la Guyane, et ici, j’y ai tout de suite senti une forme d’apaisement.
— Klaus, je ne sais comment te le dire, mais…
— Parle librement, dit Klaus.
— Eh bien, tu sais d’où vient ma vague, je te l’ai raconté, mais en ce qui te concerne…
Klaus se fige. Arnault s’interrompt et ressent alors un profond malaise. Le visage de Klaus s’assombrit.
— Pardon, Klaus, je suis désolé de t’avoir fait de la peine…
— … Non, Arnault, effectivement tu dois savoir, même si cela m’est difficile d’en parler. Les médecins que j’ai pu consulter tout au long de ma vie n’ont jamais su de quoi je souffrais, et le seul qui a perçu la vague avant toi n’a jamais rien pu faire pour m’en délivrer.
— Qui est ce médecin ?
— Celui qui m’avait ausculté au lendemain de la catastrophe.
— Tu sais s’il est encore de ce monde ?
— Les premières années de mon installation à Kourou, je retournais dès que je le pouvais revoir Marius et André, près de Fréjus là où j’avais vécu pendant une dizaine d’années. J’en profitais pour consulter le Dr Levaut, qui s’y était installé. Puis, trop âgé, je n’y suis plus retourné, mais nous avons entretenu des correspondances régulières pendant de longues années. Il cherchait à faire reconnaître notre atteinte apparemment trop particulière. Un jour, j’ai reçu une lettre de son épouse qui m’indiquait qu’il était au plus mal et qu’il avait cédé précipitamment son cabinet. Ils ont déménagé pour reprendre un petit hôtel à Sète, près du port d’après ce que je sais. Il ne voulait plus entendre parler de cette histoire. J’en ai conclu qu’il ne fallait plus l’importuner.
— Cette histoire, c’est-à-dire ?
— Il est comme nous, atteint. Je suppose qu’elle a eu raison de lui. Vois-tu, si je suis dans cet état, c’est à cause d’un mal dont nous ignorons tout. Un mal qui n’a cessé de se développer au fil des années.
Klaus ferme les yeux et reprend :
— Je suis resté sur les lieux du drame tant que j’ai pu, pendant quatre années supplémentaires puis comme lui, je suis parti, le plus loin que je pouvais. La Guyane était la seule opportunité que j’avais trouvée. Un homme à la dérive dans un coin perdu, pensant qu’il fallait couper avec ce passé qui torturait mon corps et mes pensées.
— Tu es quand même très isolé ici.
— Pas tant que ça, je participe à tous les offices de l’église et j’aide bénévolement la communauté en donnant des petits coups de main. Cela m’occupe l’esprit, mais elle ne me lâche pas, je dors très peu, réveillé par la vague de cette nuit d’apocalypse.
— Apocalypse ? dit précautionneusement Arnault, attentif aux moindres variations d’expressions de Klaus.
Après avoir pris une ample respiration, Klaus détaille son parcours de soldat allemand, son arrivée dans la France d’après-guerre et la terrible rupture.

CHAPITRE V
La rupture
1944-1951. Avant de venir s’installer en Guyane, Klaus traversait une longue période où il se remettait constamment en question, et plus il réfléchissait à ce qu’avait été sa vie, plus il se détestait. Il était un jeune soldat de la Wehrmacht. La reddition de mon bataillon eut lieu à Abbeville puis il fut interné dans un camp de la Croix-Rouge. Il se souvenait de l’humiliation et du travail forcé qui lui avaient été imposés pour la reconstruction, puis de son retour en Allemagne avec la disparition de ses parents, son père tué dans les combats et sa mère gravement brûlée par les bombardements des alliés.
Dans ce marasme était apparue une petite lueur, celle d’André, un soldat FFI rencontré lorsque Mayence fut occupée par les troupes françaises et avec lequel il avait pu fraterniser. Quelques années plus tard, c’est ce dernier qui a insisté pour que Klaus le rejoigne dans le sud de la France. Il savait que son ami souffrait dans cette Allemagne d’après-guerre. Il lui avait trouvé un boulot et pas des moindres : la construction du barrage de Malpasset. Pendant la guerre, le soldat avait été affecté dans le génie militaire, et il avait acquis une bonne expérience dans la construction d’ouvrages en béton, notamment de blockhaus qui jalonnaient le mur de l’Atlantique.

  1. Les contremaîtres étaient tous réunis dans le baraquement du chantier qui servait de bureau d’étude. L’ingénieur en chef savait que le chantier dans lequel s’engageaient ses hommes était rude et dangereux. Il commença par souligner l’importance de cette retenue d’eau pour cette région particulièrement aride du sud de la France, et présenta ensuite les différentes phases de la construction en distribuant les responsabilités. Dans cet espace restreint, tous les hommes étaient attentifs. Devant un tel projet, chacun savait combien les retours d’expériences de chacun étaient primordiaux. Klaus intervenait à plusieurs reprises pour modifier l’organisation proposée, et ses remarques étaient écoutées avec intérêt. L’Allemand s’appliquait à formuler ses idées le plus brièvement possible afin de ne pas faire entendre son accent de façon ostentatoire. Une précaution inutile. Son nom, Bayer, son prénom, et sa taille nettement supérieure à celle des autres hommes, avaient déjà attiré les réflexions circonspectes.
    La réunion se terminait et des groupes se formaient. Les discussions continuaient entre les hommes et Klaus observait. Cette vision le ramenait six années plus tôt dans le camp de prisonniers allemands où il fut enfermé pendant deux mois. Klaus voulait expliquer sa trajectoire, le chemin qu’il s’était frayé au sein de la guerre, les raisons qui l’avaient conduit ici. Il savait que c’était impossible. Chacun s’était forgé une idée de l’histoire qui était sienne et ne voulait pas la remettre en cause.
    1952-1954. Après de longues semaines de réunions préparatoires, les travaux débutèrent. Klaus s’investissait corps et âme. Il accueillait la noria de camions dès le lever du jour, et il n’était pas rare qu’il soit le dernier à quitter le lieu. Il restait à l’affût de la moindre imperfection et de la consistance appropriée du béton déversé. L’imposante paroi était coulée semaine après semaine, mètre cube par mètre cube et commençait à s’ériger peu à peu dans la vallée. Centré sur son travail, Klaus ne s’autorisait que très peu de réflexions ou de distractions. Il n’était toujours pas prêt à affronter les émotions qu’il pouvait ressentir et redoutait plus que tout un effondrement intérieur. Chaque jour continuait de l’enfermer davantage dans un combat tacite pour l’éloigner du gouffre.
  2. Depuis maintenant une année, le barrage était achevé, mais ne fut en pleine capacité que quatre années plus tard, tant la rivière qui l’alimentait avait un débit inconstant. Toute l’équipe qui avait participé à l’édification était engagée sur un autre chantier à seulement trois kilomètres du lac, celui d’une autoroute.
  3. C’est le jour de la cérémonie d’inauguration en grande pompe. Klaus savait qu’aucune ombre ne pouvait entacher la joie de cette journée. Il savait que l’hymne national allait bientôt résonner dans cette vallée tout en haut de ce bel ouvrage. Les aiguilles du réveil en cuivre, en apparence immobiles, annonçaient l’aurore prochaine.
    « Notre jour de gloire est arrivé ! » chantonnait-il fièrement en relâchant le petit rideau brodé de la lucarne, unique source de lumière de sa chambre. Il entrouvrit la fenêtre. L’horizon s’était éclairci et il avait plu la veille. La terre exhalait cette senteur si particulière des jours humides qui surviennent après une période sèche. L’air frais pénétrait tous les recoins de la pièce et contrastait avec les effluves des bigaradiers en fleurs. Ce parfum le ramenait un bref instant au jour où il était entré pour la première fois dans cette maison et où les parents de sa future épouse lui avaient offert un verre de vin d’oranges amères.
    Avec l’aide d’un blaireau, il se passa la crème à raser sur le visage, prit le couteau dans sa main droite. Il fut méticuleux dans son rasage, l’aspect devait être parfait sans la moindre estafilade sur un visage tanné par un soleil omniprésent. Son épouse avait réveillé les deux petites pour les confier à ses parents. Le bleu du ciel naissant donnait au lac sa couleur émeraude qui forçait l’admiration des visiteurs.
    Plus qu’une consécration de son travail, une renaissance depuis qu’il avait pris conscience de la lourde responsabilité allemande dans le chaos de la Seconde Guerre mondiale. Ses mains d’allemand, son cerveau d’allemand avaient désormais œuvré à construire pour un pays que son peuple avait détruit des années plus tôt. Klaus sentait s’ouvrir en lui une ère nouvelle.
    Le père rentrait du chantier de l’autoroute en début de soirée et couchait ses enfants en leur racontant des contes provençaux et de Prusse orientale que lui racontait sa grand-mère. Lorsque les nuits étaient éclairées par la lune, il empruntait le sentier qui montait sur un sommet avoisinant pour contempler la vallée en train de se remplir. Le dimanche après-midi, il le prenait en famille. Parfois, Marius, le petit frère de son épouse, les accompagnait. Ils en profitaient pour saluer le gardien. Lors de cette longue phase de mise en eau, le contremaître était toujours à l’affût d’un défaut potentiel.
  4. Un soir de février, celui-ci lui confia :
    — Vous savez, les explosions de dynamite du chantier de l’autoroute, on les ressent jusqu’ici.
    Klaus conseilla de rapporter par écrits ses constatations à l’entreprise chargée de la surveillance de l’ouvrage, mais il savait de quelle qualité était son béton. Les épaisseurs de sept mètres à la base et deux mètres au sommet pour une longueur de quarante mètres étaient considérables et suffisantes pour contenir l’énorme pression et résister aux secousses des explosions. Pourtant, l’inquiétude du gardien l’avait gagné. Il s’interrogeait. Faudrait-il enregistrer les vibrations perçues sur le barrage lorsque survenaient les explosions déclenchées pour la construction de l’autoroute ? Quels pouvaient être les liens entre les sites soumis aux explosifs et les parois rocheuses sur lesquelles s’appuyait la voûte ? Il aurait fallu pouvoir interroger les géologues. Mais un contremaître n’entrait pas si facilement en contact avec des experts qualifiés de ce type. Sans doute lui aurait-on fait comprendre que les questions qu’il se posait dépassaient sa prérogative. Il n’avait pas d’argument qui aurait pu justifier une telle démarche.
    À regret, il se résolut à penser qu’il était plus raisonnable de laisser la responsabilité de la surveillance du barrage à ceux qui en avaient les compétences reconnues. Le rapport avait certainement été transmis aux concepteurs de l’ouvrage. Mais Klaus aurait voulu s’en assurer. L’opposition entre une soumission obéissante et sa conscience réveilla ses anciennes plaies.
  5. En cette fin d’année, il plut en abondance. Des précipitations inhabituelles firent brusquement monter le niveau d’eau du barrage de quatre mètres, soit des millions de tonnes d’eau supplémentaires accumulées en seulement deux jours. Le chantier de l’autoroute avait dû être arrêté tant les conditions météorologiques étaient exécrables. Le réservoir était à pleine capacité, et on hésita à ouvrir les vannes de délestage pour évacuer le trop-plein. Les travaux en contrebas risquaient d’être endommagés par le flot puissant ainsi déversé.
    Ce soir-là, la pluie cessa, il coucha les enfants, et il partit sur le sentier de la vallée avec ses trois chiens. Eux aussi n’en pouvaient plus de rester dans leur prison. Il s’aperçut qu’il en manquait un à l’appel et cria désespérément son nom « Hoover, Hoover ». Puis il finit par renoncer, il savait qu’il serait revenu le lendemain matin. Il grimpa à son petit observatoire comme à son habitude, s’assit sur un tronc et alluma une gitane.
    Dans cette quiétude absolue, brusquement, un bruit sourd déchira le silence nocturne tel le hurlement d’une bête. Klaus leva la tête et vit une gerbe d’écume s’élever au-dessus des collines. Un nuage de brume grossissait tel un ogre dévorant les montagnes. Il comprit instantanément. Il n’eut pas le temps de se lever que déjà une vague démesurée déferlait dans la vallée. Les baraques des ouvriers n’étaient plus que des fétus de paille. Malgré ses efforts pour monter et s’échapper, il fut rattrapé par la terrible masse d’eau et fut pris dans une sorte d’immense lessiveuse. Il perdit rapidement connaissance.
    Le colosse rescapé des eaux se réveilla au petit matin, les vêtements déchiquetés, un incroyable miraculé. Un groupe de militaires le retrouva hagard suspendu à un arbre. Dès qu’il fut décroché et qu’il reprit connaissance, il fit soudain le lien entre le spectacle de désolation qui s’offrait à sa vue et ses derniers souvenirs. Claudine ! Martine ! Éliane ! Sa poitrine explosait. Les secouristes le forcèrent non sans peine à boire et à manger quelque chose. Il ne s’exprimait qu’en allemand et les cris des prénoms qu’il ne cessait de répéter ne laissaient aucun doute sur le tourment qui s’était emparé de cet homme. L’un d’eux décida de l’accompagner. La ferme était située à l’endroit où la vague avait atteint son apogée. La bâtisse avait entièrement disparu. Seul le relief environnant lui permit d’associer ce champ de pierres et de boue à la ferme Jaume. De ses chiens bergers, seul Hoover avait survécu. Son propriétaire le retrouva aussi perdu et désespéré que lui. Comme à son habitude, Hoover s’était enfui pour prendre en chasse un sanglier dans la forêt en amont du barrage. Aussi blessés et épuisés l’un que l’autre, au milieu de cette longue langue de boue, ils cherchaient, l’un armé d’une pelle, l’autre grattant et reniflant. Lorsque le chien se figeait, son maître creusait.
    Marius avait passé la soirée au cinéma en ville, heureusement épargnée. Avec Klaus, ils furent les seuls survivants de la ferme. Ils déposèrent les corps dans le cimetière communal lors de la cérémonie d’hommage national.
    À la fin de la cérémonie, Klaus fut pris d’un malaise. Marius l’amena à l’hôpital militaire le plus proche. Un jeune aspirant l’ausculta longuement.
    Il finit par dire à demi-voix :
    — Un roulement de vague, j’entends encore ce roulement de vague, mon capitaine.
    Le médecin militaire fut intrigué par la description sonore de ce jeune étudiant en médecine et appliqua à son tour le stéthoscope sur le thorax de Klaus.
    — Je n’entends rien d’anormal chez ce patient non plus, dit-il. Décidément, Levaut, cela fait le quatrième patient que vous auscultez avec un improbable bruit de vague. Et puis d’abord, si vous entendez quelque chose, cela s’appelle un souffle en terme médical. Mais je n’entends rien de tout cela ou alors peut-être que je deviens sourd. Il ajouta, en s’éclaircissant la gorge.
    — Nous avons tous besoin de repos.
    *
    Des jours, des semaines durant, une colonne de camions déchargea de la terre arable sur la plaine pour remplacer celle qui avait été emportée lors de la rupture du barrage. La plupart des paysans ignoraient d’où provenait cette terre, mais ce don conduisait peu à peu les survivants à se détacher du passé pour se tourner vers l’avenir.
    Marius se raccrochait avec force au projet de la réhabilitation de la ferme de ses parents. Klaus prenait en charge la reconstruction de la bâtisse et des annexes. André, dont l’exploitation était située dans la vallée adjacente, leur rendait souvent visite. Les hommes échangeaient régulièrement sur les décisions qu’il convenait de prendre chaque jour. Le temps fit son œuvre.
  6. Marius parvint à rendre sa parcelle à nouveau prospère. La fierté qu’éprouvait Klaus face à la réussite de son neveu le remplissait de joie. Mais le souvenir de Claudine et de ses deux fillettes ne cessait pour autant de le tourmenter. Il lui arrivait de rechercher dans l’alcool la chaleur de celles qu’il avait aimées. La plaine dévastée avait laissé place à un paysage agricole bucolique. Pour Klaus, chaque élément de ce décor était un rappel de sa participation à la construction du barrage meurtrier. Sa vie semblait prisonnière d’une spirale malfaisante. Il pensait y mettre volontiers fin en provoquant sa propre mort, mais il ne voulait pas porter un coup injuste à Marius.
    Le contremaître installait des claies pour faire sécher les figues qui devaient être bientôt récoltées. Aucun souffle ne venait atténuer la touffeur de l’été. Un poste de radio placé sur le rebord d’un muret transmettait un reportage sur la Guyane. En 1962, le gouvernement français avait perdu son site expérimental de lancement de fusée dans le désert algérien, et il préparait à la hâte la construction d’une nouvelle base spatiale à Kourou qui connaissait un développement sans précédent, créant une forte demande en main-d’œuvre.
    Klaus déambula entre les jeunes pousses déjà chargées de fruits. Il serra une poignée de terre dans sa main. Que cherchait-il à travers ce contact ? Peut-être voulait-il trouver assez de courage pour annoncer à André et Marius qu’il venait de décider de tenter sa chance sur un autre continent ? 
    CHAPITRE VI
    Trompe la mort
    Arnault prend le temps d’admirer la pleine lune qui diffuse sa luminosité sur la canopée et donne au fleuve un aspect de long ruban argenté. Une toile de Klaus inachevée est posée sur un chevalet.
    — Je dois la faire sécher avant de continuer, précise le vieil homme qui a suivi le regard de son hôte.
    — Klaus, je sais ce que cette vague représente pour toi, mais qu’est-ce que cela t’apporte de la peindre si souvent ?
    — J’obéis à une sorte de besoin impérieux. Je pourrais te dire que c’est une manière de la maîtriser, de l’enfermer dans un cadre afin qu’elle ne puisse plus faire de mal à quiconque.
    — Est-ce que cela t’aide à surmonter ta peine ? demande Arnault.
    — Disons que cela m’aide à vivre avec.
    Les épaules de Klaus se sont légèrement affaissées.
    — Dis-moi franchement, tu crois que le rapprochement que je fais entre nos histoires et tes peintures est de la pure imagination ?
    — Je ne me permettrais sûrement pas un jugement aussi lapidaire, répond Klaus qui semble s’extirper d’un songe. Ce que nous avons vécu, nous a tous les deux profondément marqués. Cette évocation de vague dans mes peintures a pu toucher un point de ta sensibilité qui te rend perméable à des interprétations.
    — C’est possible, Klaus. Je suis encore en formation, et les appareils d’échographie ne sont pas tout neufs ici, donc il se peut que cette image ne soit qu’une illusion, un artéfact malencontreux. Il faudrait qu’un médecin qualifié puisse m’aider.
    — Le Dr Martini est censé revenir bientôt, dit Klaus.
    — Il m’a appelé il y a quelques jours, et d’après ce qu’il m’a dit, il a été opéré du genou, on lui a posé une prothèse. Il récupère mal de l’opération et il a encore des séances de rééducation. Je pense qu’il y a une grande probabilité que la durée de mon séjour ici soit augmentée de quelques mois. Dès qu’il sera revenu, je retournerai à Cayenne et mon amie Véronique me fera l’examen avec un appareil plus fiable. Je lui ai parlé de notre découverte.
    — Tu as une consœur à Cayenne ?
    — Oui. Véronique s’y est installée depuis presque une année. C’est une camarade de faculté, cardiologue également. Tu es le bienvenu si tu veux m’accompagner.
    — Je suis trop vieux pour faire le voyage, tu le sais, lui répond Klaus dépité.
    À cet instant, Laure les rejoint, accompagnée de son ami.
    — Bienvenue Jochem, dit Klaus en saluant son hôte.
    Tous deux se rendent régulièrement aux offices de l’église. Les deux hommes ont déjà échangé quelques mots et se connaissent sans plus.
    — Je vous présente le Docteur Van Dijk, médecin généraliste, dit Laure à Arnault.
    Arnault observe cet escogriffe âgé d’une quarantaine d’années. Une silhouette charpentée, tout en muscle avec une barbe finement taillée, et une queue de cheval soigneusement tressée. Un air de prophète biblique, pense Arnault qui reprend :
    — Nous nous sommes entretenus il y a quelques jours au téléphone au sujet d’une de vos patientes, il me semble ?
    — C’est exact, je vous remercie pour vos précieux conseils, j’ai augmenté la dose de diurétiques et elle va beaucoup mieux, répond Jochem.
    Klaus dépose la soupière sur la grande table en bois violet de la terrasse.
    — Je vous sers un peu d’Awara ? demande Klaus qui prie ses invités de s’asseoir autour de la table.
    — Difficile de résister à un tel fumet, dit Laure. Alors, Docteur Tessier, comment s’est passée votre mission ?
    — J’appréhendais l’accueil qui nous serait réservé. Heureusement, nous avions un traducteur, car les chefs de tribus ne parlent pratiquement pas français, mais ils se sont toujours montrés amicaux et coopératifs. Nous avons collecté des échantillons de sang dans le cadre d’une enquête de santé publique afin de déterminer quel est le degré d’intoxication des riverains du Maroni.
    — Mon père était facteur, reprend Jochem. Tous les mercredis, il m’emmenait distribuer le courrier, et j’attendais souvent sur la pirogue. C’est comme cela que j’ai pu me faire des copains dans la tribu Wayana. J’ai appris leur langue, et c’est ainsi que j’ai constaté les ravages de l’orpaillage illégal sur leur santé.
    — Ce qui m’a le plus impressionné, ce sont les connaissances de ce peuple sur leur environnement, ajoute Arnault.
    — La culture amérindienne est passionnante. Je collectionne de nombreux témoignages, objets et documents à ce sujet, j’ai même publié un livre sur leurs traditions. Je vous inviterai volontiers à venir les consulter à la maison si cela vous intéresse. Permettez-moi de revenir au sujet pour lequel je suis venu vous rencontrer. Laure m’a décrit ce que vous avez découvert et cela m’a touché, et intrigué à la fois. Je ne suis pas cardiologue, mais j’ai quelques notions d’échographie. Si je peux vous aider de quelque manière que ce soit ?
    — Si vous pouviez attester que cette vague existe bel et bien, vous me rendriez un fier service, s’enthousiasme Arnault.
    — Pourquoi est-ce que nous ne referions pas cette échographie sur nous trois ? s’exclame spontanément Klaus.
    — Tu accepterais vraiment ? demande Arnault qui se retourne vers Klaus surpris par la proposition Tu ne peux pas savoir le bien que cela me fait, répond le médecin d’une voix manifestement émue. Êtes-vous d’accord pour venir avec nous, Jochem ?
    — Mais bien sûr, je suis là pour ça.
    *
    Il est un peu plus de dix-huit heures et Arnault fait entrer les deux hommes dans la salle d’examen.
    — J’espère que vous n’êtes pas anxieux ? demande Arnault.
    — Plus curieux qu’anxieux, répond Jochem en souriant.
    Arnault s’installe devant la machine. Klaus s’allonge et Jochem s’assied à ses côtés.
    — Le phénomène étant très fugace, je vais vous demander de ne pas quitter l’écran des yeux une seule seconde. Je vais tâcher de prendre une photo, commente Arnault en se préparant à actionner le déclencheur.
    Les minutes s’écoulent. Klaus et Jochem commencent à douter et à s’impatienter. Brusquement, en une fraction de seconde, la vague apparaît suffisamment pour que tous la reconnaissent sans ambiguïté. Sous le coup de l’émotion, Arnault n’a pu prendre de photo. Klaus affiche un visage consterné. Jochem est intrigué. Le médecin français semble absent quelques secondes, puis sent monter en lui une forme d’excitation. Il a pu confirmer sa première observation.
    — Eh bien, dit Jochem, on peut dire qu’elle vous fait de l’effet à tous les deux.
    — Vous l’avez vue comme moi, n’est-ce pas ?
    — Oui, j’ai bien vu quelque chose, mais je ne suis pas spécialiste, ajoute Jochem.
    — J’entends. Mais est-ce que je peux vous demander un autre service ce soir ?
    Jochem redoute fort à cet instant qu’Arnault ne lui demande d’observer l’écran pendant qu’il se pratique une échographie. Une fois sa crainte concrétisée. Jochem est très embarrassé, mais cette histoire le fascine. Au fond de lui, il veut savoir ce qu’il peut lire dans le cœur d’Arnault. Les trois hommes observent à nouveau l’écran avec attention lorsqu’elle apparaît à la vitesse d’une étoile filante dans un ciel d’été. Arnault lâche la sonde qui heurte violemment le sol. Klaus est de nouveau figé.
    Jochem demande alors à passer lui aussi sur la table d’examen, et prie Klaus de se positionner près d’Arnault en cas de nouveau malaise. Quelques secondes plus tard, Arnault et Klaus aperçoivent distinctement cette immense gerbe d’eau qui se déplace le long du ventricule gauche jusqu’à venir s’échouer à son sommet. Jochem, lui, n’a rien distingué.
    — Vous êtes atteint, vous aussi, s’étonne Arnault.
    — Désolé, mais je n’ai pas distingué ce que vous décrivez me concernant.
    Arnault reprend la sonde et insiste nerveusement sur le torse de son confrère. Au bout de quelques minutes, Jochem est excédé par la pression grandissante de la sonde. Il saisit alors fermement la main d’Arnault et la repousse vertement.
    — Ça suffit ! J’arrête cette expérience.
    Il se lève et se saisit de sa chemise.
    — Mais pourquoi faites-vous cela ? Elle va réapparaître, soyez patient.
    — Non, cher confrère, je n’en peux plus, répond Jochem excédé par l’insistance déplacée d’Arnault.
    Il part en claquant la porte.
    *
    En début de soirée, si vous empruntez la rue qui longe le lycée, vous pouvez apercevoir un trampoliniste. Il n’est là que depuis quelques jours. On ne le voit qu’en l’air et il ne semble jamais rebondir sur la toile, car le gymnase est une enceinte de béton que seules de hautes fenêtres éclairent.
    Tout son corps est tendu vers le désir de s’élancer dans une triple vrille. Le full, full, full est une figure extrême qui pousse les limites au-delà du monde des certitudes, en d’autres termes la réception est hasardeuse. Sa dangerosité fait que seuls les sportifs professionnels les plus doués l’exécutent en compétition. Pour un amateur, il faut être sacrément aguerri et presque inconscient pour s’y risquer. Mais loin d’être un fou téméraire, Arnault maîtrise son art.
    La buée sur les vitres atteste qu’il est là depuis déjà un bon moment et que les efforts qu’il produit sont intenses et soutenus. Il bondit en chandelle plusieurs fois afin de prendre son élan. Pendant la phase ascendante, ses yeux sont ouverts, son sourire épanoui. À la descente, cette expression heureuse semble happée par la pesanteur, la fleur qui s’est ouverte se referme, ses yeux sont désormais tournés vers le fond de son être.
    Arnault se rend trois fois par semaine au complexe sportif que le lycée Raymond Tarcy de Saint-Laurent met à disposition pour les associations en dehors des horaires scolaires. Il s’est récemment remis au trampoline, une activité qu’il pratiquait plus jeune avec sa mère.
    L’adolescent était plutôt malingre, pâlichon, ses camarades de classe se moquaient de ses aptitudes sportives. Sa course était instable, il était malhabile, tous les ballons lui filaient entre les mains. Il souffrait en silence de ces sarcasmes et des vexations. De fait, personne ne l’invitait pour jouer et il sentait le rejet. Arnault se refermait de plus en plus, et inspirait de la pitié à ses parents. Sa mère lui proposa de l’initier aux agrès, barres, anneaux, trampolines, en l’entraînant à l’abri des autres élèves pour le préserver des médisances dont il était souvent victime. Orthense avait su détecter de réelles capacités en son fils qui s’exerçait avec agilité, fluidité et sans à-coups. Il s’étoffa, ce qui ajoutait de la puissance à la grâce de ce danseur aérien qui tournoyait à travers les barres asymétriques. Après la tragédie, Arnault avait arrêté toute activité sportive puis, peu à peu, l’envie de s’y remettre s’était imposée à lui.
    Le trampoline dont dispose le lycée n’est pas tout neuf et les ressorts rouillés couinent à chaque réception, néanmoins la toile est souple et soyeuse. Le médecin applique scrupuleusement tous les conseils qui sont prodigués par l’entraîneur. Il enchaîne les sauts, saltos et vrilles dans une remarquable fluidité. Les personnes présentes sont admiratives des acrobaties que réalise cet athlète et tous l’appellent affectueusement le Flying Doctor. Arnault retrouve les sensations qu’il éprouvait lorsqu’enfant, il était pris dans les rouleaux de la Méditerranée lors des vacances familiales.
    Un soir, Klaus passe récupérer Arnault. Ils sont invités. Le vieil homme pénètre dans l’enceinte de béton et observe. Il est stupéfait de l’aisance avec laquelle l’athlète évolue. Cependant, le parfait enchaînement des figures finit par le mettre mal à l’aise comme si Arnault voulait pratiquer le jeu dangereux d’un trompe-la-mort.
    Tous deux se dirigent à présent vers le domicile de Jochem qui les reçoit en compagnie de Laure. Arnault reconnaît une attitude déplacée envers lui, et lui manifeste sa reconnaissance de vouloir l’aider. Jochem accepte ses excuses et une franche poignée de main scelle la réconciliation entre les deux médecins.
    — Le mystère reste donc entier, soupire l’infirmière.
    — Laure m’a confié que vous auriez établi une relation entre ce que vous avez détecté, et l’accident auquel vous avez malheureusement assisté, reprend Jochem.
    — Ce n’est pour l’instant qu’une hypothèse…, répond Arnault qui n’a pas le temps de terminer sa phrase.
    — … et je pense que ce lien existe parce que je suis probablement un exemple supplémentaire de ce que vous avancez.
    — Je m’en doutais ! dit Arnault à moitié surpris. Jochem se tourne vers Klaus et s’adresse à lui.
    — Vous avez sûrement entendu parler de cette tragédie qui avait fait les gros titres de la presse locale à l’époque, il y a presque vingt ans.
    Et Jochem parla. Il parla calmement avec, par intermittence, des pauses qui traduisaient un profond chagrin que, d’ailleurs, il refusait de dissimuler. Chacune de ses paroles faisait revivre ses deux petits camarades. On les imaginait, on les voyait. Oui, ils étaient là, tout proche et pourtant si loin. Klaus et Arnault l’écoutaient sans dire mot. Il raconta par le détail les circonstances du drame dont il fut l’unique rescapé. L’idée folle de construire un sous-marin, le tonneau que Jochem avait trouvé pour cela, et ce jour où tous les trois, ils furent projetés en dehors du tonneau par l’impétuosité du fleuve, emportés dans le courant irrépressible du Maroni. Les vagues les heurtaient méchamment. Il leur arrivait de se rapprocher du rivage, mais certaines vagues, particulièrement déchaînées, semblaient prendre un malin plaisir à les en éloigner aussitôt et à recouvrir leurs frimousses. Jochem se débattait du mieux qu’il pouvait pour agripper ses camarades et tenter de leur tenir la tête hors de l’eau. Antoine ne savait pas nager. Mais c’était peine perdue et proche de la noyade lui aussi, à bout de forces, il dut les lâcher une fois pris dans les rapides. Lui en avait miraculeusement échappé après des semaines passées en réanimation, les poumons irrémédiablement atteints.
    — Ce poids, cette injustice, je l’avais en moi, tel un poignard planté dans le cœur. Pendant des années, je m’en voulais terriblement d’avoir trouvé ce tonneau et de ne pas avoir réussi à les sortir du fleuve. J’étais hanté par l’intrusion d’un féroce passé, une horrible vision.
    — Comment oublier ! lâche Klaus. J’avais participé aux recherches pour retrouver les deux malheureux.
    Tous restent un long moment silencieux. Puis Jochem rompt le silence.
    — Essayons de comprendre votre réalité cardiologique.
    — Une réalité cardiologique, rétorque Arnault sèchement.
    — Je ne suis pas médecin, et j’ai bien vu celle que je peins depuis des années, renchérit Klaus.
    — Qu’avez-vous ressenti lorsque vous l’avez aperçu ? lui demande alors Jochem.
    — Lorsqu’elle a surgi, elle semblait vouloir m’engloutir et me prendre avec elle, déplore Klaus.
    — J’ai cru y voir des visages tantôt avenants parfois terrifiants, ajoute Arnault.
    — Vous convenez donc avec moi que nous n’avons pas vu tout à fait la même chose.
    — Nous en avons une perception différente, certes, mais nous sommes d’accord pour dire qu’elle existe bel et bien. Vous l’avez bien vue, non ? demande Arnault.
    — J’ai cru apercevoir un tourbillon tout au plus, mais avec les yeux de la foi, rétorque Jochem. Quoi qu’il en soit, la science a de grosses difficultés à entendre ce qu’elle ne voit pas, mais qui peut bel et bien exister.
    — Nous l’avons distinctement aperçu dans votre cœur, je vous l’assure, Jochem. Une colère à peine contenue commence à poindre dans le ton qu’emploie Arnault. Nous allons refaire cette échographie et si vous êtes plus attentif, vous la verrez, j’en suis certain.
    — Ce ne sera pas nécessaire, je vous crois, le coupe Jochem.
    — Je sais ce qu’elle me fait, maintenant il faudrait m’en débarrasser, reprend Klaus.
    — Je pense qu’un traitement médical serait tout aussi efficace qu’insuffisant, répond Jochem. Si nous pouvons peut-être la repousser, l’atténuer, aucun médicament ou opération ne pourra la vaincre totalement.
    — En supprimant le phénomène, nous supprimerons de fait ses conséquences. C’est ainsi que la médecine a toujours procédé, dit Arnault d’un ton péremptoire. Klaus a fait deux infarctus et cette vague n’est certainement pas étrangère à cela.
    — Mais admettons que je porte cette vague, expliquez-moi pourquoi je n’en ressens aucun de ses effets ?
    — Comment êtes-vous devenu si indifférent, et surtout, si aveugle ? rétorque Arnault.
    — Vous ne la voyez qu’à travers le prisme de votre échographe, mais ce qui nous touche est certainement plus profond et plus vaste que nous ne le croyons, reprend Jochem. Croyez-moi ou non, mais depuis le jour de l’accident et jusqu’à la classe de terminale, je suis resté totalement mutique, je n’ai pas sorti un seul mot. La violence qui s’était abattue sur moi enserrait ma gorge et vampirisait mon esprit. Mes parents pensaient que cela était lié à l’atteinte de mes poumons qui me provoquait des difficultés pour respirer. Ils ont préféré déménager d’Albina à Saint-Laurent pour que je puisse bénéficier de meilleurs soins et m’ont scolarisé au Lycée Tarcy. Le français n’était pas un obstacle, car ma mère était Française, et elle m’a toujours parlé dans sa langue depuis tout petit. Mon état respiratoire s’améliorait franchement, cependant, mes résultats restaient médiocres. Lors de mon année de terminale, j’ai connu la personne la plus extraordinaire et la plus fascinante que j’ai rencontrée dans toute ma vie. Mme Sénaud a pu me sortir de ce silence angoissant.
    — Je me souviens très bien d’elle. Elle était ma professeure principale. Une femme adorable. Sais-tu ce qu’elle est devenue ? demande Laure qui tente d’apaiser l’atmosphère.
    — Je l’ai perdue de vue lorsque je suis parti étudier la médecine aux Pays-Bas. Quelques mois après mon départ, elle est retournée chez elle sur ses terres bretonnes. Elle a su me transmettre sa passion pour la biologie, et a fait naître en moi ma vocation de devenir médecin.
    — Elle était toujours volontaire pour prendre sous son aile les élèves en difficulté scolaire, se souvient Laure.
    — Plus que cela, c’est elle qui m’a fait prendre conscience de ma maladie, de cette eau boueuse qui avait pénétré mes poumons, mes failles, s’insinuait dans tous les interstices, faisant corps avec mes blessures et exerçant son pouvoir sur mes jugements. Je lui confiais les pages d’un carnet que personne, à part elle, ne pouvait lire. Elle me parlait beaucoup, me rassurait. Ma peur s’atténuait. Mon baccalauréat en poche, je suis parti étudier pendant huit années à Amsterdam dans la famille de mon père. Tout au long de mes études, j’ai cru que la médecine résoudrait tous nos problèmes, mais je pris conscience que la science menait un combat perdu d’avance. Ainsi, lors de ma première installation à Saint-Laurent, je me rapprochais de ce que je connaissais le mieux : mes amis amérindiens.
    Comme Arnault reste muet, les sourcils froncés, Jochem continue :
    — S’il y a des médecins qui vous sauvent, d’autres vous guérissent. Leurs traditions séculaires, leurs rites, leurs pharmacopées et cette spiritualité où chaque arbre, chaque rivière, chaque élément de la nature est susceptible d’avoir une conscience comparable à celle des humains, m’ont apporté le plus grand des réconforts. Lorsque j’ai compris que chaque chose, chaque événement, chaque personne a sa raison d’être, ma vague s’est brisée sur le rocher de la persévérance.
    — Et elle est toujours là, prête à resurgir à la moindre de vos faiblesses. Vous ne m’enlèverez pas de l’esprit qu’un traitement plus radical était possible, répond Arnault.
    *
    Dans la voiture qui les ramène à la maison, l’ambiance est tendue. Une averse tropicale s’abat sur la ville. Elle tombe si dru que les essuie-glaces ont du mal à chasser l’eau qui coule en abondance sur le pare-brise.
    — Je prouverai que nous portons bien cette maladie, et que d’autres en sont également atteints, dit Arnault.
    — Quoi que Jochem en dise, ce ne sont pas les chamanes qui auraient pu déboucher mes coronaires ! La seule vraie foi est dans la science et dans le Christ. Dans ses homélies, notre prêtre considère ces croyances comme une hérésie et lui il persiste ! Mais toi, tu trouveras comment nous guérir, j’en suis persuadé.
    *
    Alors que les deux hommes sont partis, Laure interpelle Jochem :
    — Pourra-t-il guérir un jour ?
    — Le veut-il vraiment ? répond alors le médecin dubitatif.  

CHAPITRE VII
Défiance
Véronique Perret attend impatiemment son ami confrère. Les deux médecins ont noué une solide amitié lorsque Arnault fut son interne alors qu’elle était chef de clinique. Tous les deux ont choisi d’étudier la cardiologie dans leur faculté d’origine à Montpellier. À l’hôpital universitaire de Lapeyronie, Véro a rencontré Florent, assistant de direction. Il souhaitait revenir sur sa terre natale, et reprendre un poste de directeur hospitalier à Cayenne. Ils s’y sont installés depuis presque une année maintenant.
L’absence du docteur Martini a duré plus longtemps que prévu et depuis son arrivée en Guyane, Arnault n’a plus revu Véro depuis plusieurs mois. À présent, sa mission touche à sa fin et il lui reste encore quelques jours pour remplacer sa consœur avant de retourner terminer son cursus dans le service du professeur Morand. Elle compte sur lui afin de partir en croisière dans les Caraïbes pour se fiancer. Le bus arrive enfin.
— Docteur Tessier, je désespérais de te revoir. Alors, triste d’avoir quitté Saint-Laurent ?
— C’était une expérience rude, mais inoubliable que je ne regrette pas. Heureusement, j’étais bien logé et bien entouré. L’accueil était formidable, mais les conditions d’exercice n’étaient pas faciles avec du matériel rudimentaire, alors ce retour à la civilisation n’est pas pour me déplaire finalement.
— Tu me raconteras plus en détail ton séjour un peu plus tard. J’ai prévu que l’on passe une bonne soirée dans l’un des meilleurs restaurants de la ville tous les trois, et demain après-midi, on travaillera sur ton sujet de thèse.
— Tu n’as pas oublié ce que je t’ai raconté au téléphone ? demande Arnault.
— Bien sûr, je ferai ton échographie, compte sur moi, répond Véronique.
La matinée du dimanche est consacrée à l’organisation des consultations avec la visite du cabinet médical encombré d’imposants meubles vieillots.
— Je n’ai pas encore eu le temps de faire le tri et de le mettre au goût du jour, mais je vais m’atteler à sa rénovation lorsque ce sera plus calme.
Dans ce local sombre règne une atmosphère pesante. Arnault remarque un échographe à peine sorti de son carton d’emballage.
— C’est la dernière version du modèle, ultra performant, s’enthousiasme Véro. Je l’ai reçu il y a une semaine. Tu as vu la taille de l’écran ! La définition de l’image permet de voir les moindres détails des vaisseaux, des valves et du sinus auriculaire qui ne pourront pas t’échapper.
— On peut imprimer des clichés, je suppose ?
— Bien sûr. Tu déclenches la prise de photo ici, sur ce bouton. Mais, ce tourbillon que tu m’as décrit, c’est quoi exactement ? Une malformation ? s’interroge la jeune femme.
— En quelque sorte et d’ailleurs, je vais te la montrer si tu le veux bien, dit Arnault en appuyant sur le bouton « Marche ».
— Pourquoi pas, mais à mon retour, s’il te plaît. J’ai vu mon dernier patient hier soir, et j’ai la tête dans les préparatifs du voyage. Certains de mes patients présentent des pathologies rares et atypiques, alors, tu devrais y trouver ton compte.
Véronique insiste sur les patients fragiles à surveiller attentivement. Elle a mis des pastilles orange sur leurs dossiers, des pastilles vertes pour les patients stables et des rouges pour les hypocondriaques qui vous inondent de questions sans prendre le temps d’écouter la fin de vos réponses.
*
Au cours de la semaine, les rendez-vous s’enchaînent, et Arnault tient à respecter le planning que la secrétaire a imprimé pour lui. Il constate, amusé, la corrélation entre l’accumulation du retard et les pastilles rouges collées au dossier. En fin de journée, il reçoit un coup de fil du docteur Benoit qui s’inquiète de l’état clinique d’un de ses patients. Ce garagiste ressent des épisodes inconfortables qui peuvent survenir lorsque le vent lui frôle la joue ou le bras. Les palpitations surviennent dès qu’il ouvre la fenêtre avant de sa fourgonnette de dépannage. Arnault le reçoit et invite François Bourrier à se dévêtir. Il porte un pendentif, une fine chaîne qui suspend une plaque argentée en forme de chien. Un nom est gravé à l’intérieur. Le médecin effectue un examen soigneux et manie la sonde d’exploration échographique avec une certaine fébrilité. Il est une nouvelle fois pris de stupeur lorsqu’il constate la vague surgir au milieu des cavités cardiaques de son patient. Sa main tremble, son corps se couvre de sueur. Ce qu’il avait vu à Saint-Laurent était incertain tant le matériel était obsolète, mais à présent, avec la qualité des images que fournit cet appareil de haute résolution, il ne subsiste plus aucun doute. Cependant, s’il a déclenché le bouton-poussoir, il l’a fait trop tardivement, et la pellicule argentique reste désespérément vide de toutes preuves objectives.
La mine défaite et le silence prolongé du médecin inquiètent le patient. Arnault sort de son étourdissement :
— Il vous faut réaliser un enregistrement sur vingt-quatre heures. Je vais chercher l’holter.
Il pose alors l’appareil sur la poitrine de son patient.
— Par prudence, je vais appeler le service de cardiologie de l’hôpital pour qu’il puisse vous recevoir.
Arnault se précipite pour appeler les consultations. Il détaille sommairement le cas au docteur Blanc et obtient un rendez-vous avec lui pour le vendredi matin.
— Je vous accompagne vendredi à cette consultation si cela ne vous dérange pas, dit Arnault.
— Pas du tout, au contraire, Docteur, avec plaisir.
Si le médecin hospitalier confirme ce dont François Bourrier est porteur, il pourra sans doute confirmer aussi la sienne, pense Arnault.
Il prie la secrétaire de décaler tous les rendez-vous du vendredi matin. Arnault ne résiste pas à lui poser la question qu’il demande à chacun de ses patients atteints. François répond laconiquement d’un ton franc et affirmé :
— Non, pas du tout.
L’hypothèse d’Arnault ne tient plus. Il insiste, mais la réponse est toujours la même.
— Rapportez-moi l’appareil demain pour que je puisse l’analyser et ménagez-vous aujourd’hui, dit-il dépité, et il ajoute :
— Vous pouvez aller retrouver votre chère Leyka, le nom qu’il avait aperçu sur le pendentif.
À cet instant, François ne se sent pas bien.
— Docteur, ça recommence, mon cœur s’emballe.
Le médecin l’allonge, prend son pouls et constate qu’il bat effectivement beaucoup trop vite. Sa tension est élevée et François commence à s’agiter. Arnault se saisit de l’électrocardiogramme, et le tracé qu’il obtient confirme une maladie de Bouveret. Il tente des manœuvres de compression, sans succès. Il interpelle la secrétaire qui s’apprête à partir :
— Pourriez-vous rester quelques minutes et m’aider à le rassurer pendant que je lui pose une perfusion ?
Arnault lui administre lentement une ampoule d’un régulateur du rythme. Pendant cette période de confusion, François n’arrête pas de geindre le prénom de sa chienne. Au bout de dix minutes, le traitement fait son effet et le cœur se ralentit progressivement. François retrouve peu à peu ses esprits et Arnault lui conseille de se rendre en urgence à l’hôpital afin qu’il soit surveillé au moins pendant la nuit. Alors qu’il compose le numéro du SAMU, François lui fait signe qu’il ne veut pas y aller.
— Docteur, non, je n’irai pas.
Le médecin essaie de le convaincre, mais il refuse catégoriquement. Rien de ce qui s’est passé en ce matin de janvier 1978 n’a été oublié par ce garagiste savoyard : Leyka qui le suivait dans tous ses trajets à vélo, l’étang pris par un froid polaire, les pierres qu’il lançait et qui glissaient sur ce miroir gelé, puis sa chienne qui s’enfonça d’un seul coup quand la glace céda.
Tout était silencieux. Leyka n’aboyait pas. Seuls lui parvenaient les clapotis de l’animal qui se débattait pour essayer de s’extraire de ce piège. Il était horrifié lorsqu’il vit que les efforts de la chienne étaient vains et que cela générait des vagues qui soulevaient la couche de glace et venaient s’échouer à ses pieds. Ses pattes n’avaient aucune prise et sa fourrure alourdie l’attirait vers le fond. François s’avança sur la glace et fut lui aussi happé par les eaux glacées du lac. Il s’en était extirpé après de longues minutes d’efforts titanesques.
Le récit s’interrompt. Arnault propose de raccompagner François chez lui. L’état de santé de son patient le préoccupe et cette histoire l’émeut au plus haut point. Il est invité à rester dîner dans sa petite masure, juste à côté de son garage automobile. En fin de repas, François poursuit son récit. Lorsque ses parents arrivèrent, François était sur la berge, au bord de l’hypothermie. Leyka était introuvable. Ce n’est que cinq jours plus tard à l’occasion du redoux qu’on retrouva la carcasse échouée.
Dans les suites, les médecins de la Protection infantile avaient repéré des signes de replis inquiétants faisant évoquer un autisme, et François fut envoyé près de Chambéry dans un centre spécialisé de pédopsychiatrie. À sa majorité, une âme dévouée le prit sous son aile, et le forma à la réparation automobile. Puis il s’était enrôlé dans la gendarmerie, et fut affecté en fin de carrière à Cayenne.
Arnault lui expose leur point commun.
L’enregistrement holter confirme bien la maladie de Bouveret. Il sera traité dans un centre hospitalier spécialisé en radiofréquence, et une intervention sous anesthésie le guérira définitivement. Arnault en fait part à Klaus et ce dernier y trouve une forme d’encouragement :
— La vérité de notre blessure s’imposera un jour, dit Klaus avant de raccrocher.
Ces deux semaines sont vite passées et le couple nouvellement fiancé est de retour, le teint hâlé d’un séjour dans les îles.
— J’espère que cela s’est bien passé pour toi ? demande Florent.
— Comme sur des roulettes ! Je vous remercie de la parfaite organisation de mon séjour.
— Tu seras toujours le bienvenu, insiste Véro.
— Au fait, j’ai pu diagnostiquer un nouveau cas. C’est un des patients du Dr Benoit que tu vas sans doute revoir. Son cas confirme bien mon hypothèse.
— Tu as revu « la vague » ?
— Une vague terrible.
— Tu as pu en faire une photo ?
— Pas le temps, le phénomène ne dure que quelques fractions de seconde, mais quatre cas ! C’est déjà une belle série pour envisager une publication.
Tourbillons, écume, vague, Véronique est décontenancée par cette terminologie inconnue des manuels de médecine.
— Est-ce que tu as déjà vu de telles images ? demande Arnault à Véro.
— En cas d’insuffisance mitrale, il y a des régurgitations parfois impressionnantes, et peut-être est-ce cela que tu me décris ?
— Non, les valves de François sont parfaitement étanches.
— Je n’ai jamais entendu, ni lu, ni vu ce que tu décris, mais grâce aux appareils de plus en plus performants, on va sans doute diagnostiquer des images qu’on ne voyait pas auparavant.
— Le plus étonnant c’est que j’en suis également porteur. Je vais te montrer ce phénomène qu’aucun cardiologue n’a vu à part moi.
— D’accord, Arnault, je te crois sur parole, répond Véro soudain réticente.
Son discours est si étrange qu’elle ne reconnaît plus son ami médecin jadis si rationnel et consciencieux.
— Tu ne vas pas rester plantée là. Viens, je te la montre.
Arnault insiste et saisit fermement l’épaule de son amie pour l’emmener presque de force à son cabinet du rez-de-chaussée. Le médecin s’allonge et demande à sa consœur de lui faire l’examen.
— Ne perd pas de vue l’écran et arme-toi d’un peu de patience. Prend le déclencheur, peut-être tu auras plus de chance que moi pour la saisir en photo.
Véro commence l’examen et sent son ami extrêmement tendu lorsque soudain Arnault perd brièvement connaissance.
— Que t’arrive-t-il ?
— Tu l’as vue, hein, tu l’as bien vue, non ? crie Arnault en liesse.
— Mais qu’est-ce qui te met dans cet état ?
— Quoi, tu ne l’as pas vue ? Mais enfin, elle était énorme, plus grande que toutes les autres.
— Ce n’est pas parce que tu l’as observée à quelques reprises qu’elle n’est pas anecdotique. Et puis n’oublie pas que ton expérience en échographie est limitée.
Arnault est dans un état second. Devant l’insistance et le comportement déplacés de son ami, Véronique pressent qu’il vaut mieux abréger ce délire et ne pas le décevoir. Un petit mensonge sans conséquence vaut parfois mieux qu’une vérité décevante, pense-t-elle penaude.
— Oui…, oui…, dit-elle, gênée, le phénomène est effectivement troublant.
Véronique raccompagne son confrère à l’aéroport et essaie de ne rien faire paraître. Elle est contrariée par l’attitude déplacée de son ami qui semble plonger dans les limbes de la folie.
En franchissant le portique de sécurité, Arnault lui lance :
— On se revoit à Montpellier. Ma thèse sera aussi la tienne !
— On fêtera ça comme il se doit, dit-elle le sourire forcé.
Le soir, Véro se confie à son nouveau fiancé.
— Sa trouvaille est totalement fumeuse, et dès que j’ai osé lui dire que je n’avais rien vu, il s’est mis dans tous ses états. J’ai cru qu’il allait devenir fou si je ne lui disais pas ce qu’il voulait entendre. Je m’en veux, car j’ai été obligée de mentir. Son raisonnement tient plus d’élucubrations poétiques que de la médecine. Je n’ai plus confiance en lui. J’espère qu’il s’est bien comporté avec mes patients. Je demanderai à ma secrétaire de tous les rappeler. Je veux vérifier toutes ses prescriptions. 

CHAPITRE VIII
Un confrère averti
Depuis son retour dans l’unité cardiologique du Pr Morand à Montpellier, Arnault traverse un état émotionnel lisse et froid. Il s’investit dans le travail de thèse qui lui a été confié et auprès des patients de l’unité médicale dont il a la charge. Ses échanges avec ses collègues de travail sont strictement professionnels et limités. Morand apprécie l’attitude de son élève. Entre eux, les relations sont au beau fixe et s’établit même une confiance réciproque. À chaque nouveau patient atteint par la vague, Arnault n’en fait part qu’à Émilie et Klaus qui seuls trouvent grâce à ses yeux. Chaque fin d’année, il rend visite à sa famille paternelle à Nice, mais plus par devoir moral que pour y trouver une chaleur humaine. Il passe tous les étés à Cassis. Il lui reste quelques cousins, tantes et surtout oncle Michel.
Afin de le sortir de cette langueur qui le désole, Michel lui propose une sortie en barque en évitant soigneusement le site des calanques. Alors qu’ils atteignent le large, il éteint le moteur, lance son filet et s’assied auprès de son neveu. Il essaie de le consoler du mieux qu’il le peut avec des propos d’une grande sagesse.
— Alors, on n’est pas bien là ?
— Oh si ! s’exclame Arnault. Je suis bien avec toi. Tu es le père que je n’ai jamais eu.
— Jean-Louis t’aime, mais à sa façon peu démonstrative, il est vrai. Vois-tu, le bonheur, c’est ça pour moi, reprend Michel qui tend le bras vers une mer infiniment recommencée. La joie ? C’est de t’entendre rire lorsque cette vague nous a éclaboussés. Dorénavant, il ne tient qu’à toi de faire évoluer cette joie du moment en un bonheur éternel. Et surtout, Arnault, surtout, n’oublie jamais une chose : le bonheur, il est souvent jugé par procuration. On s’aperçoit qu’il a existé quand il n’est plus là. Ne fais pas cette erreur. Réalise pleinement ton bonheur et hâte-toi de le faire fructifier. Le temps passe, mais lui, le temps, il ne patiente jamais. Le temps, il ne sert qu’à nous accompagner jusqu’à la vieillesse, à nous faire réaliser ce qui fut et qui n’est plus ou bien pire, à nous faire comprendre ce qui aurait dû être et qui n’a jamais été. Le temps ne se trompe jamais. Contre lui, on ne peut rien. Rien, tu m’entends ? Mais le pouvoir du temps fera son œuvre, inlassablement. Tu dois me trouver bien solennel pour ne pas dire ennuyeux ?
— Pour moi, le temps s’est arrêté ce jour précis où j’ai perdu maman, répond Arnault les yeux baissés. Si le temps est seul juge, alors c’est un juge implacable qui m’a sanctionné avec une précision diabolique. Pour tout te dire, je ne compte pas sur lui, mais sur un possible traitement, même si, pour l’instant, je n’ai aucune piste valable.
Alors que plus rien ne semble le toucher, une rencontre inattendue lui offrira un espoir de guérison.
*
Tous les jeudis matin, Arnault consulte. Entre deux patients, la secrétaire vient le voir :
— Il y a un monsieur qui veut absolument vous rencontrer. Il n’a pas de rendez-vous. C’est un médecin retraité. Il dit que c’est important. Je n’en sais pas plus.
— Eh bien, faites-le patienter, je vais le recevoir. Comment s’appelle-t-il ?
— Dr Jacques Levaut.
Arnault n’en croit pas ses oreilles et lui fait répéter son nom. Il se lève, ouvre la porte et jette un coup d’œil dans la salle d’attente, aperçoit un vieil homme. Pas de doute, c’est lui. Lorsqu’il l’appelle, il en a des frissons. Arnault voit s’avancer vers lui, un homme semblant avoir très largement dépassé quatre-vingts ans, le dos voûté, le visage balafré par des rides profondes. Les cheveux blancs et clairsemés. Il porte de sombres lunettes qui adhèrent si intimement à sa figure qu’elle donne la fausse impression d’être une émanation de l’ossature de sa tête. Levaut pénètre dans le bureau en saluant Arnault par un mouvement de chapeau, aussi élégant que désuet, s’assied sans un mot, pose sa canne. Sa voix est tremblotante :
— Il y a quelques jours, j’ai eu la surprise de recevoir un appel de M. Klaus Bayer après de si longues années de silence. J’aurais bien aimé le revoir une dernière fois, mais son état de santé est un peu comme le mien, pas brillant d’après ce qu’il m’a dit. Inutile de vous décrire l’objet de son coup de fil.
— Il m’a également beaucoup parlé de vous, cher confrère, et de ce que vous avez perçu au travers de votre stéthoscope posé sur sa poitrine dit respectueusement Arnault.
— Donc nous nous connaissons alors que nous ne nous sommes jamais rencontrés, résume le vieil homme sans sourciller. Combien de patients avez-vous dépistés à ce jour ?
— Huit en tout.
— En si peu de temps ? C’est remarquable. Avez-vous réussi à en obtenir des clichés ?
— Non. Le phénomène est si fugace que je n’ai jamais pu le photographier, répond Arnault. Puis-je vous poser une question à mon tour ? demande Arnault.
— Je vous en prie.
— Klaus m’a dit que vous êtes également concerné ?
— Je l’ai su quelques minutes après l’avoir ausculté, en m’auscultant moi-même. Ce bruit de vague terrifiante ne faisait aucun doute. Lorsque bien des années plus tard, les premiers appareils d’échographie sont apparus, ils n’ont fait que confirmer ce que j’entendais.
— Alors ce n’est donc pas une hallucination, dit Arnault soulagé qu’enfin un cardiologue le conforte dans son hypothèse.
— Ce que j’ai perçu dans nos cœurs, mais aussi sur les autres patients qui ont assisté à un drame similaire au nôtre, aucun de mes confrères ne l’a entendu ni vu. Arnault écoute attentivement chaque mot que Levaut prononce. Je vous mets en garde. Vous êtes exposé à un danger, vous et vos patients. Cette vague va, petit à petit, vous faire perdre la raison.
— Mon professeur et mes collègues internes me prennent pour un farfelu dès que j’aborde le sujet.
— Vous commencez à réaliser ce que j’ai mis tant d’années à comprendre. En 1959, je n’étais qu’un jeune aspirant lorsque le barrage s’est rompu. Ce soir-là, nous étions réunis avec d’autres appelés du contingent sur la plage. Je suis parti prendre mon quart de nuit. J’ai emprunté le sentier qui serpentait sur la colline lorsque la déferlante a englouti le petit groupe sous mes yeux. Tant bien que mal, j’ai pu rejoindre l’infirmerie de la caserne espérant y retrouver mes camarades. Malheureusement, rares étaient les ambulances, car rares étaient les personnes qui avaient pu y réchapper. Par la suite, j’ai terminé mes études de cardiologie à Marseille, puis je suis retourné sur Fréjus pour m’y installer. Je savais que là-bas d’autres patients portaient la vague et je ne m’étais pas trompé. Je voulais faire reconnaître notre atteinte, je criais à l’injustice, je vivais dans une révolte permanente. Mes confrères n’y croyaient pas. J’étais totalement isolé.
— J’éprouve actuellement tout ce que vous avez pu ressentir, mais où est le danger concernant les patients ?
— Le lien entre la vague et le fait d’avoir été un témoin était une évidence pour moi, comme pour vous. Cependant, pour certains de mes patients, ce lien n’existait pas. Je vins alors à la conclusion que la vague ne s’était pas formée dans les suites de l’événement, mais qu’elle était la marque d’une malédiction. Dorénavant, je décidais d’avertir du danger que mes patients encouraient. Bien mal m’en a pris. Plus effrayant, je me suis même demandé si je n’induisais pas cette fatalité. Et si je ne la précipitais pas. Deux exemples sont restés à jamais dans ma mémoire.
Christian, mon confrère gynécologue s’était bien moqué de moi lorsque je l’ai mis en garde. Seulement quelques semaines plus tard, il emmenait son frère sur son bateau pour une partie de pêche. Il était un marin aguerri et n’aurait pas dû prendre la mer ce jour-là. Ils ont été pris dans le mauvais temps. Il n’a pu retenir son frère par la manche qui est passé par-dessus bord, son corps ne sera retrouvé que le lendemain, affreusement mutilé et contusionné, échoué sur des rochers. Depuis cet accident, il en voulait à la terre entière, mais surtout à lui-même de n’avoir pas tenu compte de mon avertissement. La grande faucheuse l’obsédait et le suivait jusque dans sa profession. Il conjurait le sort en fredonnant les chansons noires de Brel, de Barbara, pendant qu’il effectuait les avortements. La mort aussi dans le combat, car il était un aficionado. Rédacteur à ses heures dans la revue française spécialisée, il relatait les multiples férias auxquelles il assistait assidûment. C’était un excellent toréro amateur. Lors de sa dernière corrida, j’étais présent. El Magnifico, comme on le surnommait, portait un habit doré qui étincelait au soleil. Il savait qu’il verrait la mort en face sous l’apparence d’un animal de plusieurs centaines de kilos. Ce jour-là, il avait décidé d’en finir, le poids de la mort de son frère sur sa conscience était trop lourd. Ce taureau peu puissant le chargeait et sans chercher à l’esquiver, il restait droit, debout, immobile, puis il a lâché son épée alors que la bête n’était qu’à quelques mètres. Il se fit encorner ce qui lui déchira l’artère fémorale gauche. Il fut soulevé du sol puis touché à nouveau au niveau de l’abdomen. Une estocade fatale. À terre, il levait une dernière fois les yeux au ciel puis rendit l’âme. Une exécution programmée. Il gisait sur le sable tel un gladiateur défait au milieu d’une arène horrifiée.
— Pourquoi pensez-vous que cette révélation ait pu déclencher le drame ? Cela n’était peut-être qu’une simple terrible coïncidence ? demande Arnault.
— Je le pensais aussi, mais le cas d’Eugénie, elle aussi porteuse de la vague, n’a fait que confirmer cela. Elle a perdu son petit-fils quelques jours après ma consultation alors qu’elle en avait la charge sur la plage du Lazaret. Le petit a échappé à sa surveillance et a disparu dans les vagues, sans aucun cri. Eugénie a été retrouvée pendue chez elle peu de temps après. Tous deux n’ont pu surpasser leurs chagrins, épris du double remords : celui d’avoir été négligent et celui de ne pas avoir suivi mes conseils.
— Leur justice et leur condamnation, ils se les étaient faites, un procès inéquitable, se désole Arnault.
— Nous possédons tous les deux une intuition qui nous met face à des choix contradictoires. Que faire devant un présage qui annonce la mort ? L’ignorer puis s’en vouloir, ou vivre dans l’anxiété permanente qu’elle puisse surgir à tout moment ?
— Un vrai dilemme cornélien, reprend Arnault.
— Ainsi, j’ai décidé de ne plus avertir celle et ceux qui allaient encourir de terribles souffrances.
— Vous en aviez parlé à Klaus ? Il ne m’a rien dit au sujet de cette sombre prémonition.
— Klaus était déjà parti en Guyane, il venait rendre visite de temps en temps à Marius et André, et en profitait pour me consulter. Il espérait en moi, comme il espère en vous. Il me soutenait tant qu’il pouvait. Il savait que cette vague me faisait subir une descente aux enfers. La nausée, les étourdissements assaillaient mon corps de supplicié. Je faisais face à des fantômes gonflés par la culpabilité, une souffrance si aiguë que la mort seule pouvait prendre l’apparence d’un ange. Je souhaitais mettre fin à mes jours, et puis il en fut autrement. L’amour m’est tombé littéralement dans les bras. J’allais régulièrement m’exercer à faire du patin à roulettes sur l’anneau de skating du bord de mer. Depuis quelque temps, j’avais remarqué cette fille asiatique aux longs cheveux fins qui glissait harmonieusement sur cette dalle de béton. Ce soir-là, j’avais pris mon courage à deux mains et je m’approchai d’elle, décidé à l’accoster et lui parler. Devant moi, elle tenta un saut, un saut qui se transforma en une culbute. J’ai pu la rattraper à temps. Je lui évitais ainsi une dégringolade aussi douloureuse que ridicule qui aurait arraché un rire à tous les patineurs présents. Rassurée et reconnaissante, elle s’était blottie dans mes bras.
— Un beau concours de circonstances, soupire Arnault qui se remémore les doux instants passés avec sa fiancée.
— Un effondrement salutaire, car Bao Chau me permit de trouver l’apaisement, en instillant amour et compassion. Nous nous donnions rendez-vous tous les soirs sur l’anneau. Quelques semaines plus tard, elle m’a présenté à ses parents et je leur ai proposé de l’épouser. J’ai ainsi découvert un univers bien éloigné de nos modes de pensées occidentales.
— Je vois, dit Arnault, qui à cet instant repense au livre passionnant que lui a dédicacé Jochem.
— Je me suis initié à la médecine chinoise aidée par la communauté asiatique locale avec à sa tête un moine guérisseur. Nous avons pu tirer d’affaire bon nombre de mes patients. Des personnes reconnaissantes dans un cercle d’entraide et d’amitié qui ne s’est jamais rompu depuis. Mais je fus dénoncé par mes confrères. Je dérangeais, car la rumeur faisait que j’attirais de plus en plus de patients qui souhaitaient se soigner autrement. Ils ont porté plainte au conseil de l’ordre pour charlatanisme. Je fus radié du tableau d’exercice de la médecine. Je n’ai pas vécu cela comme une punition, car je ne me reconnaissais plus dans ce monde médical à l’esprit étriqué. L’opportunité de reprendre la gérance d’un hôtel familial dans ma ville natale de Sète s’est présentée à moi. Je l’ai saisie. Avec Bao Chau, nous gérons cet établissement depuis presque trente ans maintenant. Vous devriez consulter cet acupuncteur. Voici son adresse et son numéro de téléphone. Le vieil homme lui tend une feuille de papier. Je l’ai déjà appelé à votre sujet, il attend votre coup de fil.
— Puis-je vous demander si votre vague a disparu grâce à ces soins ?
— Je ne la ressens plus autant qu’avant, c’est certain. Alors oui, peut-être… Excusez-moi, cher confrère, mais il est l’heure pour moi. Je dois rentrer, mon taxi m’attend.
— Sachez que je réalise pleinement tout ce que vous avez enduré tout comme je réalise l’effort de me raconter une épreuve qui vous a marqué à tout jamais, dit Arnault respectueusement devant l’homme.
Il raccompagne le vieil homme jusqu’à la voiture. Assis dans le véhicule, la fenêtre entrouverte, il fait signe à Arnault de s’approcher et lui murmure :
— Si votre mère vous voyait… 
CHAPITRE IX
La digue
Depuis la soirée au cours de laquelle les deux confrères se sont brouillés, Arnault et Jochem ne se sont plus parlé, mais ce dernier souhaite renouer le contact. Il lui passe un coup de fil.
— As-tu revu Klaus dernièrement ? lui demande Arnault. Il semblait essoufflé lorsque je l’ai eu au téléphone.
— Il ne vient plus aux offices depuis quelques jours. Son cœur fatigue de plus en plus, il ne sort quasiment plus.
— Je vais appeler Laure et Gabrielle Martini pour avoir plus de précisions, dit Arnault inquiet pour son ami.
— J’irai le voir à mon retour, car je ne suis pas à Saint-Laurent actuellement, mais à Amsterdam. J’ai pris quelques jours pour y retrouver ma famille et mes amis de faculté. Si je t’appelle, c’est parce que je me suis permis de parler de ta découverte à un de mes amis cardiologues. Figure-toi qu’il suit une jeune femme qui présente des douleurs inquiétantes dans la poitrine. Toutes les explorations qu’il a pratiquées sont négatives. Son histoire pourrait t’intéresser. La jeune femme trentenaire a perdu son époux lors d’un séjour au Portugal. Celui-ci était un surfeur aguerri et voulait surfer la Big One de Nazaré et éprouver le grand frisson. Du balcon de la chambre de son hôtel perché sur un surplomb rocheux, Saartje l’observait au large lorsqu’elle aperçut distinctement l’immense mur d’eau qui s’approchait de la plage. Les surfeurs locaux s’en méfiaient, mais lui n’en avait pas mesuré la dangerosité. En quelques secondes, il fut assommé et disparut sous l’énorme masse d’eau.
— Il faudrait que je puisse lui faire une échographie, dit Arnault tout excité, mais comment faire ?
— Je peux te loger, et je vais demander à mon ami s’il peut te mettre à disposition son cabinet.
*
Arnault se rend aux Pays-Bas, et observe sans ambiguïté le terrible tourbillon chez la jeune femme.
— Votre cœur porte en lui une petite anomalie, lui dit-il dans un anglais parfait.
— Ah bon ? Pourtant, toutes les échographies que j’ai eues jusqu’à présent étaient normales, lui répond la jeune femme. Vous pouvez me préciser cette petite anomalie, s’il vous plaît ?
— Il s’agit d’une ondulation très brève qui parcourt votre ventricule. Elle n’est pas commune, mais je vous rassure, cela ne semble pas avoir de conséquences graves dans l’immédiat.
— Pas commune ? Ne semble pas ? Dans l’immédiat ? Vous commencez à m’inquiéter.
— Vous n’êtes pas la seule personne à être atteinte. Pour tout vous dire, nos deux cœurs portent un même stigmate, unique, très particulier.
Arnault lui raconte :
— Voilà comment j’ai perdu celle que j’aimais et admirais le plus au monde.
La jeune Néerlandaise est attendrie. De retour à Montpellier, c’est elle qui le rappelle plusieurs fois à quelques jours d’intervalle. Elle insiste pour qu’ils se revoient. Si Arnault ressent depuis longtemps le besoin d’une présence à ses côtés, sa vie d’isolement ne favorise guère les rapprochements. L’idée d’avoir une compagne lui traverse parfois l’esprit, mais son inconscient le repousse aussitôt. Qu’a-t-il à offrir ? Il se sait dur et froid, bien trop souvent morose. Saartje fait le déplacement et Arnault lui fait visiter le charmant village de Saint-Guilhem-le-Désert. Un éclat irréel baigne cette journée. Un piquenique, les pieds dans l’eau tel un croquis entraîné dans le sillage de la mine d’un crayon glissant sur le papier. Et puis il y a ce baiser échangé dans une douce lumière d’automne, le feuillage embrasé à leurs pieds. Arnault savoure cet instant et toute sa retenue habituelle se volatilise. Si les événements qui suivront le conduira vers des territoires éloignés de ceux vers lesquels il se projette, il ne peut se résoudre à réduire ce bonheur à une illusion. Surgi au beau milieu d’une existence peuplée de ronces, ce dimanche heureux demeurera le cadeau espiègle d’un caprice du destin.
Saartje lui propose de venir la voir dès qu’il le pourra à Amsterdam. Une nouvelle vie s’installe qui contraste avec la solitude dans laquelle le médecin évolue jusqu’à présent. Ce samedi matin, Arnault atterrit tôt à l’aéroport de Schiphol. Il enfourche un vélo et part rejoindre la jeune femme sur le canal de Prinsengracht. Elle y tient un stand de fleurs bien placé au bord du canal le plus fréquenté de la ville. Ce trajet est une rêverie. Ses pensées glissent sur les reflets qui s’étirent sur la surface sans rides du petit lac d’Ooster Park. Puis il passe devant la façade du Rijksmuseum, un carillon sonne et l’emporte l’espace d’un bref instant dans le passé du siècle d’or.
— Demain, nous sommes invités chez mes parents, je leur ai évidemment parlé de toi et ils voudraient te connaître, lui dit sa petite amie. Il faudrait que tu les rassures, car ils souhaitent en savoir plus au sujet de notre anomalie.
La mère a conseillé à Saartje de consulter un autre cardiologue qui n’a, une nouvelle fois, rien trouvé d’anormal, ce qui l’avait plutôt rassurée sur l’état de santé de sa fille. La jeune femme n’en avait pas parlé à Arnault.
— Sais-tu que j’ai découvert une nouvelle patiente cette semaine ? l’interrompt Arnault. Une jeune journaliste espagnole.
— Est-ce que tu as pu en discuter avec d’autres confrères ?
— Ils sont tous désespérément aveugles.
— « It is only with the heart that one can see rightly, what is essential is invisible to the eyes », lui répond Saartje citant la célèbre réplique du renard dans « Le Petit Prince» de Saint Exupéry. (Traduction : On ne voit bien qu’avec le cœur. L’essentiel est invisible pour les yeux.)
*
Ce jeudi d’avril est une fête nationale en l’honneur de l’anniversaire de la reine des Pays-Bas. À l’instar de toute la population, Arnault et Saartje ne dérogent pas à la règle d’arborer eux aussi les couleurs de la maison d’Orange-Nassau. Il fait doux et beau et tous deux se dirigent vers Marken, un village typique situé à une vingtaine de kilomètres d’Amsterdam où les attendent les parents de la jeune femme.
Le village aligne d’anciennes maisons en bois typiques, restaurées et agencées autour du temple calviniste. Les résidentes, toutes de noires vêtues, affichent l’austérité. Elle veille tels des cerbères dans le coin de leurs larges fenêtres. Les deux tourtereaux garent leur bicyclette devant une coquette maison de briquettes rouges, couverte d’un toit de chaume récemment restauré. Sur le linteau de la porte, Arnault remarque la date de construction de la bâtisse : 1776. Les parents les accueillent chaleureusement sur le pas de la porte. On y entre courbé et les vitraux donnent une luminosité inhabituelle laissant filtrer des rayons colorés. La cheminée est constamment alimentée pour chasser une humidité tenace.
Au cours du repas, la mère de Saartje s’adresse à Arnault.
— Ma fille m’a expliquée ce que vous lui avez découvert et si le lien que vous avez établi s’avère réel, alors, il faut que je vous présente notre voisine Marieke. Pour comprendre son histoire, il est important que vous visitiez le musée des traditions et d’histoire.
Ainsi, dans l’après-midi, le couple se rend au musée local. Les maquettes animées détaillent les techniques d’assèchement des terres, d’irrigation et de pompage de l’eau afin de créer les polders. Un film est projeté et retrace la terrible inondation de 1953 avec à sa suite, la décision et la réalisation du gigantesque plan de prévention, Delta.
Le soir même, Marieke est présentée à Arnault. Elle doit être opérée prochainement d’un cancer du côlon. Un avis cardiologique est demandé par le chirurgien. Arnault lui conseille de consulter l’ami de Jochem. Il en profitera pour être présent. Lors de l’examen, le cardiologue néerlandais s’excuse auprès d’Arnault, car il n’a rien vu de la vague que le français tente de lui décrire.
La famille de Marieke était originaire de la province de Zélande, bien éloignée de Marken. Elle avait perdu son époux lors de ce raz-de-marée dévastateur de 1953 qui fit plus de mille huit cents victimes.
— La digue était endommagée et il fallait ramener des sacs de terre afin que l’on puisse combler la brèche qui s’était formée. Arrivée en haut, mon pied a glissé et j’ai basculé. Il a voulu me rattraper, mais il fut entraîné dans ma chute. Nous avons fini dans le flot avec de terribles assauts de vagues qui nous projetaient contre la digue, j’en ai réchappé, lui, non.
Les rumeurs les désignaient injustement comme responsables du mauvais entretien de la digue. La famille était montrée du doigt. Marieke dut déménager. Elle avait tout perdu : son époux, sa réputation et sa terre.  

CHAPITRE X
La marque du destin
À vingt-cinq ans, Belén décroche son premier emploi au sein d’Occitanie évasion. Après avoir obtenu son diplôme de journaliste, elle peinait à trouver un emploi dans ce secteur. Originaire de la ville de Valence, la crise économique frappe de plein fouet la péninsule ibérique. Parfaitement bilingue, elle avait élargi son périmètre de recherche à la France. Aujourd’hui, son opiniâtreté a enfin payé et la jeune femme s’installe dans cette agence de voyages basée à Montpellier.
Son travail consiste à négocier les tarifs proposés par les établissements hôteliers et de restauration dans toutes les régions d’Espagne. Belén mène une vie trépidante, élaborant différents circuits touristiques, souvent accompagnée d’un jeune photographe avec qui elle se lie. Pendant ces mois de labeur, elle ne compte pas ses heures. L’idée d’échouer et de devoir retourner à la case départ la terrorise. Arborant toujours un sourire imperturbable, elle est appréciée de tous, travaille beaucoup, mais fume plus que de raison.
Alors qu’elle séjourne à Malaga sous une canicule exceptionnelle, Belén fait un malaise. Avant son départ, elle a appris être enceinte de son deuxième enfant. L’assurance de son agence de voyages décide de la rapatrier à Montpellier. Le docteur Tessier examine la jeune femme et lui diagnostique la terrible anomalie. La patiente est interloquée par le questionnement insistant du médecin, mais elle est catégorique :
— Un événement aussi dramatique qu’une noyade d’un proche, je pense que je m’en souviendrais.
Arnault se remémore alors le conseil de Jacques Levaut et décide de ne pas insister et de ne rien lui révéler.
— Voici les coordonnées de notre service de tabacologie. Même si vous avez diminué votre consommation, il est important pour votre enfant que vous arrêtiez totalement la cigarette. Cette équipe pourra vous aider. Un dernier conseil, soyez prudente lorsque vous et votre famille êtes près des étendues d’eau.
— Vous me faites peur, Docteur. Cela veut dire que moi ou mes proches ne pouvons plus nous baigner ? répond Belén qui ne comprend pas cet avertissement sans rapport avec son état de santé actuel.
— Bien évidemment que non, mais soyez juste plus vigilante dans ces conditions, un accident est si vite arrivé.
*
Tous les dimanches, la petite famille se rend à pied sur l’aire de jeu du lac du Crès afin que Nina puisse s’y amuser. Belén et son ami s’installent toujours à l’ombre d’un tilleul près de la fontaine.
Un matin, un joggeur accoste la jeune femme.
— Bonjour, Madame Alvarez, vous me reconnaissez ? demande Arnault en s’approchant d’elle.
— Oui, bien sûr, bonjour, Docteur, répond Belén.
— Vous souvenez-vous de mes conseils ?
— D’arrêter de fumer ? C’est ce que j’ai fait.
— C’est très bien. Faites attention, ce lac n’est pas surveillé, c’est un endroit dangereux pour les enfants.
Belén acquiesce poliment, mais est une nouvelle fois agacée par cette recommandation qu’elle juge incongrue. Cet autre jour confirmera le bien-fondé de ces conseils. Comment un enfant peut-il échapper aussi vite à votre surveillance ? Des parents imaginant le pire dans un supermarché, dans une foule, dans un aéroport, à la recherche de leur enfant subitement disparu.
Ce dimanche-là, la jeune mère est seule. Nina passe de balançoires en toboggans. Il y a beaucoup de monde dans le parc, il fait très chaud et Belén sort un instant du parc à jeux pour remplir sa bouteille à la fontaine. À son retour, elle aide une enfant qui essaie de se lever en s’agrippant au tourniquet, mais lorsqu’un des garçons situés de l’autre côté du manège le fait tourner, elle chute et la jeune maman ne peut s’empêcher de porter secours à la petite en pleurs. Les grands-parents accourent, sermonne le petit, et essaient de consoler leur petite-fille. Elle est rassurée, mais très vite, elle s’aperçoit que sa fille a disparu du parc. Elle se précipite dans tous les coins du jardin d’enfants et crie désespérément son nom de plus en plus fort. Les personnes présentes perçoivent une certaine forme de nervosité croissante et bientôt, un passant accourt, affolé, pointant son doigt vers le lac.
— Votre enfant, votre enfant !
Belén aperçoit Nina dans les bras d’une femme sur le ponton, pleurant, grelottant de peur, trempée. Les passants appellent les secours.
Nina donnait du pain pour les canards et les a suivis jusqu’au bord du lac. Personne n’avait vu la petite fille basculer du ponton sauf cette dame qui l’a sortie à temps. Belén est choquée, prend sa fille avec elle et l’ambulance les conduit en direction du service des urgences. Elle n’a même pas eu le temps de remercier sa bienfaitrice.
Durant tout le trajet, Nina tremble et a les lèvres bleues pâle. Un infirmier les reçoit. Il place les éléments de surveillance et tente de les rassurer. Il appelle le médecin et le pédiatre afin de s’occuper de Nina qui s’est finalement endormie grâce à la couverture chauffante qu’il a délicatement posée sur elle à son arrivée. Elle semble hors de danger. Belén éprouve une sensation d’oppression dans sa poitrine et son cœur s’emballe. L’urgentiste consulte le registre informatisé des hospitalisations et appelle le cardiologue de garde.
— Bonjour, Docteur Tessier. Vous souvenez-vous de Mme Alvarez ? Vous l’aviez pris en charge pour un malaise au cours de sa grossesse, il y a quelques semaines de cela ? Un long silence s’installe. Docteur, allo ! Vous m’entendez ?
— Oui, oui, reprend Arnault déconcerté, je me souviens, que se passe-t-il avec elle ?
— Sa fille a failli se noyer. La patiente se plaint de fortes palpitations et douleurs dans la poitrine. Je pense que cela est lié au stress qu’elle a vécu, mais je voudrais éliminer un problème cardiaque.
— J’arrive tout de suite, lance Arnault affolé par cette annonce.
Il se rue au rez-de-chaussée et s’enquiert de l’état de l’enfant, puis de la mère. Lorsque Belén reconnaît Arnault, elle baisse la tête :
— Vous m’aviez pourtant prévenue. Je suis si confuse de ne pas vous avoir écouté.
Le médecin analyse l’électrocardiogramme. Le pouls est rapide, mais régulier. Il se saisit de l’échographe et l’aperçoit une nouvelle fois distinctement. Il souffre, mais ne laisse rien paraître. Les résultats des examens confirment bien que la petite a inhalé de l’eau, mais rien qui ne justifie une prise en charge en réanimation. Des antibiotiques et une surveillance simple en service de pédiatrie suffiront.
— Le plus important c’est que votre fille et vous-même alliez bien, rassure Arnault qui salue Belén et caresse la main de Nina.
Levaut avait vu juste, pense-t-il. Arnault appelle Émilie, et ils sont tous les deux soulagés que la petite ait été sauvée.  

CHAPITRE XI
À cœur ouvert
À peine quelques jours plus tard, Arnault reçoit un appel de détresse de la part de Laure. Klaus présente une grave défaillance cardiaque et seule une opération pourrait le tirer d’affaire. La Guyane n’a pas de centre de chirurgie cardiaque et son transfert vers un grand hôpital parisien est imminent. Laure l’accompagne jusqu’à l’aéroport de Cayenne, mais elle a peur que son cœur ne supporte pas le voyage. Le jeune médecin se rend à l’hôpital Lariboisière auprès de Klaus qui l’attend. Marius est assis à ses côtés. Le vieil homme s’est assoupi.
— Il va mieux, lui dit Marius. Le traitement l’a bien amélioré.
Il lui montre alors le schéma que le professeur Baquet a dessiné afin d’expliquer l’opération à son patient. Le changement de la valve mitrale est impératif, mais Klaus n’est pas encore décidé.
— Il veut avoir votre avis, ajoute Marius. Klaus ouvre les yeux et se tourne alors vers Arnault :
— As-tu découvert de nouveaux patients cette semaine ?
— Là n’est pas le sujet, Klaus, il s’agit de toi et de ton état de santé, répond Arnault.
Le vieil homme renouvelle sa demande avec insistance.
— Non, répond-il d’une voix contrariée.
Le malade plisse ses paupières et reprend la feuille du professeur. Il pose une question à son ami. Arnault répond par l’affirmative. Klaus semble satisfait de la réponse. Marius implore son oncle :
— Les médecins t’ont déjà sauvé de ton infarctus, il faut leur faire confiance.
Le chirurgien revient dans la chambre et Klaus lui présente Arnault, « mon grand ami cardiologue », comme il aime à le répéter. Les deux médecins se saluent et Baquet reprend :
— Je veux être honnête avec vous, au vu de votre âge et de votre diabète, l’opération présente quelques risques, mais de mon point de vue, ils sont maîtrisés, dit-il d’un ton confiant. Par contre, sans intervention, l’issue sera rapidement fatale.
— Si je comprends bien, et le Docteur Tessier vient de me le confirmer à l’instant, pour remplacer cette valve, mon cœur devra être totalement vidé de son sang. Donc j’en déduis qu’il sera purgé en quelque sorte.
— Seulement pendant quelques minutes, lui répond le professeur. Votre circulation sanguine sera suppléée par une machine, le temps de la mise en place de la nouvelle valve.
— Dans ce cas, oui, alors je suis d’accord pour me faire opérer par vos soins, répond Klaus dans un large sourire.
Arnault et Marius poussent un même soupir de soulagement. Baquet est quelque peu surpris par cette question et par cet élan d’enthousiasme inhabituel d’un patient à qui il va bientôt ouvrir le cœur en deux.
— Merci pour tout ce que vous faites pour lui, dit Marius.
Le professeur sort de la chambre. Arnault le suit et l’interpelle dans le couloir.
— Mon patient est porteur d’une maladie qui n’est pas commune. Je ne sais pas comment vous le dire, mais j’ai pu détecter dans ses cavités ventriculaires un puissant tourbillon. Baquet balaie d’une phrase les craintes de son confrère.
— J’ai tiré d’affaire pas mal de mes patients dans des situations autrement plus désespérées. Ma main n’a jamais tremblé. Il ajoute : vous pouvez assister à l’opération si cela peut vous rassurer.
Un vieil homme pousse la porte de la chambre. C’est André, l’ex-soldat français. Lorsqu’il pénètre dans la chambre de l’unité de soins intensifs, Klaus est méconnaissable. Le solide gaillard a laissé place à un homme pâle et amaigri. Klaus est ému jusqu’aux larmes.
— Il est finalement d’accord pour se faire opérer, lui dit Marius.
Arnault revient alors les voir et Klaus le présente à André :
— Dire qu’on s’est rencontrés il y a bientôt soixante ans. Depuis le temps que je souhaitais le revoir, mais la Guyane c’est trop loin pour moi, déplore André.
— Vous ne m’avez jamais parlé de votre rencontre, lance Marius.
Les souvenirs affluent, le vieil homme sort d’un lourd silence. Klaus se livre enfin sur sa jeunesse.
— Après ma libération, j’appris que mon père était mort sur un champ de bataille en Belgique, lors des terribles combats de Bastogne. Ma mère était gravement brûlée par les bombes incendiaires lâchées par les alliés. J’allai la voir tous les jours à l’hôpital. Je tentai d’adoucir son séjour du mieux que je le pouvais, mais tout manquait. Un fauteuil roulant de fortune me permettait de l’emmener dans ce qu’il restait de jardin environnant. Tu te souviens d’André ?
— J’étais un de ces soldats français qui occupaient le Länder. J’y suis resté un an. Je restais souvent en faction devant l’entrée de l’hôpital. La détresse de la population me touchait et en dépit des circonstances, j’entrais facilement en contact avec les visiteurs qui venaient auprès de leurs proches. Parfois, je leur donnais des cigarettes, voire ma ration pour les malades, car tout manquait. Avec ta maman dans le fauteuil, je t’aidais à franchir les quatre marches d’escalier.
— Nous avons rapidement sympathisé malgré mon français approximatif, reprend Klaus et pour te remercier, je t’avais même invité à venir prendre un verre chez moi.
— Ta proposition m’avait un peu embarrassé, car je ne te connaissais qu’à travers tes allées et venues. Je ne savais quel sujet aborder pour entamer la discussion. J’avais vu « Les Enfants du paradis » et par chance toi aussi, ce qui permit de briser la glace.
— Nous échangions des commentaires passionnés sur le jeu de Jean-Louis Barrault. On se promettait d’aller une prochaine fois ensemble au cinéma.
— Lorsque j’ai été démobilisé, je t’ai invité sur mes terres.
— Tu évoquais ton exploitation de pêchers, et je me prenais parfois à rêver de me promener au milieu de ce verger en fleurs. Oui, je rêvais d’ailleurs, car l’Allemagne d’après-guerre me dégoûtait. Je lisais la presse affichée sur les panneaux dressés sur la place. Lors de la dénazification, lorsque je constatais que de hauts fonctionnaires nazis étaient réintégrés dans l’administration, mon écœurement atteignit son paroxysme. Je souhaitais te rejoindre. Grâce à ta recommandation, ma candidature avait été retenue et j’avais accepté le contrat sans la moindre hésitation.
Marius reprend :
— Je me souviens du jas que tu avais aménagé, c’est là que je t’ai connu ! Une seule et toute petite pièce.
— J’y étais beaucoup mieux que dans les baraquements du chantier. La promiscuité avec les autres collègues était parfois difficile à vivre. Je marchais souvent seul des heures à travers la pinède provençale. Je me souviens de ces fleurs tendres qui inondaient la Vallée rose et de la douceur du soleil d’avril qui ravivait une partie de mon être. C’est comme cela que je découvris ce petit abri de pierre. J’empruntai cette longue allée de platanes qui menait à la grande bastide de ton père. Il était méfiant, mais comme je lui proposai de payer trois mois de loyer d’avance, il finit par accepter de me le louer. J’avais remplacé quelques tuiles et avais remis en place la porte dégondée pour rendre le lieu habitable. Cette perspective d’installation m’avait empli d’une joie inattendue.
— Ton potager forçait l’admiration de ma mère, se souvient Marius qui vit enfin un beau sourire naître sur le visage radieux de Klaus. C’est elle qui m’avait demandé de t’apporter des plants de tomates mieux adaptés à la sécheresse et au sol que ceux que tu avais plantés.
— Et tu m’avais dit avec ta jolie frimousse : « Chez nous, les tomates, elles sont déjà comme ça », et tu ouvrais tes mains pour signifier la taille d’un melon, ce qui m’avait convaincu de le faire.
— J’étais fasciné par ta force lorsque tu taillais et remplaçais les pierres des restanques.
— Toi, tu m’emmenais à la bergerie afin que je puisse y collecter du fumier de mouton, continue Klaus.
— Et puis ma sœur Claudine t’a proposé de venir t’aider à porter les seaux d’eau pour arroser ton jardin. Le mystère qui t’entourait l’effrayait un peu, mais la fascinait également. Elle admirait ton courage.
— Emportées à cause de moi…
— Non, Klaus, non, tu n’y étais pour rien et tu le sais, s’offusque Marius.
En effet, bien des années après la rupture du barrage, alors que Klaus était déjà depuis de nombreuses années installé à Kourou, les conclusions du procès furent rendues. La rupture du barrage était imputable à la porosité de la roche sur laquelle s’exerçait la pression hydraulique de la retenue, et non à la rupture de la voûte de béton.
Un brancardier vient chercher le vieil homme. Klaus prend son protégé dans ses bras. Quelque chose dans la chaleur de cette étreinte désespérée glace Marius. Comme un pressentiment que la fin est proche. Il s’en va, dans le crissement de roues d’un brancard d’hôpital. Tous l’accompagnent jusqu’au bloc opératoire. Au seuil de l’entrée, ils le voient partir dans le couloir qui mène à la salle et le transforme en une ombre de plus en plus sombre. Graduellement, il semble se dissoudre dans l’obscurité, un peu comme si l’évocation de son passé rendait sa vie présente évanescente. Arnault reste accroché à la poignée de la porte qu’il hésite à refermer. Baquet le remarque et lui lance :
— Ma proposition tient toujours, vous savez !
*
— Madame l’anesthésiste, puis-je inciser ? demande Bruno Baquet.
Ce médecin aurait dû prendre sa retraite depuis cinq ans déjà, mais comment arrêter une passion qui a rempli toute votre vie et qui vous a donné tant de satisfaction ? Il sait qu’en abandonnant le scalpel, il ne sera plus lui-même et redoute plus que tout ce moment de l’après. Pourtant, la direction lui a signifié qu’il a atteint la limite d’âge réglementaire pour exercer. À soixante-douze ans, Klaus sera probablement l’un de ses derniers patients. Baquet fait partie des pionniers de cette chirurgie si particulière, il a participé à l’aventure des premières greffes, effectué de nombreuses missions humanitaires, et son expérience est considérable. Pourtant ce qu’il va vivre ce jour-là sera une énigme que personne n’arrivera à élucider.
— Vous pouvez inciser, confirme l’anesthésiste qui n’est autre que son épouse.
Les deux médecins ne vivent qu’à travers le monde de la chirurgie cardiaque. Leur relation particulière, professionnelle comme personnelle, leurs querelles de couple et les emportements homériques de Bruno sont légendaires. Gisèle est une petite femme, entière, issue d’une famille paysanne de Lozère. Bruno est un faux calme, un grand nerveux. Comme un volcan, personne ne peut prédire quand et comment il va exploser. Gisèle ne s’est jamais laissé impressionner, mais l’ambiance est parfois tendue au sein du service. Toutefois, le personnel aime travailler avec eux et leur pardonne ces éclats de voix, car les deux médecins sont respectés, appréciés et reconnus pour leurs compétences. Ils réalisent des prouesses de réanimation et de chirurgie qui ont sauvé bon nombre de patients.
Lorsque Arnault entre dans la salle, Klaus est déjà sous anesthésie.
— Vous êtes le nouvel interne ? demande Gisèle. Il lui répond par la négative et se présente. Ah ! Excusez-moi, vous paraissez bien jeune. Dès que je vous donne le feu vert, vous pouvez vous placer sur cette petite estrade. Vous serez ainsi en surplomb du champ opératoire. Si vous ne vous sentez pas bien, n’hésitez pas à me le dire.
Lorsqu’il est habillé en tenue stérile, Bruno se métamorphose en petit ange docile. Il n’opérerait aucun patient sans la présence de Gisèle. Elle le rassure et lui reste stoïque et calme, même lorsque la situation semble désespérée.
À 8 h 12, Bruno saisit la scie circulaire et fend l’os du sternum dans toute sa longueur. Le thorax ouvert dévoile un cœur peu vaillant, violacé qui ne laisse aucun doute sur sa souffrance.
— Il est temps de remplacer cette valve, dit-il en s’adressant à son aide opératoire.
À 8 h 25, l’équipe s’apprête à enclencher la machine de circulation extra corporelle. Baquet insère les deux canules dans l’oreillette droite et l’aorte. L’infirmier-perfusionniste se tient prêt à lancer la machine dès qu’il en aura reçu le signal.
8 h 32. Top, les galets de débit sont actionnés. Le sang s’écoule dans les tuyaux. Les contrôles sont satisfaisants et Bruno arrête le cœur à l’aide d’une perfusion de potassium distillée dans le réseau coronaire.
8 h 36. L’infirmier signale à deux reprises aux deux médecins que la pression de perfusion au sein du circuit est anormalement haute. Selon la procédure habituelle, Gisèle renforce la dose d’anticoagulant, et Bruno vérifie qu’il n’y ait pas de coudes dans les tuyaux de raccordement. Malgré ces mesures, la pression continue d’augmenter progressivement et devient à présent trop élevée pour continuer la suppléance. Arnault pressent que quelque chose d’anormal est en train de se passer et que la vague n’y est pas étrangère. Un voyant lumineux d’alerte clignote. L’infirmier sue à grosses gouttes, hésite, puis lâche à haute voix :
— Il est nécessaire d’interrompre rapidement la CEC. Baquet fait mine de ne pas l’avoir entendu et Gisèle injecte un surplus d’anticoagulant. Ils savent qu’à ce stade, ils ne peuvent rien faire de plus, sinon tout retirer et revenir à la case départ, ce qu’ils tentent à présent de faire.
8 h 39. Les tuyaux sont soumis à de plus fortes pressions, ils vibrent de plus en plus jusqu’à ce qu’une fuite apparaisse au niveau des raccords répandant du sang au sol. Soudain, les galets s’immobilisent et la machine de suppléance s’arrête net dans un signal sonore assourdissant. Arnault sent la peur envahir toutes les personnes présentes.
8 h 44. Sans un mot, ni de geste brusque, Bruno retire la pince de l’aorte, espérant une reprise de l’activité cardiaque. L’électrocardiogramme reste plat. Gisèle injecte des doses de plus en plus importantes d’adrénaline pendant que Bruno masse le cœur qui reçoit un choc électrique à huit reprises.
— C’est la vague, le tourbillon dont je vous avais parlé, s’exclame Arnault hors de lui.
Il présente le même coup de folie qu’il eut lorsque Véronique douta de son diagnostic échographique. Il descend de son estrade et se précipite sur l’appareil.
— Putain de vague ! Sort de cette machine, putain de vague !
Pour la première fois de sa vie, Bruno Baquet hausse le ton et ordonne :
— Il ne manquait plus que ça. Foutez-moi cet énergumène enragé dehors !
Deux membres du personnel se saisissent d’Arnault qui est expulsé sans ménagement.
Pendant plus de trente minutes, les gestes de réanimation sont pratiqués, mais le cœur de Klaus ne repartira jamais. La machine avait été remplacée il y a quelques mois et était révisée toutes les semaines. Malgré une expertise technique poussée, on ne pourra jamais expliquer pourquoi la circulation extracorporelle a défailli ce jour-là. Un épisode rare et unique qui laissera des traces au sein du service de l’hôpital parisien. Faire entrer un patient vivant au bloc, et le voir ressortir recouvert d’un drap mortuaire est un choc même pour les soignants les plus aguerris. La mort de Klaus met tristement fin à la carrière brillante du couple de médecins qui ne se relèvera jamais d’un tel échec.
*
Devant le cercueil, Arnault éprouve le même vertige qu’il avait ressenti lorsqu’il était debout près de sa mère sur la plage. Une nouvelle fois pris dans l’étau d’une terrible culpabilité, les derniers mots de Klaus ne cesseront de tourner en boucle dans sa tête, « Mon cœur sera enfin purgé ».
Le vieil ami souhaitait être inhumé dans le cimetière de la paroisse de Saint-Laurent. Laure, Jochem et Marius l’ont accompagné jusque-là. Après la cérémonie religieuse et l’inhumation, Arnault demande à Laure s’il peut se rendre dans la maison une dernière fois. Le vieil homme avait laissé les clés à son infirmière et donné comme consigne à Marius de s’occuper de sa succession si tout ne se passait pas comme il le fallait.
Pris par les émotions et le décalage horaire, Marius est allé se coucher tôt. Seul sur la terrasse, Arnault se laisse bercer pour le lent mouvement du hamac dans lequel Klaus avait l’habitude de fumer sa pipe. À travers ses paupières mi-closes, la luminosité déclinante du soleil couchant fait apparaître des couleurs chaudes et rassurantes. Il songe à cette vie qui le traverse sans le toucher. À nouveau plongé dans cet état de demi-vivant.
— Monde dis-moi qui tu es ? J’ai tant voulu te comprendre avec ma pauvre raison, t’aimer passionnément, mais ni mon cœur ni ma tête ne m’ont conduit là où je souhaitais. Je suis porté par cette vague, au gré du courant, ballotté. Damné, pauvre damné, devrais-je finir par me laisser emporter pour ne plus succomber ? Cette vague ne m’a-t-elle pas déjà engloutie ?
Revoir la photo du mariage, écouter Luis Mariano, appeler Émilie, lui permet une nouvelle fois de ne pas sombrer. Il se dirige vers le petit secrétaire du salon. Il sait qu’il y trouvera un encrier, une plume, et se saisit d’une liasse de pages blanches. Chaque mot est d’une calligraphie exquise et respecte à la perfection les pleins et les délayés que lui avaient si assidûment enseignés les instituteurs de son école française londonienne. D’abord longuement hésitant, il se donne du courage et enfin, confortablement assis devant le petit bureau, dans la solitude la plus absolue, commence à rédiger sa lettre. Pesant et repesant chaque terme, incertain sur le sens de chaque phrase, il paraît insatisfait du résultat, écrase dans sa main la feuille pour en prendre une autre, et encore une autre jusqu’à quasiment la fin du bloc de papier. Puis, la lettre terminée est lue et relue, il hésite à l’envoyer à son père :
« Nous avons eu l’immense chance de passer nos étés dans une Provence idyllique, à l’ombre des pins parasols et enivrés par le chant des oiseaux, où ont vécu, Frédéric Mistral, Marcel Pagnol, Jean Giono, Vincent Scotto, Raimu, Jean Cocteau ainsi que d’innombrables provençaux, artistes ou pas, dont la faconde a fait la renommée de cette si belle région. Au cours de nos vacances, nous avons eu la chance d’être dorlotés et choyés par vous deux ainsi que des gens simples et bons dont la mission essentielle était de faire aimer la vie. Quand je pense à vous deux, quand je pense à eux, et j’y pense souvent, je n’ai pas honte du genre humain. Avec vous, j’ai vécu des heures d’un enrichissement sans fin. Je vous dois et je leur dois tout. Enfermé, je prends conscience que je vous ai peut-être abandonné, mais jamais cette richesse ne m’a abandonné, même si la déchirure maintient sa naïve candeur à penser qu’elle nous a séparés. Il n’y aura jamais eu la moindre faute de sincérité. Un trésor qui était toute l’affection que trop tôt, sur les jeunes orphelins de mère que nous devînmes, des êtres, tous pétris de générosité et d’abnégation, nous ont offert sans discontinuité. Si je devais résumer en un seul mot ce que je perçois à présent, ce mot serait, naïvement, mais sincèrement, merci. Pourtant, ce merci restera éternellement vide de sens en comparaison de tout l’amour que j’ai reçu. Un événement brutal a dicté une halte obligée comme, hélas, celle cruellement imposée par les eaux meurtrières de la calanque des pêcheurs. C’est fragile une maman ! C’est fragile comme un miroir. Au moindre choc, il se casse pour toujours. Recoller les morceaux, c’est impossible. Pourtant, un jour, un triste jour, les mamans s’en vont, et nous voilà seuls, incroyablement seuls, accablés d’une peine qui ne nous quittera jamais. « Qui a mère n’a pas mal » dit un vieux dicton du Midi. La mort a totalement échoué dans son constant souci de nous désunir. À défaut d’atteindre l’immortalité, celle que nous avons aimée est intemporelle. Régulièrement, elle revient auprès de moi. En écoutant ses chansons favorites, en regardant votre photo de mariage, je m’étonne à lui parler. Je suis surpris de sa réponse. Notre tendre complicité n’est pas close. Ma mémoire a engrangé tous ses faits et gestes. Enfouie au plus profond de mon être, elle continuera à guider mes pas jusqu’au tout dernier. Jamais celle que nous avons aimée, et que nous continuons d’aimer au-delà de la mort, n’épousera les ténébreuses sinuosités de l’oubli. De façon abrupte donc, nous sommes passés de l’ombre fraîche des pinèdes assoupies au déchirement d’existences en pleurs. Ainsi va la vie, où l’épineux et le soyeux s’opposent dans une inextricable compétition qui ne verra ni vainqueurs ni vaincus ».
*
La nuit fut courte pour Arnault. Jochem l’invite, accompagné de Marius, à le rejoindre à son domicile. Il leur détaille sa petite collection d’objets amérindiens qu’il a collectés tout au long de ces années et leur offre le livre qu’il a conçu et rédigé. Marius restera quelques jours de plus pour les formalités administratives, et Jochem raccompagne Arnault à l’aéroport.
— Klaus est à présent dans la paix du Christ, dit Jochem.
— L’aumônier de l’hôpital est passé le voir longuement. Klaus devait se douter que la vague l’emporterait, reprend Arnault.
— Penses-tu que la défaillance du circuit soit directement liée à son effet ? demande Jochem.
— Cela ne fait aucun doute. Il en a été délivré j’en suis certain, et c’est ce qu’il espérait depuis des années, mais parfois le traitement est plus terrible que la maladie. Si nous étions cyniques, nous dirions qu’il est mort guéri. Un silence gênant s’installe et Arnault est plongé dans ses pensées. Trop d’obstacles, trop de doutes, trop de regrets, dit-il d’une voix à peine audible.
— Ces mots viennent de ton âme, une porte s’est entrouverte, à toi de t’y engouffrer avant qu’elle ne se referme, reprend Jochem.
— Je vais te faire une confidence, mais j’ai cru apercevoir le visage de ma mère parmi tant d’autres se dessiner dans l’écume de ma vague, lui confie Arnault.
— Cette vague est un corridor entre la vie et la mort. Orthense essaie de communiquer avec toi, le rapprochement entre vous deux est en bonne voie, dit Jochem. Quand reviendras-tu ici ?
— Dès que tu auras eu son accord.
— Attention, je te le répète et tu le sais, cela n’est pas sans risques.
— Peu importe, au point où j’en suis…
*
Arnault ne peut s’empêcher de faire une escale à Amsterdam pour revoir Saartje. L’attraction qu’avait suscitée son sourire généreux l’avait bouleversé. Le désir soudain qu’il éprouve s’était imposé comme une évidence contre laquelle il avait été impossible de lutter. Mais si la jeune femme a initialement encouragé Arnault dans sa recherche, à présent, elle doute de ce qu’il a aperçu dans leurs cœurs et avec la mort de Klaus, elle ne veut plus en entendre parler.
— Tu me dis que tu aurais pu empêcher la mort de Klaus ! Mais il a pris cette décision tout seul, ce n’est pas toi qui l’as placé sur la table d’opération, tout comme ta mère, ce n’est pas toi qui l’as poussée dans le vide. Arrête cette course folle, supplie la jeune femme. Je ne peux pas te laisser noyer dans le regret, pense à notre avenir. Avec toi, je me remets petit à petit, mais j’ai l’impression que je ne t’apporte aucun soulagement, et cela me fait de la peine. Arnault, essayons d’aller mieux ensemble, au lieu de comprendre pourquoi tu as si mal. Avec autant de fougue que d’impatience, Saartje savoure pleinement sa nouvelle vie de femme et son bonheur est à présent indissociable d’une maternité. Je te propose de fonder un foyer, une famille. Dès que tu auras obtenu ton diplôme, tu pourras postuler comme consultant en coronarographie à l’hôpital cardiologique d’Amsterdam. Tiens, j’ai récupéré cette annonce pour toi. Tu devrais envoyer ton dossier de candidature dès à présent.
Mais la quête désespérée d’un homme qui ne sait plus si la conviction qui porte chacun de ses actes est réelle ne se laisse pas si facilement éconduire.
Après seulement quelques mois et quelques allers-retours entre la France et les Pays-Bas, les nuages s’accumulent au-dessus du couple. Elle reproche le peu de place qu’Arnault lui a fait et la place trop grande qu’il a prise dans la sienne. Une pierre venait d’être lancée dans leur jardin. Alors qu’il séjourne chez elle, une dispute éclate, et elle demande à Arnault de la quitter et de ne plus venir la voir. Elle ne répond plus à aucun de ses appels. Tout est allé si vite. Arnault est à présent miné par sa responsabilité dans l’échec de sa relation en privilégiant ses aspirations au détriment de l’épanouissement de son couple. Il le sait et il a honte.
Dans sa chambre d’hôtel, il se rappelle cet élan d’enthousiasme, cette espérance un peu folle, qui s’allient à présent inlassablement à un pincement, une dissonance. Ses pensées l’entraînent dans le mouvement d’un pendule qui oscille entre le regret d’un paradis perdu et un étonnement amer laissé par les illusions disparues. Il n’a pas su lire en elle et à présent, il comprend son exaspération et la rupture qui en a suivi. Arnault se lève en pensant qu’il ferait mieux d’orienter les vagabondages de sa rêverie vers d’autres horizons et ne pas céder à la mélancolie. Il se dirige vers le restaurant italien où la jeune femme a ses habitudes, pensant peut-être la revoir et tenter de recoller les morceaux ?
Lorsqu’il pénètre dans l’établissement, le patron s’inquiète de ne pas la voir en sa compagnie. Arnault lui annonce leur rupture et son départ sans doute définitif d’Amsterdam. Luigi lui sert du poulpe frais assaisonné d’huile d’olive parfumée au basilic, des pâtes à l’arrabiata et une escalope de veau à la milanaise accompagnés d’une bonne bouteille de chianti. Puis, il a droit à un assortiment de giandiuja et de dolce avec une bouteille de grappa. Ils trinquent ensemble puis la salle se vide, et Arnault reste seul, fatigué et figé. Tête baissée, son regard vide se fixe sur le petit verre rempli d’alcool fort. Il remarque alors que le liquide semble s’agiter alors que la table est parfaitement immobile. Sa surface ondule dans un tourbillon qui s’amplifie pour former une sorte de vaguelette qui s’échoue sur les bords. Cette illusion ne dure qu’un instant, et il se presse d’ingurgiter d’un seul trait le breuvage pour la faire disparaître. La tentation est trop forte. Il se reverse une rasade de liqueur. Il ne faut pas plus de quelques secondes pour que le phénomène réapparaisse et ainsi plusieurs fois de suite. Arnault salue le personnel et se dirige vers la porte principale en titubant. Un des employés lui propose de le raccompagner, mais il veut se rafraîchir et se penche sur la vasque de la fontaine, une reproduction de celle de Trevi, et elle est encore là, tourbillonnant dans la vasque.  

CHAPITRE XII
Haïku
Le plongeoir est constitué de trois étages et surplombe le tout nouveau bassin olympique du quartier Antigone à Montpellier. La plateforme de haut vol à dix mètres est impressionnante de hauteur. Arnault s’y exerce, effectue une série de saltos tout aussi périlleux les uns que les autres puis se saisit de la serviette, se sèche sommairement et pense :
— Je peux y retourner maintenant.
*
Le parking qui jouxte la descente d’accès aux calanques n’est pas encore bondé. Arnault s’y gare, récupère son sac à dos sur la banquette arrière, sort de la voiture et inspire profondément. Il reconnaît ce paysage et détourne les yeux du calcaire qui change la lumière en glaive pour perdre son regard sur la réverbération de la mer tout aussi tranchante.
Le soleil, toujours aussi implacable, ne semble jamais avoir quitté les lieux. La fraîcheur de l’air matinal le rend pourtant supportable. La soif assèche la bouche. Son corps, noué par une souffrance qui ne l’a jamais quittée, se sent soudain proche de ces buissons épineux qui bravent chaque jour le vent et le sel. Un corps qui, comme eux, a poussé sur la pierre, a cherché une eau rare au prix de multiples contorsions, s’est tenu ramassé sur le sol pour ne pas donner prise au vent ou à l’évaporation.
La beauté du lieu est saisissante, mais elle l’a trahi, et continue d’exhaler ses charmes, indifférente à son drame. Elle ne sera jamais sienne. Il reconnaît la saillie de pierre d’où sa mère a plongé. Son pas, sûr, lui permet d’y accéder sans difficulté. Arnault plie ses vêtements, les range dans son sac, ôte ses sandales, se positionne et fixe l’horizon sans trembler.
L’air marin emplit ses poumons, le vent caresse sa peau et l’entraîne dans une volupté inattendue. Il s’élance avec la détermination d’une machine exécutant ce à quoi elle a été programmée. Cependant, sitôt que ses pieds quittent le rocher, toutes ses certitudes s’envolent. Son corps se vrille et se déploie selon une courbe aussi harmonieuse que celle d’un aigle fondant sur sa proie. Il aperçoit maintenant son ombre. La surface de l’eau lui fait face tel un rempart de plomb et le doute le saisit. Tous ses muscles se contractent, muent son corps en statue de pierre, une rigidité cadavérique.
La mort s’oppose à la mort. L’intensité du choc est fulgurante. Le silence succède au fracas. La frontière interdite est franchie. Sa chute est arrêtée dans la même violence que celle qui avait ravi sa mère, puis un ralenti l’entraîne dans le ventre du monstre. Tout son être glisse sur les pentes d’un vertige aquatique qui ne sait plus distinguer le ciel et les abysses. Passé cet effroi, une volupté longtemps bannie de chacune de ses pensées renaît de ses cendres. L’enfant qui s’était si souvent ébroué dans les vagues de la grande bleue reprend chair.
Il remonte sans hâte, reprend son souffle et nage jusqu’à la plage. Il sort de l’eau, marche de nouveau sur le sentier et s’assied dans le repli de la falaise.
Il repense à Klaus. Il avait parlé de son projet au vieil homme qui avait essayé de le dissuader de le faire :
— Et s’il t’arrivait malheur, que feraient tes patients sans toi ? Tu les laisserais une fois de plus sans réponse et sans espoir.
Puis, Arnault lève la tête et constate que le corbeau, aperçu à son arrivée, et qui tournait au-dessus de la calanque, s’est posé à quelques mètres de lui. Il s’adresse alors à lui :
— Mort, où est ta victoire ?
*
L’oiseau s’envole et se dirige vers des pêcheurs qui ramènent dans leur filet un magnifique requin. Arnault constate avec surprise que sur le bateau a pris place oncle Michel.
Voyant que sa créature préférée est capturée, le corbeau maléfique entre dans une colère noire et demande au géant des mers de déclencher d’immenses vagues, ce qui libère la prise du filet. Arnault aperçoit l’embarcation couler. Il part à la recherche des disparus des heures durant, en vain. Sur la plage, il voit un imposant oiseau-lyre échoué, lui aussi prit dans cette tempête meurtrière. Il lui nettoie les ailes, le nourrit et le place dans un nid fait de feuilles et de roseaux en murmurant :
— Bel oiseau, je me demande qui a voulu nous faire tant de mal.
— Arnault, Arnault !
— L’oiseau, est-ce toi qui m’as parlé ? demande-t-il.
— Oui, jeune homme, c’est moi. Tu m’as sauvé la vie.
— Sais-tu qui a déclenché cette tempête ?
— Oui, le roi corbeau ? répond l’oiseau.
— Peux-tu me conduire à lui ? demande l’homme pétrit d’un violent désir de revanche.
L’oiseau-lyre acquiesce. Arnault attache son couteau à sa ceinture et grimpe s’asseoir sur son dos. Ils partent sur le champ vers le palais du corbeau.
En chemin, ils s’arrêtent sur une île pour demander l’hospitalité d’un repas, une jeune fille apparaît. En contemplant son visage si lumineux, Arnault reconnaît Saartje et sent le bonheur l’envahir.
— Resteras-tu au pays où jamais ne naît la rancœur ? lui demande la jeune femme.
— Oui, car mon vœu est de rester avec toi, mais avant cela, je dois venger oncle Michel, lui répond le jeune homme.
Saartje rappelle à Arnault que dans cette île, le regret n’avait jamais existé et que son remords allait certainement lui porter malheur. Faisant fi de son appel à rester, il reprend son vol et aperçoit enfin le sombre château avec ses multiples tours de pierres plongées dans un épais brouillard. Un varan de Komodo garde la porte d’entrée. Arnault demande une audience. Un caméléon le mène à travers de longs couloirs jusqu’à la salle du trône. Là, il s’agenouille.
— Honorable corbeau, dit Arnault, tu as tué oncle Michel.
— Les pêcheurs de ton village avaient capturé celui à qui je tenais le plus au monde, répondit le roi.
— Comment pouvaient-ils savoir cela ? s’étonne le jeune homme.
Il s’approche d’Arnault, le dévisage et le jeune homme perçoit un évident trouble.
— Vous, vous lui ressemblez. Là, c’est évident. Je vois votre mère, les mêmes cheveux, avec cette mèche ondulante qui tombe sur le front et que votre mère s’évertuait à coiffer en arrière, le même regard, la même forme du visage, tout pareil, quand je vous vois, je la vois, c’est Orthense que j’ai devant moi.
Arnault est quelque peu décontenancé par les mots qu’il vient d’entendre, l’oiseau noir reprend :
— Nous nous sommes rencontrés il y a fort longtemps, sur une plage, je crois. Hier, un de mes espions m’a dit qu’un homme se préparait à plonger à l’endroit même où votre mère avait perdu la vie. J’ai immédiatement fait le rapprochement, et je suis venu voir. Pourquoi m’avez-vous défié ? reprend la mort d’un ton colérique visiblement contrarié qu’Arnault lui ait échappée. Son exemple ne vous a pas suffi ? Elle poursuit avec plus de douceur :
— Pour te récompenser de ton courage, le moment est venu de la revoir.
Un des serviteurs entre alors dans la grande salle accompagné d’Orthense. Arnault reste pantois, les mots lui manquent totalement stupéfait par ce qu’il voit. D’un ton attristé, la mère s’adresse à son fils :
— Le vent souffle en rafales. La chaleur s’abat sur les calanques. Dans la chambre, assis sur une chaise, au travers d’un carreau plein de buée, chaque année, il regarde la mer. Il guette le retour de son épouse, un retour qui ne se fera jamais. Je vous ai infligé à tous les trois une si grande douleur. Je vous ai laissés seuls. C’est moi qui porterai à jamais cette faute impardonnable. Mais pourquoi avoir reproduit ce qui nous a fait tous tant de mal ?
— Maman, me pardonnes-tu ?
— Oui, je te pardonne, c’est bien la preuve que je t’aime.
— Je ne pouvais me résoudre à ta disparition. Je n’ai jamais su me faire aimer de toi et je pensais qu’une fois, rien qu’une fois, tu m’aimerais si je restaurais ton honneur en réussissant là où tu avais échoué.
— Quand je te vois, toi, ce grand et beau gaillard, là, en face de moi, j’oublie les douleurs du passé et je réalise que je n’ai pas le droit d’être ni triste ni déçu de la vie. Avec ton père, nous t’aimons beaucoup, vraiment beaucoup et bien plus encore, même si on ne te l’a jamais montré. Une pudeur déplacée sans doute. Et cet amour-là, il me fait tout oublier, tout. À présent, il faut partir, la vague ne s’est pas dissipée et elle se dirige maintenant tout droit vers l’île de la princesse. Elle t’avait pourtant prévenu que ta vengeance vous porterait malheur.
Étouffé par l’émotion d’une colère inouïe, Arnault se saisit de son couteau et se dirige vers cet oiseau immonde et répugnant. Il est soudainement pris d’une intense léthargie qui impitoyablement l’envahit. L’oiseau-lyre le récupère et le porte sur son dos, et ils retournent ensemble sur l’île en danger. Arnault propose à la jeune femme d’arrêter la vague en élevant de hauts remparts de protection, mais sous les coups de boutoir de vagues furieuses, ils se disloquent. Arnault lui prend la main et ils se jettent du haut du donjon. Tous deux se métamorphosent alors en oiseaux et ils prennent leur envol. Ils s’élèvent si haut qu’ils ne reconnaissent plus l’île épargnée. Arnault est ivre de bonheur et s’adresse à Saartje :
— Avec toi, rien qui ne m’appartienne sinon la paix du cœur et la fraîcheur de l’air.
Ils tournent sur eux-mêmes trois fois jusqu’à ce qu’ils plongent dans l’horizon d’une mer apaisée.
*
Arnault est recroquevillé sur une longue natte en bambou, totalement fourbu et tremblant de froid. Il perçoit à peine le bruissement des arbres et les discussions étouffées des enfants qui jouent au loin. Il porte un pagne sommaire. Son corps est parcouru de tatouages éphémères, des motifs traditionnels. Sa vision est trouble. Il semble distinguer deux femmes âgées assises près de la porte qui observent les deux hommes allongés. Il se redresse péniblement et tapote autour de lui afin de récupérer ses lunettes. Il touche alors une main et reconnaît son ami qui dort profondément. Il s’approche péniblement de la table. Ses lunettes sont posées près d’une carapace de tortue richement décorée, le calice sacré que lui avait tendu Jochem. Il lui avait conseillé de boire le breuvage jusqu’à la lie malgré l’amertume.
Il se souvient qu’ils étaient entourés de musiciens martelant leur rythme sur des rondins en bois et de danseuses aux masques d’animaux qui virevoltaient autour d’un feu de camp. Le chamane psalmodiait des incantations rituelles et incitait l’âme des hommes à pénétrer le monde des esprits. Lentement, l’effet du mélange hallucinogène lui déforma les sens et Arnault se sentit transporté, son corps flottait au-dessus de l’assistance, il était sorti de lui-même. Des hallucinations sont apparues : un oiseau-lyre, un corbeau, sa mère, Saartje, une triple vrille et ce plongeon. Puis l’effet du produit se dissipa et la redescente fut terrible, des douleurs, des visages terrifiants, la vague scélérate, un corbeau qui lui dévorait les yeux. Cette expérience sera la première et la dernière en ce qui le concerne. Jochem goûte trop régulièrement à ce délice des retrouvailles avec ses petits camarades, Paul et Antoine, et Arnault prend conscience que son ami est clairement sous emprise.
Couché sur le côté, Jochem dort encore, sa respiration est ample, lente, son visage paisible. Si lors de leur première rencontre, il n’avait pas trouvé l’homme particulièrement séduisant, son corps à demi nu, ciselé à la perfection, l’attire. Ses mains si fines contrastent avec un torse puissant qu’il entretient soigneusement. Arnault sent un puissant désir l’envahir et en ressent une gêne. Une gêne, car malgré l’immense tendresse qu’il éprouvait pour Saartje, il en demeurait impuissant. Cette absence de relation aboutie contrariait la jeune femme. Elle se sentait rejetée, blessée. Plus elle insistait, plus il défaillait. Pour Arnault, l’image rassurante de lui-même qu’il percevait dans ses yeux se perdait peu à peu au fur et à mesure de ses pannes, et il en venait à se demander si son amour pour elle n’avait jamais existé.
Émilie lui connaissait quelques liaisons féminines, mais elles étaient peu nombreuses et le plus souvent transitoires. À présent, Arnault apprivoise peu à peu ce qu’il a longtemps refusé de s’avouer, et la vision de son ami lui offre ce qu’il n’avait jamais ressenti jusqu’alors avec une femme. Il ne peut s’empêcher de poser ses lèvres sur le front de Jochem qui se réveille peu à peu.  

CHAPITRE XIII
La pagode
Arnault attend dans le froid d’une bise matinale devant un large portail rouillé. Il est parti à 4h00 de Montpellier en direction de Fréjus pour un rendez-vous donné à l’aube. Une longue chaîne constituée d’anneaux d’acier solidement attachés empêche son ouverture. Un grand calicot est tendu en travers portant l’inscription : « NON à l’expulsion ! »
La route est déserte. Aucune sonnerie n’est disponible. Le soleil d’hiver rasant, aveuglant dans sa lumière, semble déjà dire quelque chose de la nuit qui disparaît. Un jeune homme aux cheveux fins, maintenus par un bandeau lui enserrant la tête, apparaît. Méfiant, il déverrouille le cadenas après avoir vérifié que le visiteur est bien seul. Une fois le médecin dans l’enceinte, le gardien referme précipitamment le portail derrière lui et prie Arnault de le suivre. Ils longent alors un bouddha couché couvert de feuilles d’or qui rappelle les fastueux temples thaïs et khmers, et empruntent un escalier qui conduit à la pagode dont on distingue déjà le toit. De part et d’autre sont posés des dizaines de statuaires d’animaux, dragons, éléphants, tigres.
À chaque palier, le guide décrit succinctement les différentes parties du temple, son histoire singulière et les menaces qui planent sur lui. Entre 1915 et 1960, les troupes coloniales venues combattre en France étaient temporairement logées dans un camp militaire voisin. Au cours de cette période, ces mêmes soldats ont bâti la pagode et ses annexes. Du Hong, le guérisseur, est un ancien militaire de l’armée d’Indochine. À la fin de la Deuxième Guerre, fidèle à Josette, son épouse qu’il a connue lors de son séjour d’acclimatation et avec laquelle il a eu deux filles, dont Bao Chau, il n’est jamais retourné dans son pays. Le couple vit à présent reclus dans cette enceinte de peur d’y être expulsé.
Lorsque Arnault aperçoit le sage sur le parvis de la pagode, celui-ci est en méditation. Le jeune serviteur se retire. Arnault patiente une nouvelle fois. La cloche située dans la petite tour retentit, et Du Hong ouvre les yeux. Il invite son hôte à venir s’asseoir auprès de lui :
— Bienvenue Docteur Tessier, veuillez m’excuser de vous avoir fait attendre.
— Ne vous excusez pas. La quiétude de ce lieu m’a apaisée, répond Arnault. Il serait dommage que ce temple disparaisse.
— Je lutterai jusqu’à mon dernier souffle pour maintenir le souvenir de mes congénères tombés pour la France. Ce terrain appartient à un ancien colonel qui à l’époque en avait laissé la jouissance aux soldats indigènes. Son descendant veut à présent le vendre et je ne peux pour l’instant le racheter au prix qu’il a fixé. Cet homme a déclenché une procédure d’expulsion totalement injuste que je conteste auprès des tribunaux. Ils m’ont menacé plusieurs fois de me sortir d’ici manu militari.
— Près du centre-ville, il est effectivement bien placé, se désole Arnault.
— Trop bien placé pour ne pas attirer les convoitises des promoteurs avides d’argent. Nous, les anciens des troupes coloniales, avons participé aux deux conflits mondiaux. Ce lieu, nous l’avons construit de nos mains et voici la reconnaissance de la nation !
Il prend alors un ton plus apaisé :
— Mais revenons au sujet pour lequel vous êtes ici aujourd’hui. Inutile de tout me détailler, Jacques m’a tout expliqué. Puis-je vous examiner ?
— Bien sûr.
— Placez-vous sur cette chaise en face de moi.
Le praticien examine attentivement tour à tour, le visage, la langue, la paume des mains puis palpe longuement avec ses trois doigts le pouls des deux avant-bras. Après cinq longues minutes d’auscultation, son diagnostic est formel :
— D’après mes premières constatations, vous êtes bien atteint.
— Comment pouvez-vous le savoir sans faire d’échographie ?
— Vous en avez tous les signes.
Arnault reste sans voix. Le sage reprend :
— Il faudrait que je confirme ce que j’avance. Acceptez-vous de participer à une séance d’acupuncture ?
— S’il le faut…
— Bien.
Il demande à Arnault de s’allonger à même le sol. Le Maître émet des sons graves et profonds en entamant sa ronde autour de son patient. Il marque un arrêt, s’agenouille, positionne une aiguille sur un endroit précis du corps, se relève et reprend sa marche. Arnault l’observe du coin de l’œil, dubitatif. Au fur et à mesure du déroulement du rituel, le ciel s’obscurcit par des nuages qui s’accumulent au-dessus de la pagode. Le piaillement des oiseaux laisse place à un bruit sourd, un grondement, une tornade venant du large qui semble se diriger directement vers eux. Une des aiguilles positionnées dans l’avant-bras jusqu’alors immobile entame un mouvement circulaire de plus en plus rapide. Arnault perçoit une légère douleur à son niveau, puis celui-ci s’amplifie et devient franchement insupportable. Il essaie de retirer l’aiguille en question, mais celle-ci reste fermement ancrée sous la peau. Arnault souffre atrocement, le Maître la lui retire prestement ainsi que toutes les autres aiguilles. Le phénomène disparaît aussi rapidement qu’il est apparu. Arnault comprime, éberlué, la plaie saignante et s’étonne :
— Mais que s’est-il passé ?
— Rassurez-vous, demain, vous n’aurez plus rien. Je reste à votre disposition pour commencer le traitement, dit le praticien en se retirant.
Le jeune serviteur apporte un pansement et une tasse de thé au jasmin.
*
Le lendemain, rétabli, Arnault se rend une nouvelle fois au temple.
— Le ciel est plus calme qu’hier, lance-t-il encore secoué par son expérience de la veille.
— Comment va votre plaie ? s’enquiert Du Hong.
— Vous aviez raison, elle a presque entièrement cicatrisé, mais ce que j’ai vécu hier m’a assommé. Cette nuit, je n’ai jamais dormi aussi profondément et si longtemps.
— Je ne suis qu’à moitié surpris de ce qui s’est passé. Mon gendre présentait les mêmes symptômes que vous. Cependant, en ce qui vous concerne, je n’ai jamais vu autant d’énergie à disperser.
— Que voulez-vous dire ?
— Il y a en vous des énergies perverses et lors de la stimulation de certains points, ces forces se sont activées de façon extrêmement bruyante, jusqu’à vous blesser profondément.
— Des forces ? Qu’entendez-vous par là ? Vous voulez dire que je suis comme possédé ?
— Le mal, le ça, le démon… croyances ou point de vue. Vous concentrez un trop-plein d’énergie sur certains points.
— Et ce tourbillon ? demande Arnault.
— L’élément clé qui vous atteint n’est pas l’eau, mais un feu.
— Des flammes qui ressembleraient donc à une vague ?
— Exactement, ce que nous appelons un feu du cœur. Le yang prend le dessus sur le yin avec les répercussions physiques et psychiques telles que vous les présentez.
— Cela expliquerait-il que ma sonde d’échographie devienne brulante ?
— Probablement, répond Du Hong. Votre cas est préoccupant.
— Dr Levaut m’a confié qu’il ne s’était jamais refait une échographie ? Vos soins permettent-ils de s’en débarrasser définitivement ?
— Jacques avait franchi un point de non-retour, de nombreux conflits l’opposaient à ses confrères, jusqu’à finir par être radié du conseil de l’ordre des médecins. Il a arrêté brutalement son activité du jour au lendemain. Le flot des patients s’est tari par la même occasion, mais je suis sûr qu’il en reste qui ne sont pas diagnostiqués. Voici une petite liste de personnes susceptibles d’être atteintes. Ces personnes sont regroupées en association appelée « Les rescapés du barrage ». Il tend alors un feuillet à Arnault. Il vous faudra les contacter et les ausculter.
— Ils doivent être âgés, et je ne connais aucun cardiologue ici.
— J’ai de bons rapport avec le successeur de Jacques que je traite aussi, mais pour tout autre chose. Je peux lui demander que vous puissiez ausculter des patients susceptibles d’être atteints dans son cabinet sans nécessairement préciser le motif exact de votre démarche. Je préfère que nous restions discrets sur le sujet. Un travail que vous présenteriez dans le cadre de votre recherche médicale.
— Une façon habile de tourner les choses, même si je n’aime pas mentir, déplore Arnault.
— Quand vous diagnostiquez la vague, vous m’adressez ces patients, résume Du Hong.
Arnault écoute attentivement. Il est soudain méfiant, n’est-il pas tombé dans une secte ? Ce moine n’est-il qu’un gourou et ne fait-il pas une sorte de prosélytisme déplacé ?
— Mon rôle sera donc de dépister les personnes susceptibles de porter la même vague que moi. Mais qui me prouve que votre traitement marche réellement ? s’enflamme Arnault.
— Eh bien, vous allez pouvoir interroger les patients que j’ai déjà traités. Je les reçois ici tous les dimanches, ils ne vont pas tarder. Mais peut-être voulez-vous que je vous prouve cela sur vous-même ?
— Vous comprendrez que par rapport à ce que j’ai vécu hier, je suis un peu réticent à me remettre dans vos mains. Qui me dit que ce phénomène ne fera pas sa réapparition ?
— Je ne restimulerai pas le point concerné par votre plaie à l’origine de cet orage émotionnel. D’autres points situés sur d’autres méridiens méritent toute mon attention.
— Et quelles sont leurs fonctions ?
— Ils apaisent les excès d’émotions qui prennent le masque de passions destructrices, explique le thérapeute.
— Et cela doit prendre du temps avant que le traitement produise son effet, j’imagine ?
— Parfois, les résultats se manifestent dès les premières séances, mais pour d’autres cela prend effectivement plus de temps, des mois, voire des années. Difficile de prévoir les réactions, chacun sa particularité, chacun son métabolisme, n’est-ce pas, Docteur ? sourit Du Hong.
— Et combien coûte votre prestation ?
— Les patients m’aident de différentes manières afin que je puisse continuer à pratiquer mon art. Si vous pouviez contribuer à votre niveau à préserver cet endroit, cela serait appréciable. Vous pouvez rallier à notre cause de nombreuses autres personnes qui pourraient en faire de même. Vous en avez le pouvoir.
— Malheureusement, la plupart de mes patients ne sont pas de la région, mais ils feraient sans doute le déplacement si je leur recommandais de le faire. Et puis-je vous demander en quoi consiste précisément votre traitement ?
— Il s’agit de disperser les énergies perverses qui attaquent votre cœur et qui par ailleurs manque de protection.
— Pourriez-vous être plus précis, je suis un néophyte en ce qui concerne votre médecine ?
— Pendant plus de trois mille ans et de façon empirique, nos ancêtres ont découvert des points précis situés sur des trajets que l’on appelle les méridiens. La stimulation de ces points agit sur les différents dérèglements de l’organisme comme le font vos médicaments. « Maître cœur » fait partie de ces douze méridiens et son trajet comporte un point particulier, « MC6 », encore appelé barrière interne. Dans votre cas, ce point manque d’énergie et votre bouclier est trop faible pour vous protéger. Sa stimulation permettra à la fois de renforcer vos défenses et de traiter en parallèle vos hallucinations.
— Parce que vous pensez que j’en suis victime ?
— Comment appelez-vous un phénomène que vos confrères n’entendent pas ni ne voient ? interroge Du Hong.
— D’autres patients l’ont vu pourtant. Ce serait donc une hallucination collective ? répond Arnault, un temps irrité par la remarque qu’il juge désobligeante.
— Il est possible que vous induisiez cette hallucination à vos patients.
— Vous voulez dire que je pourrais deviner les pensées de mes patients ?
— Vous avez cette capacité de pénétrer l’invisible par l’intermédiaire de votre écran. Ceci vous permet de lire le passé, mais aussi de prédire, comme un chiromancien le ferait dans une boule de cristal.
— Qu’est-ce qui peut vous faire penser à cela ?
— Le méridien du « Maître cœur » abrite d’autres points qui sont concernés par ce sixième sens qu’est l’intuition. En ce qui vous concerne, certains y concentrent une grande énergie.
Arnault est dérouté par ces explications, pourtant la scène surnaturelle à laquelle il a assisté lors de la séance précédente l’invite à tenter de se faire traiter par le guérisseur qui reprend :
— Il existe un autre point crucial, celui pour lequel j’apporte la plus grande attention, c’est « Cœur 4 ». On l’appelle l’empereur de tous les sens ou le chemin de l’âme.
— Très poétique, mais qui ne me dit strictement rien, rétorque Arnault.
— Mais qui veut tout dire pourtant. Le chemin de l’âme est un jardin suspendu dans l’irréel fait d’arbres aux mille fleurs. Voyez-vous, la destinée de l’homme est ponctuée d’une multitude de petites ou grandes tragédies. Cependant, ce n’est pas le traumatisme de la mort de votre mère qui vous a défait, mais la manière dont vous vous y êtes pris pour y faire face. Stimuler « Co4 », c’est emprunter un itinéraire bis qui contourne l’obstacle de votre culpabilité qui vous empêche de sortir de votre obsession.
— Tant que vous m’assurez que votre thérapie est sans danger, je veux bien essayer, de toute façon je n’ai plus d’autres choix, dit Arnault, à moitié convaincu.
— Un dernier point, et c’est important : vous ne pouvez voir qu’au plus profond de votre cœur qu’à l’épreuve de votre détermination à vous en débarrasser.
— Je suis déterminé, ça je peux vous l’affirmer.
— La passivité des séances d’acupuncture ne suffira pas. Voyez-vous, la médecine chinoise est une médecine globale basée sur la volonté du malade à vouloir se traiter. La pratique d’exercices physiques de qi gong, la méditation ainsi qu’une alimentation choisie vous aideront à vous libérer de vos émotions incontrôlables afin de refaire circuler la vie en vous. Je vous apprendrai tout cela, pas à pas. De combien de temps disposez-vous ?
— J’ai trois semaines de congés afin de finaliser un travail. Je peux demander à un ami de me loger. Marius n’habite pas très loin d’ici.
— Dès que vous serez prêt, je vous donnerai rendez-vous ici, tous les jours, à 6 h 30. Cela vous laissera la journée pour démarcher les personnes de l’association que je vous ai mentionnées.
— Bien, je vois que vous avez déjà tout planifié. Je serai donc bien avec vous d’ici deux semaines, acquiesce Arnault.
Le soir même, Arnault appelle Émilie et lui décrit sommairement les modalités du traitement qu’il devra suivre. Elle lui fait part de son inquiétude :
— Auras-tu le temps de terminer ta thèse ? Tu n’as plus que quelques semaines.
— J’ai terminé les analyses statistiques et mes recherches bibliographiques. Il ne reste plus qu’à la rédiger, cela ne devrait pas prendre beaucoup de temps. Je le ferai en soirée après ma journée de prospection. 
CHAPITRE XIV
Des liens indéfectibles
Après tant d’années d’études et de labeur, Arnault passe sa thèse de médecine devant le jury des professeurs de la faculté. Les familles Cassidiennes et Niçoises ont fait le déplacement dont Émilie, Jean-Louis, Oncle Michel et Jochem qui assistent, fiers, à la soutenance. Véronique s’est excusée pour son absence. L’exposé est clair, le sujet est maîtrisé, l’exercice est réussi. Après avoir prêté serment devant l’effigie d’Hippocrate, Morand remet son diplôme à l’impétrant avec les félicitations du jury et lui propose un poste de chef de clinique dans son service pour les deux années suivantes. Après en avoir parlé à Jochem, Arnault accepte. Jochem fermera temporairement son cabinet à Saint Laurent et le rejoindra à Montpellier.
*
Quelques mois plus tard, Émilie inaugure son premier restaurant par une soirée privée qu’elle souhaite très personnelle. L’établissement est situé sur la place Wilson en plein centre de Toulouse. Elle l’a rénové avec goût et avec l’aide de son petit ami, cuisinier de formation rencontré à l’école hôtelière.
Arnault grimpe à grandes enjambées les marches de la bouche de métro et se retrouve en face d’une devanture bardée d’échafaudages. Un taxi dépose son père, Jean-Louis, qui sort péniblement de la voiture, éprouvé par son voyage en train depuis Nice. Dès le jour de sa retraite, il a quitté Londres pour retourner dans sa ville natale. Depuis, il ne se déplace quasiment plus et ne vit plus que dans la nostalgie de sa vie de diplomate à travers les ambassades de trois continents.
Un rideau opaque occulte la vitrine principale. Une pancarte affiche à mi-hauteur : « Restaurant Traverloo. Ouverture le samedi 20 mars ». Un agent de sécurité apparaît, salue les deux invités et vérifie qu’ils sont bien notés sur sa liste. Il leur indique l’entrée de service située sur le côté. Dans cette impasse, un lampadaire blafard éclaire des poubelles de chantier qu’on a dissimulé par des bâches fleuries. Arnault appuie sur la sonnette et le loquet électrique déverrouille la serrure. Un jeune homme les accueille et s’excuse de devoir passer par cette entrée dérobée.
— Vous avez pu constater que les travaux sont en voie d’achèvement, mais je vous rassure, tout est prêt pour passer une belle soirée, suivez-moi par ce couloir s’il vous plaît.
Les deux hommes pénètrent dans une salle plongée dans la pénombre. Quelques personnes sont déjà attablées. L’obscurité est telle qu’on ne peut distinguer les visages des convives. Ils suivent le frêle rayon lumineux de la lampe torche qui les guide vers une table en demi-cercle entourée d’une banquette sur laquelle ils prennent place.
— Ma fille ne nous accueille pas ? s’étonne Jean-Louis.
— Elle doit être affairée à tout organiser, répond Arnault, légèrement agacé par cette remarque. S’il y a trois couverts qui sont dressés, c’est bien qu’elle va nous rejoindre d’ici peu. Le père enchaîne :
— Mon fils, as-tu pensé à te marier ? Arnault ne lui a rien révélé de son homosexualité. Il continue : En tant que médecin tu es un bon parti, tu n’auras pas de mal à te trouver une jolie jeune femme. Autre chose, tu devrais acheter une voiture plus convenable qu’une Ford Fiesta, ne me dis pas qu’avec tes revenus, tu ne peux pas te payer une belle berline allemande décapotable.
Jean-Louis n’évoque à aucun moment la lettre que son fils lui a écrit. Est-ce qu’il l’a reçue ? Est-ce qu’il l’a lue ? Tout lui dire ? Lui dire qu’il avait réussi là où sa mère avait échoué ? Qu’il s’était vengé de cette injustice ? Mais Arnault pense que cela n’apaiserait en rien cet homme enfermé dans le chagrin et le regret depuis maintenant de trop longues années. Et puis, maintenant, il réalise combien toutes ces années de combat et de solitude furent douloureuses. Sauver l’honneur de sa mère n’était qu’une chimère inventée pour défier sa peur et soulager sa colère.
Arnault remarque chaque petit détail amusant qui fait un décor soigné et chaleureux. Les claustras de bois exotiques qui séparent les tables sont gravés des garudas aux ailes majestueuses qui survolent un fleuve paisible sur lequel voguent des jonques chinoises. Comme un rappel à sa période passée auprès de Du Hong. Des pastels affichés sur les murs représentent des petits ports de pêche typiques de la Méditerranée. Les haut-parleurs diffusent les chansons de Piaf et de Luis Mariano. Et ce nom mystérieux de Traverloo, un écho à son bref passage à Amsterdam ? Arnault fait immédiatement le rapprochement. Il est touché par toutes les attentions qu’a sa sœur envers lui.
Une dame âgée se fait déposer devant le restaurant. Elle tend son carton d’invitation, écrit en néerlandais. L’agent lui confirme qu’il s’agit de la bonne adresse. La salle est maintenant envahie par un léger murmure. Toutes les tables semblent occupées. La salle s’éclaire peu à peu d’une lumière bleutée. La soirée peut commencer.
Un doux roulement de vagues océaniques et des cris de mouettes retentissent. Un brouillard se répand au sol et exhale un parfum iodé. Un extrait de « La Mer », la célèbre chanson de Trenet, est diffusé. Les deux battants de la porte qui donnent sur la cuisine s’ouvrent lentement, laissant apparaître sous les feux de la rampe, une sirène juchée sur un chariot qui roule lentement vers le milieu de la pièce. De longs cheveux bleus tombent sur ses épaules, un costume d’écailles argentées la couvre de la tête aux pieds et son visage est dissimulé. La petite barque s’immobilise, la musique s’arrête. Une voix grave d’outre-tombe déclame alors le poème de Victor Hugo :
« Demain, dès l’aube, à l’heure où blanchit la campagne,
Je partirai. Vois-tu, je sais que tu m’attends.
J’irai par la forêt, j’irai par la montagne.
Je ne puis demeurer loin de toi plus longtemps.
Je marcherai les yeux fixés sur mes pensées,
Sans rien voir au-dehors, sans entendre aucun bruit,
Seul, inconnu, le dos courbé, les mains croisées,
Triste, et le jour pour moi sera comme la nuit.
Je ne regarderai ni l’or du soir qui tombe,
Ni les voiles au loin descendant vers Harfleur,
Et quand j’arriverai, je mettrai sur ta tombe,
Un bouquet de houx vert et de bruyère en fleur. »
— Vous avez sans doute reconnu ce magnifique poème dédié à Léopoldine, disparue tragiquement dans la Seine. Ce soir, la plupart de celles et ceux qui ont répondu à mon invitation savent pourquoi ils sont là, car depuis que vous l’avez rencontré, vos existences et la sienne ont changé.
Malgré son superbe accoutrement et sa voix transformée, Arnault devine sans peine qui est caché derrière ce masque. Il en est d’autant plus ému, car il suppose qui est aussi présent dans la salle. La sirène se tourne alors vers Belén et lui demande de venir la rejoindre. La jeune mère a reçu une invitation portant la mention suivante : « Si vous souhaitez savoir qui a sauvé votre fille, nous vous convions à venir nous rejoindre ». La jeune mère se lève et s’approche de la jolie créature. Belén reconnaît Émilie qui a ôté son masque.
— Est-ce bien vous ? Vous qui avez sorti Nina du lac ?
— Oui, c’est bien moi, mais je n’ai fait que participer à son sauvetage.
— Qui d’autre vous a aidée ?
Arnault se lève, s’avance au milieu de la salle qui maintenant s’éclaire. Il reconnaît tous ses amis porteurs d’un cœur tourmenté, François et Marieke notamment, Marie, Anne, Henry, Ghislaine, Robert, mais également les membres de l’association « Les rescapés du barrage », qui malgré leur grand âge ont tous tenu à venir. Belén subit un deuxième choc en reconnaissant son docteur.
— Vous êtes là, vous aussi ! Je ne comprends pas, mais, peu importe, je suis tellement reconnaissante et heureuse de pouvoir vous remercier tous les deux aujourd’hui.
Arnault s’adresse à elle :
— Lorsque j’ai découvert votre vague, je savais qu’elle annonçait la noyade d’un de vos proches. Cependant, je ne connaissais ni la victime ni le lieu où ce drame pourrait se dérouler, mais je savais qu’il était imminent. Alors, j’ai recueilli votre adresse dans le dossier médical. Je vous ai suivie tant que mon emploi du temps me le permettait et lorsque j’ai vu que vous alliez le dimanche matin avec votre fille sur une aire de jeux près de cette étendue d’eau, je redoutais que votre fille ait pu être la victime, et que le lac ait pu être la scène de crime idéal. J’ai essayé de vous alerter du danger que vous encourriez, mais vous n’en avez pas tenu compte, puisque vous y êtes retournés plusieurs fois malgré mon avertissement.
— Je sentais comme une présence qui m’épiait sans relâche, interrompt Belén.
— Pardonnez-moi cette intrusion dans votre vie. Oui, c’était bien moi tous les dimanches sauf précisément celui où l’accident a eu lieu. Il se trouve que j’étais de garde ce jour-là et ma sœur, ici présente, m’avait proposé de prendre le relais. C’est ainsi qu’elle a pu rattraper votre fille à temps.
Émilie invite alors tous les participants à se réunir autour d’elle. Elle tire un voile tendu par une fine cordelette qui s’élève et disparaît dans le faux plafond, laissant apparaître un grand aquarium illuminé.
— Penchez-vous afin de « la » voir attentivement. Ce soir, cette eau est limpide, douce et apaisante alors que vous l’avez toujours vue trouble, furieuse, meurtrière. Ne nous arrêtons pas à cela, allons plus loin. Ne « la » voyez-vous pas ? Celle que vous pensiez disparue ? « Elle » ? Cette insouciance, cette raison de vivre, cet amour. Dès lors, vous pensiez « qu’elle » avait abandonné votre cœur, mais « elle » n’a jamais cessé de battre en vous, de vous poursuivre, d’essayer de vous rattraper, mais vous refusiez de « la » voir. Vous vous défendiez de ressentir de la joie, du plaisir tant vous portiez en vous la marque noire d’un deuil que vous pensiez impossible.
Un silence se fait. Les poissons gracieux, colorés, agiles évoluent librement. Arnault reprend :
— Pendant longtemps, j’ai laissé exister un souverain despotique en moi. Il me fallait sortir de l’absurdité pour éteindre cette mort. Mon armada disposait de tout ce dont elle avait besoin, mais j’épuisais mes ressources sur les remparts de la forteresse de ma culpabilité qui restait imprenable. Ce plan d’attaque était inopérant. Mon intuition, fragile, concentra alors tous ses efforts afin de vous rallier, vous tous, asservis comme je l’étais. Nous n’étions plus seuls et ne dit-on pas qu’une peine partagée est divisée par deux, le médecin sourit. Nous allions faire ensemble le siège de son château qui nous maintenait sous un joug féroce. Ne plus l’alimenter par nos souffrances dont il se repaissait pour finir si faible qu’il en devienne insignifiant. Faire jaillir ce soleil intérieur qui n’avait jamais cessé de briller en nous. Un embrasement qui illumine les ténèbres les plus noires, qui réchauffe les plus transis, qui aveugle le despote, qui irradie de bonté.
En suivant les bulles d’air échappées de l’oxygénateur, François ajoute :
— Il a fallu beaucoup de temps pour refaire surface. Notre docteur a consacré sa vie à nous sortir la tête hors de l’eau. Il a brisé ce silence de plomb qui n’avait que trop duré, absorbé toutes nos souffrances, mais au lieu de le fragiliser, cela le renforçait dans sa conviction que nous pouvions tous en guérir.
Chacun à leur tour, les participants témoignent de la même écoute, de la même attention, de la même empathie d’Arnault envers eux : Jeanine et André qui avaient perdu un enfant dans leur piscine, Renée qui avait assisté à la disparition de sa mère dans les inondations de Vaison-la-Romaine, ou encore Anne dont le fils avait été emporté par une crue subite dans un canyon des Alpes.
Arnault poursuit :
— Nous ne pouvions réparer l’irréparable, mais il nous fallait trouver un chemin entre la culpabilité accablante et le déni, un chemin qui permettait d’avancer sans renier le passé. Il n’était pas simple de comprendre où était notre faute. Notre honte n’était d’aucune aide. Incapable de répondre à ce questionnement, nous cherchions à être dignes. Alors, ce que nous n’avons pas pu apporter à nos chers disparus, nous l’avons donné à d’autres. Réconciliés avec nous-mêmes, nous avons élargi notre cercle de bonté afin de ne plus mettre les témoins de noyade dans les mains de ce terrible tyran. Tout faire aussi pour éviter à d’autres de vivre l’enfer que nous avons vécu. Ghislaine se rend dans les écoles pour diffuser les messages de prévention et alerter les parents sur les sécurités d’une piscine, Jochem donne des cours de natation aux plus petits, Anne milite pour la prévention aux risques des sports aquatiques, François s’occupe de l’entretien d’un refuge d’animaux ainsi que notre regretté Klaus qui collectait des dons au sein de sa paroisse pour les orphelinats de Guyane et du Suriname.
Arnault marque une pause et reprend :
— J’ai failli vous abandonner et abandonner mon métier à maintes reprises, mais je perçus que tout être humain peut procurer du bonheur par son existence, et j’ai choisi le parti de la raison en faisant ce que finalement, je savais faire de mieux, mon métier, sans amertume ni rancune. Une résurgence du bien après tant d’années d’errance. Nous pouvons ainsi témoigner que nos libertés retrouvées pouvaient rendre libres d’autres personnes.
À ce moment-là de la soirée, Jean-Louis crée l’événement. Il se lève, sort de sa poche l’enveloppe contenant la lettre qu’il a reçue d’Arnault et une feuille de papier sur laquelle il a griffonné quelques lignes. Il toussote, pose un regard circulaire sur l’auditoire. Après y avoir jeté un bref coup d’œil, il plie délicatement en quatre la feuille de papier puis la remet dans sa poche, et se lance dans une improvisation sur la fierté d’avoir eu ses deux enfants, et conclut en s’adressant à eux :
— Arnault, Émilie, j’avais prévu de vous dire tout ça avec des phrases bien écrites et bien réfléchies, avec des mots bien compliqués que j’étais allé chercher dans le dictionnaire. Tant pis pour le papier, tant pis pour le discours. J’ai préféré laisser parler mon cœur.
Ayant terminé de parler, Jean-Louis s’assit sous les applaudissements émus de l’assistance. Émilie remarque qu’une fine larme perle à chacune de ses paupières. Jean Louis s’en aperçoit et s’essuie rapidement les joues. Arnault veut remercier son père, mais ne sait pas comment s’y prendre. Alors, simplement, il se contente de dire :
— Papa, je suis le plus heureux des hommes.
— Arnault a raison, on a le meilleur des pères, enchérit Emilie.
*
Au lendemain de cette inauguration, Arnault et Jochem quittent Toulouse vers une destination mystère dont Arnault garde le secret.
— Je suis très heureux d’avoir pu connaître Émilie et Jean-Louis. Le discours de ton père était d’une sincérité désarmante, dit Jochem.
— Sais-tu qu’en se quittant, ce fut la première fois depuis la mort de maman qu’avec Émilie, il nous a embrassés et enlacés aussi longuement et tendrement ?
Après plusieurs heures de route, les deux amis franchissent le panneau annonçant la délimitation de la région Bretagne. Jochem ne dit rien, mais se doute de la surprise qui l’attend. Après deux heures de trajet supplémentaires, Arnault suit le guidage GPS et emprunte un petit chemin qui s’engouffre dans la forêt de Brocéliande. Il se gare devant la porte de cette petite maisonnée fumante et chaleureuse qui semble les attendre. Celle de madame Jocelyne Sénaud.
Originaire de Nantes, l’enseignante avait vécu cinq années à Saint-Laurent-du-Maroni pour y accompagner son mari gendarme. Puis, le couple s’installa sur Rennes, et ils avaient acquis cette belle résidence secondaire qui est maintenant leur lieu d’habitation principale. Jochem a soudain le visage lumineux et s’exclame :
— Alors, tu as réussi à la retrouver ! Merci, Arnault, tu ne sais pas combien je suis heureux. J’en tremble d’émotion.
Les deux médecins sortent de la voiture et inspectent la plaque dorée gravée, accrochée sur la porte. Ils ne sont pas vraiment surpris de découvrir la mention « Psychologue pour enfants ».
— Pas de doute, c’est bien elle, nous y sommes.
La vieille dame les a entendus arriver et reconnaît immédiatement son ancien élève. Elle le serre dans ses bras comme un fils après un long voyage.
— Quelle joie de te revoir, mon cher Jochem ! Moi non plus je ne t’avais pas oublié.
— J’ai eu cette chance inouïe de vous rencontrer. Vous m’avez sauvé d’un naufrage, et cela faisait longtemps que je voulais vous remercier pour cela, lui dit Jochem.
— Cela me touche beaucoup, qui aurait pu oublier un élève aussi attachant que toi ? se réjouit l’ex-professeure.
— Rentrez un instant, vous ne me refuserez pas une bonne omelette aux champignons que je viens juste de cueillir ce matin ?
— Volontiers, dit Arnault en saluant chaleureusement la maîtresse de maison.
À son retour de Guyane, Jocelyne a démissionné de l’éducation nationale pour retourner étudier pendant trois années sur les bancs de la faculté des sciences humaines de Rennes. À présent, grâce à son diplôme, elle prend en charge des enfants atteints de troubles du comportement et de difficultés scolaires comme elle le faisait à Saint-Laurent.
Au cours de la soirée, tous trois débattent à bâtons rompus. Elle rappelle à Jochem le sujet de l’épreuve de philosophie lors de son baccalauréat : « Face à son destin, l’homme n’a-t-il le choix qu’entre la révolte et la soumission aveugle ? » Pour lequel son étudiant avait obtenu une note très honorable de treize sur vingt. Une appréciation qui fut la concrétisation de tous ses efforts pour le soutenir et dont ils sont encore tous deux particulièrement fiers.
Puis Arnault évoque la vague. Jocelyne penche pour l’hypothèse d’un syndrome de stress post-traumatique intense, celui que présentent les soldats qui ont assisté à des scènes de carnages guerriers :
— Cette vague n’est que la manifestation d’un ver insidieux, tenace et destructeur qui cherche à détruire à petit feu. Arnault reprend :
— J’étais emporté dans la spirale d’une double blessure, celle de la perte de ma mère par une faute que je m’imputais injustement et celle de la sensation constante de l’imminence de la mort. À la colère de la perte et du remords s’ajoutait la peur qu’elle ne m’emporte aussi, dit Arnault. Maintenant, tout cela est du passé.
— As-tu vérifié qu’elle a bien disparu ? demande Jochem qui s’étonne de n’avoir jamais encore posé cette question évidente, et curieux de la réponse de son camarade.
— Non, et je ne veux pas le savoir. Je connais son pouvoir destructeur.
Jochem explique à sa professeure qu’Arnault lui a décelé cette anomalie et avoue piteusement que dans ses moments d’angoisse extrême, il éprouve le besoin de recourir à la transe chamanique.
— Ton deuil ne pourra être achevé que si tu te libères de cette accoutumance, sermonne la psychologue. Ce ne sont ni Paul ni Antoine que tu vois, mais des avatars issus de ton imagination déformée par les substances, lui dit Jocelyne. Tout cela n’est qu’artificiel et t’expose à de grands périls. Maintenant que tu as un compagnon de confiance, inspire-toi de son expérience.
Jochem recevra un petit message d’encouragement quelques jours après : « Accroche-toi Jochem ! Les personnes sensibles comme toi sont ainsi, elles font tout avec le cœur. »  
CHAPITRE XV
Abjuration
Les deux amis reprennent la route vers Paris en faisant un crochet par Amiens. Jochem veut absolument visiter les cathédrales de ces deux grandes villes. Délaissant l’autoroute, il s’émerveille de la beauté bucolique des paysages provinciaux en empruntant les départementales et les chemins de traverse. Le trajet est interminable et Arnault peste gentiment contre son ami qui a choisi un itinéraire trop long à son goût, puis finalement s’assoupit.
Jochem se gare sur l’accotement d’une route vicinale près d’une chapelle délabrée qu’il a vaguement aperçue au loin. Elle est plantée là, sans doute depuis des siècles, en rase campagne, à peine visible. Il se faufile à travers les longues tiges d’un champ de maïs. Arrivé sur le perron, il constate qu’elle est totalement abandonnée.
*
Après le décès de ses camarades, Jochem s’était réfugié dans le silence. Contrairement à ce que pensaient les psychologues et ses parents, ce n’était pas une sidération, mais un silence de prières.
Élevé dans le protestantisme, Jochem se rapprocha du père Astre, un catholique, un homme tout en bonté et en charité, un religieux dont le charisme a, à plusieurs reprises, ensoleillé sa mémoire. C’est lui qui officia lors de l’enterrement de ses deux petits camarades en ayant des mots justes et réconfortants. Toutes les paroissiens qui ont connu Fernand Astre, curé de la paroisse de Saint-Laurent ont gardé une grande estime envers lui.
Né à Barcelonnette dans les Alpes-de-Haute-Provence, ce curé avait un parcours atypique. Il fit ses études théologiques au séminaire de Toulon puis à l’université grégorienne à Rome pour être ordonné prêtre. Il s’était porté volontaire pour évangéliser le nord de l’Inde où il étudia l’hindouisme. Dix ans d’ascétisme pour revenir en tant qu’ermite troglodyte dans les montagnes du Jura. Des bénévoles fidèles apportaient le nécessaire pour son quotidien et en retour, il leur apprenait la méditation et distribuait des bons mots aux visiteurs curieux ainsi que des biscuits aux enfants turbulents. À 46 ans, il reprit la soutane et fut affecté dans diverses paroisses du centre de la France. Puis, on l’expédia en Guyane où il exerçait son sacerdoce à Saint-Laurent.
L’annonce du décès des deux enfants dans les rapides du Maroni fut un choc pour l’aumônier. Il connaissait les deux familles endeuillées qui participaient régulièrement aux activités de la paroisse. L’abbé était une personnalité attachante et tous les enfants l’adoraient, car il était un plaisantin et un imitateur hors pair, n’hésitant pas à parodier les grands acteurs comiques français, Bourvil, Fernandel ou Louis de Funès par des imitations et des grimaces aussi grotesques qu’hilarantes.
Le père Astre avait essayé de consoler lui aussi Jochem dont les rêves n’étaient peuplés que des visages d’Antoine et Paul qui lui souriaient. Il lui asséna qu’un jour : « Nous reverrons tous nos chers disparus, hommes, femmes, camarades, animaux, nous les retrouverons tous ! » Jochem était si pieux, qu’il songea un temps à rentrer dans les ordres pour être encore plus près de Paul et Antoine par les prières. Finalement, il y renonça pour la médecine, mais son profond attachement au catholicisme ne s’était jamais démenti, jusqu’à ce jour.
*
La petite chapelle a une architecture tout en rondeur, ce qui laisse présager d’une acoustique exceptionnelle. Jochem retourne à son véhicule pour prendre le petit harmonica qu’il emporte toujours avec lui. Il force la porte prise dans les hautes herbes et découvre un lieu qui peut contenir une vingtaine de personnes tout au plus. Les vitres sont toutes à terre et la toiture ajourée a décrépi les murs par les infiltrations d’eau de pluie successives. Il ne reste pratiquement aucun mobilier et objet du culte à l’intérieur : les statues, les tableaux, les chaises, l’autel, tout a été enlevé. Seuls restent une évocation de la Cène, un crucifix en bois, une affiche du pape Jean-Paul II punaisée sur le revers de la porte d’entrée, un banc renversé et un bouquet de lys desséché dans un vase renversé posé au milieu du chœur.
Après s’être signé, Jochem prie debout puis s’assis sur le banc. Il prend son instrument et commence à jouer l’Ave Maria de Gounod. Les notes rebondissent sur les ogives du plafond et de petites ouvertures de part et d’autre des piliers permettent aux basses indésirables de s’échapper vers l’extérieur pour former un son absolu. Il attend de longues secondes afin que les dernières notes prennent la clé des champs puis jette un dernier coup d’œil sur le crucifix.
Pourquoi là, à ce moment, à cet endroit, devant cette image de souffrance, prend-il conscience que son allégeance à l’Église est en fait un univers d’indignité, un cilice insidieux qui ronge sa raison. Cette rébellion couvait depuis quelque temps déjà, depuis qu’il avait découvert être homosexuel. Fallait-il expier pour sortir de ce déshonneur ? Ou subir une sanction ? Et puis, après tant d’années d’espérance, Jochem n’avait que trop attendu. « Tu les retrouveras ! » n’était qu’un odieux mensonge et la fin de la douce illusion.
Jochem est subitement assailli de ruminations pénitentielles. Il range son instrument dans l’étui en récitant le « Notre Père » comme pour exorciser toutes ses mauvaises pensées. En saisissant ses affaires, un feuillet vole à travers le chœur. Il s’agit de l’ordinaire de la messe, à moitié déchiré. La date, de ce qui était sans doute la dernière cérémonie en ce lieu, indique le dimanche 27 juin 1982. Il y a les chants de la messe de Saint-Boniface ainsi que les prières, dont la première d’entre elles : le Confiteor, « Je confesse à Dieu ». Il le connaît par cœur, mais cette fois-ci, il le lit attentivement : « Oui, j’ai vraiment péché…, par action et par omission… » en poussant ses camarades à l’accident, pense-t-il alors effrayé. Il avait tout donné, tant espéré et avait placé ses espoirs dans un Dieu qui le désignait d’un crime qu’il n’avait pas commis. Il pense alors à l’extrait de ce psaume : « Voici, je suis né dans l’iniquité et ma mère m’a conçu dans le péché. »
Jochem est pris d’un violent tourment, d’une profonde déception, d’une terrible amertume, d’avoir été abusé tout au long de ces années de foi. Il est déchiré par un rejet aussi soudain que violent. Comme le bien succède au mal, le jour à la nuit, l’amour-passion qui se désillusionne laisse place à de la haine.
L’entretien qu’il eut la veille avec madame Sénaud avait provoqué en lui un profond bouleversement, une remise en question douloureuse. Sans doute le catalyseur de cette révolte. Une dualité qui ne peut aboutir qu’à un affrontement tant ils paraissent antinomiques, car entre une doctrine qui le désigne coupable par nature et une approche d’analyse de son inconscient qui l’innocenterait, Jochem n’hésite plus. La feuille s’échappe de ses mains, il se lève, marche et entre dans le renoncement. Il sort rasséréné de la chapelle et ferme la porte sans se retourner. Le sol se dérobe sous ses pieds. Aujourd’hui, il est face à lui-même, son courage, sa lâcheté. « Faire face ! » lui avait dit madame Sénaud. Au loin, les moissonneuses-batteuses accélèrent leurs cadences, car l’orage menace. Cette plaine picarde ressemble maintenant à un désert. Une terre s’offre, hostile ou fertile, peu importe, il prendra son bâton de pèlerin et se remet en route. Dès ce jour, Jochem acceptera de se perdre pour se retrouver.
Arnault est sorti de la voiture et s’inquiète de l’absence prolongée de son compagnon. Lorsque Jochem le rejoint, il lui raconte ce qu’il vient d’éprouver.
— Ni moi ni ma famille n’avons eu de grande sympathie pour le monde clérical, lui confesse Arnault.
— Dieu n’existe pas pour toi ? demande Jochem.
— Il suffit de croire en Dieu pour qu’il existe. Dieu n’est pas prisonnier d’une quelconque religion. Dieu, ce sont les femmes et les hommes, avec leurs forces, leurs faiblesses et leurs convictions. Je devine sa présence dans le constant souci à vouloir combattre l’injustice et l’hypocrisie. C’est l’amour que tu portes à tes proches et dans la profonde affection que j’ai pour toi. Chacun réécrit l’Évangile à sa façon. L’important est de toujours être en parfait accord avec ce qu’elle nous enseigne de plus fondamental, notre humanité. 
CHAPITRE XVI
L’horizon d’une mère apaisée
Au terme de ces deux années passées avec le professeur Morand à Montpellier, Arnault et Jochem choisissent de revenir s’installer définitivement à Saint-Laurent-du-Maroni. Jochem rouvre son cabinet et a fait construire une extension pour celui d’Arnault. Ce dernier avait anticipé son retour en rachetant la maison de Klaus à Marius et dans laquelle ils vivent à présent tous deux.
Ce soir-là, le couple découvre, horrifié, les images effroyables diffusées en boucle sur les chaînes d’informations. La nuit qui vient de s’écouler en métropole a plongé les montagnes cévenoles dans un déchaînement de pluie et d’orages sans précédent. Des quantités diluviennes d’eau se sont abattues dix heures durant sur les départements de la Lozère et du Gard. Des masses d’air trop chaudes, gonflées d’une humidité inhabituelle, venant de la mer se sont déversées avec une violence inouïe au contact des reliefs. Un véritable ouragan qui a grossi les rivières à tel point que les berges, qui étaient distantes de quelques mètres, sont à présent une immense saignée de pierre et de boue. Des maisons, des ponts, des entrepôts, une partie des tombes des cimetières sont détruits.
Dans cette tempête et du balcon de son petit immeuble, le retraité observe son fils qui rejoint péniblement la voiture sur une route encombrée par les débris accumulés et les troncs d’arbres arrachés. Le père lui a demandé de la mettre à l’abri au garage de la résidence avant qu’il ne fasse nuit. Alors que l’homme arrive à son niveau, le sol se dérobe sous ses pieds. Il est précipité dans le vide créé par la rivière en furie. La victime a le temps de saisir la racine d’un arbre couché. Le père se précipite alors avec une corde qu’il lance dans sa direction à plusieurs reprises. Au bout d’une dizaine de minutes de tentatives infructueuses et malgré tous ses efforts, le fils lâche sa prise et disparaît dans les flots déchaînés et incontrôlables de la Cèze. On ne retrouvera jamais son corps.
Dans les mois qui suivent, ce terrible orage ne cesse de tourner dans l’esprit de ce père désespéré. Il sombre peu à peu. Dans ce vide, il a tout perdu, son fils, ses proches, sa raison, son argent.
Dans un ultime sursaut, Louis se décide et compose un numéro de téléphone qu’il gardait précieusement sans oser appeler :
— Bonjour, Docteur, lance-t-il d’une voix tremblante et hésitante. Je suis Louis Morand.
— Louis Morand ? Le professeur de Lapeyronie ? répond Arnault interloqué.
— Oui, c’est bien moi.
Arnault reste un moment pantois. Il reprend :
— Excusez mon embarras, mais je suis si surpris de vous entendre après de si longues années. Vous êtes toujours à Montpellier ?
— J’ai pris ma retraite, il y a une quinzaine d’années dans les montagnes cévenoles, j’y ai rejoint mon fils. Je souhaite vous voir afin que vous puissiez me faire une échographie.
— Cher Maître, je suis à présent installé en Guyane à plusieurs milliers de kilomètres de chez vous, et je crains qu’il soit difficile de vous ausculter rapidement.
— Je le sais, mais je suis prêt à faire le voyage.
— Mais vous n’avez pas de confrères plus proches qui pourraient vous rendre ce service ?
— C’est vous et personne d’autre, s’exclame le professeur honoraire.
— Je suis honoré que vous m’ayez choisi. À la réflexion, inutile de vous déplacer, si toutefois cela n’est pas urgent. Voyons…, Arnault consulte son agenda, nous sommes le 23 mai et si vous pouvez attendre quelques semaines, je reviendrai sur la côte la semaine du pont de l’assomption. À cette occasion, nous pourrions nous voir.
— J’ai une de mes anciennes élèves qui est installée à Toulon. Je peux lui demander qu’elle nous mette à disposition son cabinet. Est-ce que cela vous conviendrait ?
— Bien sûr, alors j’attends votre appel pour fixer un rendez-vous, conclut Arnault.
*
La veille du 15 août, les deux médecins se retrouvent dans le cabinet qui leur a été confié pour la soirée. Ils font tous les deux faces à l’écran et dès la troisième minute, la déferlante surgit sous les yeux médusés de l’ex-mandarin.
— Alors, vous aviez donc raison Arnault, s’exclame piteusement Morand en sueur qui subit le contrecoup de ce choc émotionnel.
Arnault lui tend un verre d’eau. D’un ton lugubre, Morand lui détaille cette terrible nuit du 2 octobre. Sa voix, de plus en plus chancelante, trahit une émotion trop envahissante pour espérer pouvoir la dominer. La résultante de ce vide ? Son addiction au casino du Grand Palace puis son divorce après trente-cinq années de mariage d’une épouse qui ne supportait plus ses dépenses inconsidérées.
— Lorsque vous m’avez connu comme interne, j’étais dans un deuil invraisemblable, « pathologique » disent les psychiatres. La justification de tout ce qui n’allait pas dans ma vie, soupire Arnault.
— Je n’arrive pas à accepter cette perte. Depuis ce jour, je marche sur une ligne de crête entre d’un côté le précipice de l’indifférence, de l’abandon, de l’effondrement et de l’autre le gouffre de la lutte intérieure. Je crains de basculer tantôt dans l’un, tantôt dans l’autre, se désole Morand.
— Avec le temps, vous viendrez à bout de ces fantômes du passé qui, réduits en ombres et en cendres, finiront par se dissiper, reprend Arnault. Suivez mes conseils.
— Vous avez toujours des contacts avec Véronique Perret ?
— Elle avait coupé les liens avec moi à cause de cette histoire, mais nous nous sommes expliqués et depuis réconciliés. Elle exerce toujours à Cayenne, et j’ai préféré retourner à Saint-Laurent-du-Maroni. Je loge dans une belle maison, celle de mon tout premier patient dépisté et qui n’a malheureusement jamais pu surmonter son chagrin.
— Vous pensez pouvoir me sortir de cet enfer ? soupire Morand.
— La médecine occidentale est bien impuissante face à un tel phénomène. Mon guérisseur est un Oriental appelé Du Hong. Il nous a quittés, mais son serviteur a repris le flambeau. Il a traité les patients que je lui ai envoyés avec succès. Chaque année, je les invite à Cassis, mon fief. Cette rencontre a lieu le prochain week-end. Vous pouvez vous joindre à nous si vous le souhaitez. Vous pourrez vous faire votre propre opinion.
— Oui, je viendrai, merci pour l’invitation. Désormais, je suis prêt à suivre toutes vos suggestions. Puis, après un temps d’hésitation, il interroge :
— Et votre vague à vous, a-t-elle disparu ?
— Je pense qu’elle a disparu dans mon cœur, mais pour tout vous dire je ne l’ai jamais vérifié.
— Ou peut-être redoutez-vous qu’elle soit encore présente ?
Arnault ne répond pas et se concentre. Toujours allongé sur son brancard, Morand change la conversation pour un sujet plus léger.
— Donc, vous êtes actuellement en villégiature à Cassis ?
— J’y retourne chaque année avec ma sœur depuis que je suis enfant, lui répond son ancien élève.
— Le site des calanques est magnifique surtout au lever du soleil, s’exclame Morand.
— Le dernier lever de soleil radieux auquel j’avais assisté avait été celui aperçu à travers les volets de la chambre de la villa, songe alors Arnault qui reprend :
— Chaque année, nous nous réunissons avec ma sœur et la famille élargie. Mon père refusait d’y revenir, mais depuis quelques années, il goûte de nouveau au plaisir d’être avec nous.
— J’ai séjourné à Cassis, il y a bien longtemps, et ce dont je me souviens, ce sont ces belles masures provençales entourées de jardins plongeant dans la mer.
— C’est exactement cela, acquiesce Arnault. La maison n’est pas bien grande, mais le terrain est vaste, riche de plantes venant du monde entier avec un immense figuier aux branches tentaculaires qui trône au milieu d’un beau potager. Plus jeune, mon oncle Michel avait pris l’habitude d’étendre les filets en les accrochant solidement au branchage. Au pied du tronc, il avait déposé une petite statue de la Vierge Marie à laquelle il ne manquait pas de demander la protection pour sa famille et sa barque. Cet arbre m’effrayait. Je l’ai toujours vu entouré par d’immenses entrelacs de ficelles qui semblaient le ligoter fermement. Il devenait le prisonnier d’une toile d’araignée géante. Je n’osais pas m’en approcher, craignant d’être traîtreusement attaqué par un colossal insecte pourvu de féroces mandibules. Aujourd’hui, lors des épisodes de chaleur, je me réfugie sous cet îlot de fraîcheur, formidable témoin de nostalgiques réminiscences.
— Bon, à votre tour, lance le vieux professeur.
Arnault hésite.
— Je ne préfère pas.
— Ah bon ! Cela voudrait dire que vous n’êtes pas totalement convaincu de votre traitement ?
Après quelques échanges et devant l’insistance de Morand, l’ancien élève se ravise et se laisse finalement convaincre. Il prend la place du professeur qui commence l’examen. Une scène familière apparaît sur l’écran. Arnault entend des pas sur le gravier qui s’harmonise avec le crépitement des cigales qui s’en donnent à cœur joie. Il sent cette odeur de résine émanant des pins parasols voisins qui embaume tout le jardin. Un zoom arrière filme tour à tour le figuier, le jardin, la maison, le soleil levant du petit matin puis l’image se fixe sur cette étendue miroitante où flotte une petite barque. Lui, sa mère, oncle Michel, assis, immobiles sur la planche du milieu, avec des cannes à pêche, à l’affût. On entend les rires d’Émilie et de Jean-Louis qui nagent autour d’eux en les éclaboussant.
Arnault goûte alors à l’instant, à cette beauté grandiose. Tout son être se fait alors irrémédiablement aspirer dans le tumulte enivrant de la vague innocente de la toute puissante enfance.

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