« D’aussi loin ». Roman. Février 2025.

D’AUSSI LOIN

CHAPITRE I

Traquenard

Paris, 1939. Au petit matin et dans un demi-sommeil, Adrian perçoit une rumeur, un brouhaha qui monte de la rue, une effervescence de foule inhabituelle à cette heure-ci, qui s’amplifie et finit par le tirer hors du lit. Il entrouvre ses volets et constate un regroupement autour du panneau d’affichage public. Il s’habille à la hâte et se précipite au premier carrefour. En ce deuxième jour de septembre, l’ordre de mobilisation générale annonce le second conflit mondial. L’homme retourne dans son bistrot, affolé, et réveille son épouse encore endormie :

— Ça y est, la France va déclarer la guerre à L’Allemagne. Il ne manquait plus que ça !

— Tout devrait être rapidement terminé en quelques semaines, dit Jeannette qui tente de le consoler tant qu’elle le peut. Tu n’as pas lu les déclarations de Gamelin dans Paris Soir ? Notre armée est si forte qu’on va en faire du pâté de ces boches.

Adrian redescend dans la salle principale en titubant, et pris d’un vertige, manque de tomber dans l’escalier. Il se rattrape à la rambarde, s’accoude au comptoir et vide à grandes gorgées la première bouteille à sa portée.

Adrian doit une coquette somme d’argent à son créancier, mais il ne peut le rembourser. Louis, dit Loulou, le menace de mort, lui et son épouse. Il lui a donné un délai d’un mois. Sans paiement intégral de la somme qui lui est due, il mettra à exécution sa sentence.

— Ma tendre bichette, je ne suis pas inquiet pour moi, mais pour toi. Pourquoi ne pas te réfugier auprès de ta cousine du Perche dont tu m’avais parlé ?

— Et pour notre bistrot, que va-t-il devenir ?

— Tu partiras d’ici en tirant le rideau de fer. Dès que tout sera rapidement fini, on le vendra et on ira s’installer sur la Côte d’Azur, se refaire une nouvelle vie.

— Tu connais quelqu’un là-bas ?

— Personne, et c’est bien pour ça que je veux y aller. Je reprendrai mon métier, et Loulou et sa bande ne pourront pas nous retrouver.

Ce mariage avec Adrian, Jeannette n’y a concédé que pour avoir son argent. Pour elle, la guerre est une formidable opportunité, et tout ce qu’elle espère maintenant est que son mari meure au combat et qu’elle puisse hériter pour continuer sa relation cachée avec Loulou et avec leur fille, Suzanne, dont son nouvel époux ignore l’existence.

*

Adrian Poznanski était né et avait grandi dans une famille juive d’origine polonaise à Champigny-sur-Marne, près de Paris. Ses parents, banquiers, avaient dû fuir les pogroms qui sévissaient à Cracovie au siècle précédent. Lorsqu’ils s’installèrent en France, Roman, le père, ouvrit un cabinet de comptabilité. À l’époque, il suffisait de poser une plaque sur sa porte pour décréter sa profession. Un métier appris sur le tas. En 1914, il dut laisser la gestion de son cabinet à son épouse. Avec elle, ils avaient eu un premier fils, Wojtek alors âgé de quatre ans, et quelques mois après le départ de son mari sur le front, Monika accoucha d’Adrian en 1915. Après deux longues années de conflit, Roman dut être démobilisé, car ses poumons étaient atteints par les gaz moutarde déversés dans les tranchées de Verdun, et il fut jugé inapte aux combats. Il revint à Champigny, mais il n’était plus le même, une sorte de mort-vivant. Roman revenait d’un univers duquel nombre de ses amis et clients n’étaient pas revenus, des ténèbres. D’une voix éteinte, il racontait l’horreur du champ de bataille. Ce froid qui traversait les vivants comme les morts, la faim qui paraissait sans limites, les poux qui eux n’en finissaient plus de vivre et de survivre, les rats qui à chaque bombardement sortaient de leur cachette et couraient dans tous les sens, la pluie qui se faufilait partout y compris dans les réserves alimentaires, la boue qui imbibait tous les vêtements, les transformant en une sorte de glacial et dérisoire papier buvard, la fosse commune dans laquelle il engloutissait les corps. Monika en était bouleversée. Vaillamment, il luttait contre un manque de souffle. Sa passion pour le cyclo-cross ne l’avait pas abandonné pour autant, et il avait réussi à remonter sur son vélo. Ce besoin de sentir couler un air frais sur son visage l’aidait à respirer et à se sentir libre.

Roman faisait partie des précurseurs de la petite reine, et à cette époque, posséder un vélo était un luxe que seuls les plus aisés pouvaient s’offrir. L’homme avait des jambes solides, mais son manque de souffle l’empêchait de rivaliser avec les cracks de la spécialité. Lors des courses dominicales organisées dans le bois de Vincennes, il était rapidement distancé. Ses deux fils avaient pitié de lui, mais ce dimanche fut son jour de gloire, car il remporta la seule et unique victoire de sa carrière. Un dénouement aussi cocasse qu’inattendu. Roman fut le premier surpris lorsqu’il coupa le cordon de la ligne d’arrivée sous les applaudissements enthousiastes des spectateurs. La méprise venait de son fils Adrian qui avait inversé un panneau d’indication conduisant le peloton de tête sur une mauvaise piste. Lorsqu’il aperçut son père, bon dernier, il l’avait remis dans la bonne direction. Les deux garnements complices n’avaient rien dit à leur mère, et lorsque leur père monta tout en haut du podium, tous trois éprouvèrent une grande fierté.

Si son état respiratoire s’était peu à peu amélioré, Roman se savait condamné, et il organisa sa succession. Dès que son fils aîné eut sa majorité, il lui céda son cabinet. Adrian, le cadet, n’avait pas l’appétence pour les chiffres et pour les études en général. Ses parents étaient inquiets de ses résultats scolaires médiocres. Pourtant, il réussit son certificat d’études haut la main, à quatorze ans. Roman lui avait trouvé un emploi chez les « Marconet Père et fils »qui comptaient parmi les plus gros clients du cabinet. Leur atelier se situait aux anciennes Grandes Halles de la Villette. Roman avait demandé à son fils de ne pas briser la confiance qu’ils lui avaient donnée. Le jeune garçon avait promis à son père d’être assidu et appliqué malgré les rudes et longues journées qui s’enchaînaient. Adrian se levait à quatre heures du matin, enfourchait son vélo et pédalait jusqu’à l’atelier. Après des heures de travail soutenu, il faisait le trajet inverse, exténué, et cela six jours sur sept. Malgré tout, le gamin s’accrochait et était apprécié par le père Marconet qui le prit sous son aile pour lui apprendre avec patience et méthode la préparation des différentes charcuteries. Quatre années plus tard, le jeune homme était suffisamment aguerri pour s’installer à son propre compte. Sa réputation d’excellence se répandit comme une traînée de poudre au sein de la clientèle et son produit phare, le pâté en croute s’arrachait comme des petits pains. Le boudin noir aux truffes était également très prisé par les restaurateurs.

Adrian avait à peine vingt ans et l’argent affluait. C’était un bon vivant, facétieux. Ses blagues étaient parfois déplacées, loufoques, voire grotesques. Il perdait totalement pied. Ainsi, lors de la foire de Paris, alors qu’il avait vendu toute sa marchandise en une seule matinée, enivré par ce succès, du haut du premier étage, il haranguait la gent féminine éberluée, afin de venir voir « la meilleure saucisse de Paris » tout en exhibant son sexe. Ceci lui valut d’être interpellé par un agent de police et de passer une nuit au poste.

Tous les samedis soir, il allait guincher dans les dancings du bord de Marne et dilapidait tout ce qu’il avait gagné en semaine. Ses frasques et son train de vie étaient trop ostensibles. Une proie de choix pour la séduisante Jeannette. La môme de Montmartre accumulait les faits divers, une vie misérable faite de rapines et de maraudages. Abandonnée par ses parents, c’était une enfant de la balle. Adolescente, elle fréquentait les gavroches de la butte. On disait qu’elle était une fille facile et qu’elle fut abusée à plusieurs reprises. Adrian ignorait son histoire, car elle avait appris à bien mentir. Lorsqu’elle se lia avec lui, Jeannette s’éloigna un temps de ses mauvaises fréquentations. Elle espérait avoir enfin trouvé un protecteur qui la ferait sortir de l’impasse dans laquelle on l’avait enfermée.

Des fourrures, du champagne, des mets fins, des vêtements luxueux… la jeune femme était comblée comme elle ne l’avait jamais été. Adrian faisait tout pour la satisfaire et c’est précisément ce qu’il fit lorsqu’elle lui proposa de reprendre ce qu’elle présenta comme étant une affaire en or. Un bar situé en plein cœur de Paris. Mais personne ne se portait acquéreur, car les plus avertis savaient qu’il avait mauvaise presse.

Pour faire plaisir à sa nouvelle épouse et en guise de cadeau de noce, Adrian acheta ce débit de boissons à un taux d’intérêt qu’il pensait avantageux. Un crédit qu’il avait contracté auprès de Loulou dont il ignorait la sombre réputation. C’était un repaire de brigands. Derrière le comptoir, une trappe permettait d’accéder à un couloir en escalier qui conduisait à un sous-sol obscur aménagé en une salle de jeu. Les soupiraux avaient été calfeutrés afin de ne pas être remarqué de l’extérieur. Lorsque Adrian découvrit ce passage, il était furieux. La môme lui affirma qu’elle en ignorait l’existence, et que de toute façon, ce tripot clandestin resterait fermé. La vente de boissons rapportait peu, et les dépenses somptuaires de la môme auront vite fait de rompre ce serment. En rouvrant cette arrière-salle, Adrian signait son arrêt de mort en s’endettant progressivement jusqu’à s’étrangler financièrement.

Dans un premier temps, il concéda de la mettre à disposition pour des initiés, en l’occurrence les membres de la bande à Loulou et exclusivement le dimanche en soirée, lorsque l’établissement était fermé. Si Adrian n’était au départ qu’un simple spectateur, il se retrouva très vite autour de la table avec des jetons accompagné de Raymond, son nouvel ami, un des hommes de main de la bande. Les complices lui offraient la chance du débutant, un classique tour de passe-passe pour appâter le pigeon. Peu à peu, les horaires d’ouverture furent étendus jusqu’à devenir quotidiens. Les soirées attiraient toujours plus d’hommes patibulaires qui grouillaient dans ce local glauque, à l’odeur de sueur et d’alcool, éclairé à la bougie. Passé ces semaines de bonnes mains inespérées, la seconde phase était enclenchée, et Adrian se faisait plumer par des tricheries bien rodées. Pour se renflouer, il était obligé d’emprunter plus d’argent à Loulou, un quinquagénaire avec une vraie tête de l’emploi. Son chapeau à rebord dissimulait mal une longue cicatrice oblique sur son front qui partait de la tempe droite et finissait sur l’arcade sourcilière gauche, séquelle d’une rixe au cours de laquelle il avait failli perdre un œil. Il était toujours engoncé dans un long manteau noir qui cachait une arme. Un pistolet qu’il montrait ostensiblement à celui qui recevait ainsi un dernier avertissement. À plusieurs reprises, Loulou se présenta à l’ouverture du bar pour réclamer son argent à Adrian qui lui assurait qu’il le rembourserait dans le mois tout au plus et que s’il n’y arrivait pas, il vendrait son affaire et il reprendrait son métier rémunérateur de charcutier. Il essayait de gagner du temps, comptant sur le retour de bonnes mains pour se renflouer. Mais la fortune n’était pas au rendez-vous. Il s’enfonçait inexorablement dans les sables mouvants de la cupidité.

*

Cette mobilisation générale était une aubaine pour Adrian, et sera un précieux sauf-conduit pour échapper à son créancier. Quatre jours seulement après l’appel à la mobilisation, il reçoit sa convocation pour une incorporation immédiate. Il se présente à la caserne de Château-Thierry et fait la rencontre de Roger, un pied-noir d’Algérie, une rencontre déterminante d’où naîtra une profonde amitié qui changera le cours de leurs vies respectives.

CHAPITRE II

Frères d’armes

Alger, 1939. Lorsque les gendarmes pénètrent dans la boutique pour lui remettre son ordre de mobilisation, Roger n’est pas surpris. Trois jours après, il se présente à la caserne de Boufarik, dans la banlieue d’Alger. Les appelés sont mêlés sans distinction, mais lors des pauses et des repas, les regroupements spontanés attestent que le mélange des communautés, pieds-noirs et indigènes, est une image d’Épinal colportée par les films de propagande à la gloire d’une intégration factice. Il y reste cantonné avec une centaine d’hommes pendant plus de trois mois. En semaine, Paulette a pris le relais et assure le quotidien de la boutique. Elle achalande les étals avec les produits que son mari confectionne au cours de ses permissions de fin de semaine.

Cela fait déjà quelques mois qu’aucune hostilité n’est engagée de part et d’autre, provoquant l’incompréhension et l’ennui des troupes. Sur cette base aérienne se rejoue le scénario du roman de Buzzati, Le Désert des Tartares. L’ennemi est réel, mais invisible, et l’attente, infinie. Aux tours de gardes interminables succèdent des exercices de tir à blanc. Le soir, les appelés tuent le temps en jouant aux cartes, au billard, à la pétanque ou en parcourant les journaux à disposition. Ce qu’ils redoutent tous, c’était de devoir partir en métropole, sur la ligne Maginot. L’état-major français prépare une offensive dans les semaines qui arrivent. Roger est convoqué en ce début décembre pour partir de l’autre côté de la Méditerranée. Ancien footballeur, il s’est déjà rendu deux fois en métropole à l’occasion de la coupe de France, mais ses séjours ne furent que de quelques jours. Il n’aimait pas beaucoup le brouillard, ni le froid, mais ils avaient rencontré d’autres joueurs issus d’autres cultures que la sienne, celle d’un pied-noir aux origines espagnoles. Ses ancêtres avaient émigré depuis les îles Baléares vers Oran, et avaient emporté avec eux leur savoir-faire dans la préparation de multiples variétés de charcuteries qui s’étaient ensuite diffusées dans toute l’Algérie. Lorsque son père fut terrassé par une crise cardiaque, le fils repris la charcuterie familiale. Roger dût abandonner le football à contre-cœur.

Lors de son discours à la cinquantaine de combattants sur le départ vers le port d’Alger, le commandant de la base assure que l’armée française est suffisamment puissante pour assurer la défaite prochaine des boches. Il leur fait la promesse de revenir rapidement dans leurs pénates dans « trois mois tout au plus ». Débarqué à Marseille, Roger se dirige vers la gare Saint-Charles. Sur le quai, un long grincement entrecoupé de quelques crissements suraigus annonce le convoi ferroviaire noyé dans des arabesques nuageuses. C’est de nouveau un long périple vers la gare de Lyon sur de rudimentaires banquettes en bois. À Paris, il rejoint le camion de transport pour les amener à Château-Thierry. En parcourant les grands boulevards, il a la surprise de constater que tant dans la capitale phocéenne qu’ici, les deux villes ne semblent pas se préparer au pire et grouillent de vie. Les terrasses sont fournies et les boutiques offrent des parfums de marque et des tenues de grands couturiers.

Arrivé à destination, on le conduit vers une salle faisant office de dortoir qui aligne huit lits superposés rudimentaires. Roger range son paquetage dans l’armoire métallique, s’assit et, épuisé, s’endort. Lorsqu’il se réveille, un autre soldat occupe le lit d’en face. C’est Adrian, allongé sur le côté qui croise le regard du visage mat et tanné de Roger.

— Tu es bien bronzé pour un mois de janvier, lance Adrian.

— Toi, aussi pâle, tu dois être d’ici, répondit Roger.

— Pas faux, je suis né pas bien loin, à Champigny-sur-Marne. Tu viens d’où ?

— D’Alger, répond le pied-noir de façon laconique.

— L’étoile d’Alger ! Un grand club de foot d’après ce que j’ai entendu.

Passionné de sport, Adrian suit tous les résultats des compétitions dans les pages de L’Équipe, un journal qu’il lit assidûment. En évoquant « L’étoile d’Alger », il a touché dans le mille sans le savoir.

— Tu connais ? remarque, surpris, Roger. J’en ai fait partie, il n’y a pas si longtemps, j’étais un des gardiens.

— Donc, comme moi, tu es charcutier, reprend Adrian.

— Comment le sais-tu ? s’étonna Roger.

— Ils ont regroupé les hommes par métier, d’après ce que m’a dit l’adjudant. Dans le dortoir à côté, ce sont les boulangers et en face les cuisiniers. Apparemment, ils ont besoin de nous pour nourrir la troupe.

— Comment tu t’appelles ? demande Roger.

— Adrian Poznanski.

Roger lui tend la main et la lui serre vigoureusement.

— Tu es déjà venu à Paris ?

— Oui, mais à part les vestiaires du parc des Princes et Notre-Dame, je ne connais rien d’autre.

— Si on nous en laisse le temps, je te ferai visiter mon Paname.

— Pourquoi pas ? Je te remercie pour ta proposition, répond le pied-noir.

Au cours des trois semaines qui suivent, les hommes sont affectés en cuisine. L’après-midi, ils participent aux exercices de l’infanterie qui se multiplient. Les deux camarades sont jugés aptes à occuper les postes de conducteur et de tirailleur. Adrian essaie de contacter Jeannette, mais le téléphone ne répond plus. Il est rassuré. Elle est sans doute partie chez sa cousine en Normandie. Là-bas, impossible de la joindre directement, les liaisons téléphoniques sont inexistantes. Jeannette lui avait griffonné une adresse factice sur un bout de papier d’addition. Il lui enverra un télégramme dès qu’il le pourra.

Avant leur départ sur le front, les deux soldats ont quartier libre. Le titi parisien tient parole et accompagne son ami dans les plus beaux sites de la capitale. Il veut aussi s’assurer que Jeannette a bien fermé la porte principale et tiré le rideau en fer du troquet. À l’approche du quartier du Marais, Roger constate que l’attitude de son ami a changé. Adrian ne sourit plus, le visage fermé, il semble sur le qui-vive, se retourne fréquemment comme pour vérifier qu’il n’est pas suivi. Arrivé devant la façade de l’immeuble, Adrian est étonné de voir que la terrasse accueille des clients attablés. Lorsqu’il pénètre, discrètement après maintes précautions, dans la salle principale de son établissement, il découvre que quatre lettres ont été gravées sur le comptoir : « MORT ». Jeannette le reconnait et accoure affolée vers lui :

— Mon chéri, tu es cinglé de venir ! Loulou vient de partir et il sait que tu n’es pas loin. Il a des oreilles partout. Il peut revenir à tout moment et s’il te voit, il n’hésitera pas à te tuer.

— Mais, il n’a pas été mobilisé lui aussi ?

— Apparemment, non.

— Il a sans doute dépassé la soixantaine, marmonne Adrian qui reprend, pourquoi ne m’as-tu pas répondu au téléphone ? Jeannette baisse les yeux, et reste silencieuse. Maintenant, il faut que tu files chez ta cousine.

— J’ai fait la valise, elle est en haut, j’ai mon billet de train pour demain, répond Jeannette faussement éhontée.

Sur le chemin de retour, Adrian a oublié d’indiquer à sa femme où il a caché ses dernières économies au cas où elle en aurait besoin, il fait demi-tour et demande à Roger de ne pas l’attendre. Une nouvelle fois, l’homme scrute prudemment l’établissement depuis le trottoir d’en face afin de s’assurer que Loulou n’est pas revenu. Et là, stupeur, il est revenu et pire, il enlace Jeannette. Celle-ci, loin de se débattre, l’embrasse tendrement. Adrian se sent profondément humilié, et comprend rapidement la supercherie dont il est la victime. Cette trahison le remplit de rage.

De retour à la caserne de Château-Thierry, Roger sent son ami bouleversé. Adrian ne dit rien de la scène à laquelle il a assisté. Il explique sommairement à son ami qu’il est victime d’extorsion de fonds et qu’il ne sait pas comment sortir de cette impasse.

— Pourquoi ne déposes pas tu plainte à la police ?

— Dans le contexte actuel, la police a d’autres chats à fouetter, répond Adrian qui ne souhaite pas révéler les raisons profondes de ses ennuis avec Loulou

*

Les deux amis sont aux commandes de leur blindé qui est chargé sur un train-plateforme en direction des Ardennes. Arrivés à Sedan, ils sont logés dans un campement temporaire, situé dans une vaste clairière, à moins de dix kilomètres de la frontière franco-allemande. Les jours passent et Roger éprouve la même lassitude qu’à Boufarik, mais avec des engelures aux pieds et aux mains en plus. Dans les bunkers des lignes Siegfried et Maginot, Français et Allemands s’observent. C’est à qui tirera le premier. Tous les soldats sont nerveux et ont envie d’en découdre. Ils ne comprennent pas l’hésitation de l’état-major pour attaquer, gagner et pouvoir rejoindre leur famille.

Avant de se coucher, les deux amis ont l’habitude de fumer une dernière cigarette devant leur campement. Une petite truie montre le bout de son groin, ils l’adoptent tout de suite. De petite taille, vive, ses yeux attendrissants leur apportent du réconfort dans cet univers morose. D’une intuition surprenante, elle est méfiante et on ne la voit jamais en journée. Au gré des soirs, elle réapparaît, cherchant quelques restes de repas. Les deux camarades réussissent à l’amadouer en lui donnant des épluchures et des fruits gâtés récupérés dans les poubelles du mess. Elle les suit dans la forêt. Ils fabriquent un enclos de fortune avec des pieux et du fil de fer, dans une petite grotte à l’orée du bois. C’est Adrian qui la dénomme Gisèle, « comme la femme du colonel, mais en moins maquillée », dit-il ironiquement à son camarade, et rapidement le petit animal reconnaît son prénom.

*

Afin de galvaniser des hommes de plus en plus lassés par une attente interminable, le commandant souhaite faire briller les apparats de son armée et donne l’ordre de passer en revue la garnison avec honneur et discipline, avant un affrontement qui s’annonce imminent. La troupe se prépare depuis deux bonnes semaines pour cette occasion.

Ce jour-là, le temps est radieux. Les médailles et les casques argentés brillent au soleil d’hiver. Tous les hauts gradés sont réunis dans la tribune ornée de calicots aux couleurs nationales et de drapeaux qui flottent fièrement au vent. Après un discours triomphant d’optimisme, à 9 heures précises, en ce dimanche glacial de février, le son de la fanfare résonne dans l’artère principale de la capitale Ardennaise. Le passage de chaque corps d’armée est minuté. Les deux camarades ont pris place dans leur engin rutilant et ouvrent le cortège, puis c’est au tour de l’infanterie. Les troupes à pied s’élancent à pas cadencés. Dans son abri, Gisèle devient nerveuse. Le vacarme des tambours battants de la fanfare l’a effrayée. Elle a rongé sa ficelle qui la maintient pour s’échapper de l’enclos. Elle pénètre dans la ville et se fraye un chemin au milieu des spectateurs qui, pris dans ce spectacle grandiose, ne l’ont même pas remarquée. L’alignement des soldats est parfait jusqu’à ce que la truie se précipite, apeurée, sur l’avenue. Paniquée, elle est comme un chien dans un jeu de quilles, les hommes s’emmêlent les guiboles et les rangs sont rompus. Une véritable pagaille s’empare de la colonne militaire et le colonel ne peut que constater que son armée est en pleine débâcle. Il fulmine et tous les sous-officiers se précipitent pour capturer le trouble-fête sous les rires de la foule. Faute de pouvoir la capturer vivante, Gisèle est froidement abattue. Roger et Adrian, positionnés dans leur char, ont entendu les coups de feu, mais en ignorent l’origine. Ils apprendront plus tard l’exécution de la bête. Personne, à part eux, ne sut comment cette bête isolée était arrivée là. Une petite truie sacrifiée sur l’autel de la bêtise humaine, de la vengeance illégitime, de l’humiliation supposée et d’une cruauté qui sévira tout au long de ce demi-siècle de destructions apocalyptiques.

*

Alors que les deux camarades déjeunent ensemble, silencieux la tête penchée dans leur assiette, attristés par la disparition de leur petite mascotte, l’adjudant se dirige vers leur table et s’adresse à Adrian :

— Soldat Poznanski, le commandant souhaite vous voir immédiatement.

Lorsqu’il pénètre dans une des salles de réception d’un hôtel réquisitionné, la mine sévère du gradé ne laisse aucun doute sur la terrible annonce qu’il devait lui faire. Adrian salue au garde-à-vous. Il n’a même pas le temps de s’asseoir que le colonel l’informe froidement du décès de son épouse. Ce dernier n’a pas de renseignements sur les circonstances de la mort, mais accorde au jeune soldat une autorisation de sept jours afin d’organiser les funérailles. De retour à sa chambrée, Roger le réconforte tant qu’il le peut.

— Sois fort, mon ami.

— On m’a laissé une semaine, puis je serai de retour.

— J’ai une permission de quatre semaines pour me rendre à Alger auprès de mon épouse. On se retrouvera sûrement à mon retour.

Ils se retrouveront, mais pas à Sedan, ni un mois après, car la terrible offensive allemande sera déclenchée seulement quelques jours après leurs départs respectifs. La division à laquelle ils appartiennent sera décimée par la percée fulgurante des panzers de l’armée de Hitler.

*

Dès son arrivée à Paris, Adrian se dirige vers le poste de police. Le corps sans vie a été signalé par Louis qui a alerté la police, puis il n’a plus donné de ses nouvelles. L’autopsie a révélé une mort par asphyxie avec des traces d’étranglement criminel. Au cours de sa déposition, Adrian désigne Loulou comme étant le principal suspect. Face à l’enquêteur, il précise qu’il a été menacé par l’homme car il n’arrive plus à honorer les mensualités de l’emprunt qu’il a contracté auprès de lui. Tous se rendent sur les lieux du crime, et le soldat lui montre la sinistre gravure sur le comptoir, celle effectuée par Loulou. La preuve de ces menaces envers lui et son épouse.

— J’avais dit à ma femme que ce type était un danger et qu’il fallait s’enfuir. Si seulement elle m’avait écouté, déplore-t-il.

Jeannette est inhumée en catimini au cimetière de Montmartre. Adrian a tenu secret le lieu et la date de la cérémonie, car le fait de croiser Loulou le terrorise.

Pour ce jeune veuf, tout s’est effondré, sa fortune, raflée par des gangsters, sa femme qui le trompait, et maintenant la paix mondiale car l’offensive allemande a débuté. L’avancée des panzers est si rapide qu’en seulement quelques jours, la capitale est à portée de tirs des canons. Adrian n’a pas eu le temps de rejoindre son unité, et reçoit l’ordre d’intégrer un bataillon d’infanterie chargé de défendre la Ville lumière, mais Paris, impuissante, face à cette Blitzkrieg redoutable, se rend sans combattre. Consterné, Adrian assiste à la parade triomphale des soldats du Général Fedor von Bock sur les Champs-Élysées. Il se rend à l’évidence que la bataille de France est une défaite cuisante que ni les gouvernants ni l’état-major français n’ont su anticiper. Démobilisé, il est aux abois. Il est trop dangereux de retourner chez lui, car la police n’a pu mettre la main sur Loulou. Adrian a pensé s’enfuir hors de Paris, en zone libre car Loulou est sans doute à ses trousses et son réseau d’informateurs est étendu. Il a aperçu cette affiche près des Invalides, accrochée sur la porte d’un bureau de conscription, une armée victorieuse au soleil couchant dans la cité antique de Palmyre avec cette mention : « Découvre l’aventure, rejoins-nous ». Il saisit la formidable opportunité qui lui tend les bras et s’engage sans trop réfléchir. Il est incorporé dans les troupes de Vichy au Levant contre les traîtres d’Anglais qui ont coulé la flotte française à Mers el-Kébir.

Adrian contacte son ami Raymond qu’il croit de confiance. Il lui propose de reprendre son bistrot en gérance. Ils conviennent ensemble que les mensualités seront versées à son frère Wojtek à Champigny-sur-Marne. Raymond avoue à Loulou qu’il ne sait pas où est Adrian, mais il lui donne l’adresse du frère. Adrian n’a rien dit de ses déboires à ce dernier mais lui confie qu’il s’est engagé dans l’armée du Levant et qu’il part dans deux jours au Liban. Il ne faut rien révélé à quiconque, mais, Wojtek fera la rencontre de Loulou menaçant et sera obligé de tout lui révéler, mais Adrian vogue déjà vers un autre horizon. Dix jours plus tard, il met le pied en Syrie, au port de Lattaquié, et est affecté près d’Alep dès l’automne 1940, puis à Damas en janvier 1941. L’ennemi n’est pas encore présent en nombre, mais le plan de libérer le Moyen-Orient du joug français est bel et bien acté par l’état-major allié.

Dans la capitale syrienne, la guerre n’est qu’un lointain écho venu d’Europe et la vie bat son plein. La situation est paisible sans aucun coup de feu ou combat. Le soir, les soldats ont quartier libre et se promènent au souk dont les étals regorgent d’épices, d’objets en bois finement ciselés et de délicieuses pâtisseries au miel, à la pistache et aux amandes. Adrian s’émerveille des somptueux palais et se délasse dans les hammams hérités de l’Empire ottoman. Il aime se perdre dans les venelles et découvrir ainsi sur une petite place coincée entre une église, une synagogue et une mosquée, un conteur à la faconde envoûtante qui, alternant arabe et français, narre les fabuleuses aventures de Nasr Eddine. Envoûté, sous le charme de l’Orient, il se sent si loin de son ancienne vie.

Au printemps 1941, le débarquement allié sur les côtes libanaises se précise et n’est plus qu’une question de jours. Une grande partie des forces françaises est concentrée dans la région de Tyr, site présumé de l’offensive. Avant les combats, les soldats obtiennent une ultime permission. Adrian s’attable avec quelques compagnons en front de mer dégustant de succulents mezzés accompagnés de thé à la menthe et d’arak. Son regard se perd dans la foule, quand tout à coup, son sang se glace, un terrible effroi s’empare de lui en apercevant un groupe d’hommes qui se dirigent vers le port. Il reconnaît sans hésitation l’un d’eux, le grand, long et patibulaire Loulou. Il baisse rapidement les yeux. Il pense être victime d’une hallucination et relève la tête précautionneusement sur l’homme qui passe à quelques mètres de lui, puis qui s’éloigne. Il n’y a aucun doute, sa silhouette, son visage balafré est reconnaissable entre mille. « Comment une chose pareille peut-elle se produire ? Le monde est-il si petit ? » se demande Adrian. Deux hommes en fuite, l’un pourchassant l’autre. Mais, en le reconnaissant sans se faire repérer, Adrian a un coup d’avance.

CHAPITRE III

Un fait de guerre

Tyr, Liban, 1942. La troupe est brusquement réveillée en pleine nuit par un bombardement nourri que l’état-major n’a pas anticipé. Les avions et les navires anglais, qui croisent au large, pilonnent les positions de l’armée française fidèle à Pétain. La caserne est en état d’alerte et l’ensemble des chars se prépare à partir. Ce régiment français est bien décidé à empêcher les Australiens, qui ont déjà mis un pied sur le sol libanais, à traverser le fleuve Litani pour s’emparer de la ville de Tripoli.

Adrian, protégé par un casque et la face dissimulée par un long chèche enturbanné autour de sa tête, a pris place au poste de tir. Il fait partie d’un équipage de trois hommes. Tous sont prêts et attendent les soldats d’un autre escadron qui s’apprêtent à monter, eux aussi, dans leur machine. Le vrombissement des moteurs se fait entendre. Les regards attendent le signal de départ du commandant. Adrian est une nouvelle fois paralysé par ce qu’il aperçoit. Le grand échalas se glisse péniblement dans un des véhicules stationnés juste devant lui. Il n’a aucun mal à apercevoir sa plaque d’immatriculation. Le top est donné, et la colonne de blindés s’ébranle. Après quelques heures de route, ils arrivent sur la rive Est du cours d’eau et restent postés à couvert, camouflés sous des branches de palmiers. En début de soirée, les chars sont à présent à portée de tirs les uns des autres et les hostilités ne tardent pas à s’engager. Adrian essuie un feu nourri. Son conducteur est touché mortellement. Il riposte et demande au troisième homme, un certain Pierre Jousset, de reprendre les commandes. Celui-ci se faufile dans l’étroit réduit du cuirassé et dégage comme il peut le corps du malheureux soldat. Il saisit le volant et tente une marche arrière malencontreuse qui précipite l’engin dans un bourbier dont ils ne peuvent s’extraire. Dans la manœuvre, une des chenilles se brise. L’engin est cloué sur place.

Grâce aux ponts flottants déployés par le génie militaire, les Australiens traversent le Litani et gagnent du terrain. Les deux soldats piégés préfèrent rester à l’abri dans leur blindage. Une accalmie survient, Adrian prend des jumelles. Dans une obscurité entre chien et loup, il distingue l’immatriculation « N-4745 ». Le char dans lequel Loulou a pris place est lui aussi immobilisé et une épaisse fumée se dégage de la tourelle. D’un geste brusque, Adrian s’empresse de saisir la mitrailleuse et de la pointer sur les occupants qui essaient de s’en extirper. Les deux premiers y parviennent sans difficulté, mais le dernier a du mal à se déplier et à sortir du brasier. C’est dans ce moment de grande confusion que Pierrot décide d’enclencher la gâchette et d’y laisser son doigt fermement appuyé pendant quelques secondes. Le tir en rafales laisse peu de chance à la victime qui s’effondre de tout son long sur le sol. Pierre Jousset a bien vu que son compagnon a tiré délibérément sur un des leurs. Il hurle :

— Mais que fais-tu ? Tu es malade !  

Adrian perçoit la colère réprobatrice sur son visage, et il est à présent persuadé que s’ils en réchappent tous les deux, Pierre Jousset le dénoncera aux autorités militaires pour trahison. Il ne veut pas finir devant un peloton d’exécution et n’hésite pas à dégainer le pistolet onze millimètres et à tirer une balle dans la nuque de ce témoin gênant qui s’écroule à son tour sur le volant.

La déroute de l’armée de Pétain est cuisante et aux alentours de minuit, pris en tenaille, l’escadron doit se rendre. Adrian enlève son tricot de peau et l’agite frénétiquement au-dessus de sa tête pour signaler sa reddition. Un soldat australien lui fait signe de sortir et de le rejoindre mains en l’air afin qu’il soit fouillé.

Les prisonniers français sont conduits dans un camp improvisé, entouré de fil barbelé. Ce corps de ferme réquisitionné contient une centaine d’autres soldats français. L’officier demande à chacun ses papiers d’identité militaire. Adrian lui montre ceux qu’il a subtilisés à sa pauvre victime en ayant consciencieusement ôté la photo. Dès le lendemain, avec d’autres soldats captifs, on le désigne pour enterrer les cadavres. On lui demande de rapporter les identités des cadavres qui jonchent le théâtre des opérations. Adrian se dirige immédiatement vers le char « N-4745 ». Il reconnaît la sinistre balafre de ce salaud qui lui avait juré sa mort. En fouillant dans sa poche, il retrouve ses papiers à moitié carbonisées, mais dont on distingue encore les nom et prénoms. Aucun doute, Il s’agit bien de lui. Mais sa satisfaction est de courte durée car il doit récupérer le corps du ce jeune innocent. Pierre Jousset était un chic type, et comme Jeannette, il était issu de l’assistance publique. Avec Adrian, ils avaient sympathisé et partagé leur table lors des permissions. Lui n’avait pas fui, mais il rêvait d’aventure, d’ailleurs, de camarades, d’exotisme.

Adrian remet les médaillons et les papiers d’identité qu’il a collectés sur les six corps en y incluant les siens avec une photo volontairement méconnaissable, qu’il a volontairement abimée en la brulant presqu’entièrement. Il creuse la fosse, y place les corps, les recouvre de terre, plante une croix et s’adresse à Pierre :

« Le destin s’acharne sur Adrian, mais la mort ne veut pas de lui, alors il fallait le faire disparaître. Toi, Pierre Jousset, tu n’aurais pas dû mourir, mais tu revivras à travers moi, jusqu’à la fin de mon existence. »

Les images de drame tournent dans sa tête. La fureur incontrôlable qui s’est emparée de lui le terrifie tel un monstre sanguinaire qui aurait jailli du fond de son cerveau, et qui a guidé sa main meurtrière. Il est pris d’une crise de panique, on le conduit à l’infirmerie. Pendant trois jours, il y restera, prostré, mutique.

*

Le camp de rétention est agrandi à chaque arrivée d’une nouvelle cohorte de soldats dont le nombre grossi de jour en jour attestant de la défaite progressive des troupes françaises. Ce matin-là, les détenus sont rassemblés dans la cour. À tour de rôle, chacun est invité à rentrer dans une grande écurie reconvertie en centre de tri. À l’intérieur, deux officiers britanniques et australiens encadrés par trois sous-officiers consultent le cahier de recensement. Deux portes se situent de part et d’autre de la table des gradés. À l’appel du nom de « Pierre Jousset », Adrian ne réagit pas, il n’a visiblement pas encore assimilé sa nouvelle identité. L’officier réitère son appel en haussant la voix, et Adrian sursaute, se lève précipitamment, et se présente devant eux. On lui propose de choisir soit de rester fidèles à Pétain, et de prendre la porte de droite, soit de rejoindre les troupes de De Gaulle par l’autre porte. Très peu de soldats choisissent de se rallier aux forces françaises libres et Pierre est un de ceux-là, non par choix idéologique, mais parce qu’il ne veut pas rester prisonnier plus longtemps. On lui attribue immédiatement son nouvel uniforme, et sa nouvelle affectation dans l’infanterie. Le soldat s’installe à bord d’un camion bâché en direction de Damas qu’il faut libérer. Ce sera une bataille franco-française, les soldats de De Gaulle contre l’armée de Pétain. Au cours de l’assaut, un éclat d’obus le touche à la tête, il est opéré, mais reste hémiplégique. Après quelques semaines passées dans un dispensaire, il est évacué sur l’hôpital militaire de Beyrouth.

Compte tenu de l’occupation allemande, il lui est impossible de rejoindre son frère Wojtek à Paris. En attendant, Adrian pense trouver du réconfort auprès de son ami Roger à Alger, ville récemment libérée. Sa demande mettra deux semaines avant de recevoir une réponse de la part de son copain qui l’accueillera les bras grands ouverts. Il embarque sur un des rares ferries assurant la ligne Beyrouth-Alger. Paulette et Roger le logeront dans une petite chambre située au premier étage au-dessus du magasin. Adrian est encore lourdement handicapé. Mais dans la casbah, avec les odeurs, les parfums et les mèmes échoppes qu’il a fréquenté à Damas, il se sent revivre. Il ne veut pas faire l’aumône et se bat tous les jours pour reprendre des forces en se rééduquant lui-même. La lente convalescence se poursuit, et il récupère la mobilité de son bras et de sa jambe droite. Il marche péniblement avec l’aide d’une canne pendant des heures et des heures le long de la jetée du port de la ville blanche jusqu’à l’épuisement.

 Adrian montre ses nouveaux papiers d’identité officiels à Roger. « Un changement d’identité qui garantit ma sécurité, dit-il à son ami. Il vaut mieux qu’Adrian Poznanski soit déclaré mort, car un des membres de la bande qui m’extorque est venu me chercher jusqu’au Liban ». Roger ne lui pose pas plus de questions tant il sent son ami préoccupé par cette affaire. À présent, il faudra qu’il prenne l’habitude de l’appeler « Pierrot », c’est tout.

Quelques mois après son arrivée à Alger, c’est la contre-offensive alliée sur l’Europe. Roger est de nouveau mobilisé pour le débarquement de Provence. Inapte au combat, Pierre est cependant suffisamment rétabli pour prendre le relai. Anna, une italienne, a également trouvé refuge chez Paulette et Roger. Entre les deux fuyards, c’est un coup de foudre mutuel. En mai 1945, dès le retour de Roger, ils se marieront dans la basilique Notre-Dame-d’Afrique, là même où la jeune femme désœuvrée avait fait la rencontre du couple de pieds-noirs.

Anna n’a connu son mari que sous sa nouvelle fausse identité. Adrian s’est inventé la vie que lui avait raconté Pierre Jousset. Il ne lui a jamais rien révélé de son passé trouble, ni de son mariage avec Jeannette, ni des raisons qui l’avaient poussé à fuir Paris. Un mensonge qu’il arrivera à maintenir tout au long de son union et qui perdurera pendant des années

Malgré les rationnements, le cours de la vie reprend à Alger. Depuis la fin de la guerre, Anna a réussi à recontacter le reste de sa famille perdue dans les contrées reculées des Alpes italiennes. Sa mère lui apprend que son père et son frère cadet, tous les deux partisans communistes, ont été tués par les hommes de Mussolini. Emilio, le frère aîné avait réussi à s’enfuir dans le maquis et il est encore en vie. Il est parti travailler en ville, à Bolzano.

Au bout d’une année passée à Alger, Anna émet le souhait de retourner avec son mari dans sa vallée, mais là-bas, c’est la misère. Après deux hivers rigoureux, les paysans peinent à se nourrir. Les conditions de vie d’après-guerre sont encore plus rudes que pendant la période fasciste. Pierrot lui propose alors de s’installer dans le sud de la France. Anna ne s’y oppose pas, au contraire, cela la rapprochera un peu plus de sa terre natale.

CHAPITRE IV

Des mains d’orfèvre

Ortisei, Val Gardena, Alpes italiennes, 1921. En ouvrant le tiroir de la table de la cuisine, la mère s’aperçut une nouvelle fois qu’un de ses couteaux avait disparu. Elle savait qui lui avait chipé et partit retrouver sa fille de l’autre côté du ruisseau dans la petite bergerie à flanc de colline.

— Anna, redonne-moi ce couteau, tu vas finir par te blesser et de toute façon, j’en ai besoin.

— Maman, laisse-moi juste finir ce petit agneau pour la crèche de Noël.

Alors la mère s’asseyait, attendait et ne pouvait qu’être admirative par ce qu’elle voyait naître sous ses yeux.

Le grand-père, Walter, était un sculpteur sur bois réputé dans la vallée. C’est lui qui avait découvert un véritable don chez sa petite fille. Très jeune, Anna passait de longues heures avec lui dans son atelier à observer chacun de ses gestes, à l’écouter, et à faire émerger ses créations. Il lui avait interdit de toucher à ses outils tranchants, mais la tentation était trop forte. Un jour, alors qu’il s’était absenté, Anna avait taillé un morceau de bois pour en faire un adorable Jésus dans son berceau. À son retour, le vieux en fut ému. Il savait qu’il avait transmis un héritage et que toutes ces heures passées avec elle ne furent pas inutiles. La petite Anna fut pardonnée, et même mieux, dès ce jour, elle eut l’autorisation de l’aider. Il la guidait dans ses gestes, lui donnait des conseils précieux qui lui serviraient plus tard.

Dans ce magnifique endroit reculé du Haut-Adige, la sculpture sur bois était traditionnellement transmise de génération en génération, et le plus souvent aux garçons. Ce travail faisait vivre les paysans, surtout lorsque la terre était gelée et recouverte d’un épais manteau de neige de décembre à avril. Emilio, le frère aîné d’Anna, aurait dû reprendre le flambeau, mais il n’avait aucune patience ni appétence pour cela. Il préférait bûcheronner sur les propriétés forestières que détenait son oncle. L’hiver, il partait à la ville de Bolzano, le chef-lieu, à sept heures de marche en contrebas. Il y séjournait pendant trois à quatre mois et travaillait en tant que ramoneur et livreur du charbon.

Au printemps, dès que le niveau d’eau était suffisant, il remontait dans la vallée pour redescendre le fleuve impétueux sur un radeau de rondins et livrer les plus beaux troncs aux menuiseries de la plaine. Il emmenait avec lui une caisse remplie d’œuvres en bois, solidement attachée, que le grand-père avait taillées pendant tout l’hiver. La plupart des hommes qui effectuaient ce périple étaient des équilibristes hors pair, mais les accidents étaient fréquents, surtout lors du passage des rapides. Les cordes pouvaient se rompre et disloquer les embarcations. La plupart d’entre eux ne savaient pas nager et se noyaient dans les flots grossis par la fonte des neiges.

Anna se mettait volontairement à l’écart des filles et s’identifiait à ses deux frères et particulièrement Emilio dont elle était proche. Plus jeunes, ils avaient vécu un drame terrible, la perte de leur petite sœur d’une méningite foudroyante. Anna n’était jamais rentrée dans le moule de l’éducation féminine de l’époque. Rebelle, elle rechignait à apprendre la cuisine et la broderie. Elle avait trouvé refuge dans cette bergerie qui servait d’atelier à Walter, et y confectionnait de simples jouets, puis plus tard, elle y reproduira toutes les œuvres de son grand-père qui parsemaient le village. Des sculptures religieuses qu’il offrait tantôt au curé, tantôt à la municipalité ou à ses amis.

Anna était issue d’une fratrie de quatre enfants, et ses parents n’avaient pas les moyens d’acheter des chaussures à leurs deux filles. Seuls les deux garçons en étaient pourvus afin de se rendre aux différentes foires aux bestiaux des villages alentour. Anna était donc la plupart du temps pieds nus, toujours accompagnée de sa chèvre préférée qui lui léchait ses pieds meurtris par les pierres et les ronces, tandis qu’elle taillait le bois en chantonnant les airs que sa mère lui avait appris. Depuis la fin de la Première Guerre mondiale, cette région du Sud-Tyrol, antérieurement autrichienne, fut rattachée à l’Italie. La population vivait en autarcie et ne parlait que la langue ladine. Le père refusait de parler italien et se retrouvait régulièrement au poste des carabiniers, car l’usage du dialecte local était à présent interdit. Il ne s’était jamais intéressé à ses deux filles et trouvait que le temps passé à faire ces sculptures était dépensé inutilement. Les deux frères et sa mère ne pouvaient s’opposer au patriarche, tant il était rustre et parfois irascible. Il était particulièrement cruel quand il prenait les statues pour allumer la cheminée.

— Au moins, elles servent à quelque chose, aimait-il à dire à sa fille.

Adolescente, Anna était une fille au physique attirant, parée d’une longue chevelure brune qui couvrait ses épaules, un teint de porcelaine, des lèvres fines, de grands yeux noisette en amandes, mais vides et tristes. Beaucoup d’hommes la courtisaient, et à ses seize ans, un mariage arrangé par le père était envisagé. Même si elle aimait profondément sa mère, et ses deux frères, et que la simple idée de les quitter lui déchirait le cœur, elle ne pensait qu’à partir loin d’ici tant elle étouffait dans ce qu’elle appelait, la « vallée de la mort ».

*

Luca Pavia était un antiquaire prospère. Il tenait une boutique qui avait pignon sur l’avenue la plus huppée de la ville de Vérone. Tous les mois, il prospectait dans les campagnes en quête de mobiliers, de bibelots, de tableaux, de statues qu’il revendait ensuite aux riches banquiers et collectionneurs de la ville. Cette fois-ci, il avait confié sa boutique à son bras droit, Luigi, un tout jeune apprenti qu’il avait recruté depuis déjà quatre années maintenant.

Cet été avait été accablant de chaleur, et en ce mois d’août, il y avait peu d’acheteurs, les affaires n’étaient pas florissantes. Pavia en profita pour prendre quelques jours de vacances au frais, en montagne. Avec sa Fiat Topolino, il avait mis péniblement trois jours pour atteindre le Val Gardena sur des sentiers terreux, dans la région des Dolomites. Il n’y était jamais allé, mais connaissait la réputation de ses sculpteurs sur bois. Lorsqu’il pénétra dans le bourg d’Ortisei, il s’installa dans l’unique et modeste hôtel du village. Sitôt ses valises déposées, il se rendit à l’église, non pas pour se recueillir, mais pour rechercher. C’est toujours ainsi qu’il procédait, et cela afin de juger de la qualité des artisans locaux : statuaire, peintures, vitraux. Si les œuvres présentées n’étaient pas à son goût, il passait son chemin vers un autre village. Ce jour-là, lorsqu’il entra dans la nef de l’église, il fut tout de suite attiré par une évocation de Saint-Jean qui trônait sur l’autel d’une des petites chapelles attenantes. Luca se dit qu’il tenait là un artiste hors pair. Il fallait le rencontrer. Il sonna au presbytère, et le curé lui indiqua que l’auteur de la sculpture serait probablement présent à la messe du lendemain. L’antiquaire était éreinté par son périple sur les routes sinueuses en terre battue, fatigué, il s’endormit très tôt ce soir-là.

À l’issue de la cérémonie dominicale, alors que tous les habitants se regroupaient sur le parvis, le curé le présenta à Walter, le grand-père d’Anna.

— Vous êtes assurément un grand artiste, dit Luca.

— Mon grand âge ne me permet plus de sculpter comme avant, mais le saint Jean de l’église, c’est ma petite fille qui l’a sculpté, repris fièrement le vieux.

— Ah bon ! Et quel âge a-t-elle ?

— Seize ans.

— Seize ans ! s’étonne le collectionneur.

— Serait-il possible de rencontrer ses parents ?

— Ils viennent juste de partir.

Walter lui indiqua leur maison en pointant du doigt la direction qu’ils avaient prise. Pavia s’y précipita afin de les rejoindre. La mère venait juste de refermer la porte derrière lui, lorsqu’il toqua. Le père, surpris, l’entrouvrit, méfiant, et demanda qui était l’homme, qui visiblement dans un apparat inconnu ici, venait de la ville. L’antiquaire savait les réticences et presque la méfiance des gens des campagnes envers les urbains, et avait sur lui un sésame qui lui permettait d’entrer dans la plupart des foyers. Il lui montra ostensiblement sa bourse remplie de pièces d’argent. Le père, impressionné par son costume de tailleur de belle facture se courba devant l’homme, ôta sa casquette et l’invita à s’asseoir. La mère ne comprit pas tout de suite à qui elle avait l’honneur, mais ni la prestance ni les manières trop polies et élégantes de l’homme ne la rassurèrent. Elle se retira dans la cuisine, mais écoutait attentivement, de loin en tendant l’oreille, les échanges.

— Bienvenue dans notre modeste demeure. Je vous sers quelque chose ? demanda le père obséquieux.

— Non, rien, merci, cher monsieur, allons au fait, dit Pavia. Je suis admiratif du saint Jean qui trône dans l’église, et je souhaitais rencontrer votre fille, qui est, semble-t-il, à l’origine de cette œuvre.

— Anna est absente, car je lui ai demandé d’accompagner ses deux frères à la foire de Bolzano.

— Je suis prêt à en payer un bon prix, le coupe Pavia.

— Je crains que cela ne soit pas possible, répondit le père dépité, elle en a fait don à notre paroisse, mais je peux vous montrer d’autres statues du même type si vous le souhaitez, ce n’est qu’à cinq minutes de marche.

La mère apparut alors et intervint :

— Avant toute décision, je préférerais que ma fille soit présente si cela ne vous dérange pas, dit-elle d’un ton passablement contrarié.

— Toi, tu restes là et tu ne te mêles pas d’affaires entre hommes, reprit le père, irrité par cette intrusion inopinée dans une négociation qui pourrait s’avérer juteuse. Je sais ce qui est bon pour elle et pour nous.

Puis d’un geste brusque, il ouvrit la porte et proposa à son invité de le suivre, puis referma la porte en la claquant derrière lui, laissant la pauvre femme désarmée.

Nous étions en automne et les stocks de nourriture étaient au plus bas. Au printemps, il n’y avait pas eu assez d’agneaux et l’été avait été très sec et chaud, les récoltes furent mauvaises tant la pluie avait manqué. Les animaux étaient faméliques. La vente du troupeau sera probablement insuffisante pour pouvoir remplir la marmite tout l’hiver.

Le père ne mit pas bien longtemps à dégager l’amas de pierres qu’Anna avait accumulé devant la porte de la petite bergerie laissée à disposition de sa petite fille par le grand-père Walter. Pendant ce temps, Pavia avait pu jeter un œil à l’intérieur par une petite embrasure et n’en avait pas cru ses yeux. Il sut qu’il avait découvert un trésor qui allait l’enrichir comme jamais.

Les deux hommes pénétrèrent dans l’atelier. Le sol était jonché de copeaux de bois et sur l’établi, on pouvait distinguer une ébauche d’un David incroyablement ressemblant à l’originale de Michelangelo. L’échelle était bien évidemment réduite, mais toutes les proportions étaient respectées. L’œuvre semblait sur le point d’être terminée et le marchand d’art avait rarement vu une sculpture de cette finesse, si ressemblante à l’original. Le petit refuge recélait d’autres pièces de bois que Luca passa méticuleusement en revue à la loupe. Il tenait là, sans doute, l’une des plus belles découvertes de sa carrière, une véritable artiste aux mains d’or.

Il racheta, à un bon prix, une bonne dizaine de sculptures. Il proposa au père que sa fille puisse venir à Vérone exercer son art. Il sortit de son sac une liasse de billets et une confortable avance pour le David pas encore achevé.

Lorsque Anna et ses frères revinrent de Bolzano, ils avaient vendu le troupeau, mais, comme le père s’en doutait, pour une très modeste somme. La famille était dans l’impasse, la misère les attendrait s’il n’y avait pas d’entrées d’argent supplémentaires. Son père entoura sa fille de ses bras, l’embrassa comme jamais il ne l’avait fait auparavant. Cette étreinte glaça l’adolescente et elle se douta que le pire s’était peut-être produit. Elle se précipita alors à la bergerie et lorsqu’elle constata que le tas de pierres avait disparu, elle s’effondra. Lorsqu’elle revint auprès de ses parents, le père lui détailla l’accord passé avec le marchand. Il la menaça de fermer à clé la bergerie si elle n’acceptait pas le marché conclu. Sa mère était dévastée. Il laissa pleurer sa fille toutes les larmes de son cœur.

— Comment a-t-il pu me faire cela ? sanglota-t-elle dans les bras de sa mère qui baissa les yeux d’impuissance.

— Je n’ai pu rien faire, tu connais ton père.

— Maman ne t’inquiète pas. Je t’aime plus que tout et cet argent t’aidera. J’irai moi-même apporter le David à ce marchand.

La mère avait compris que sa fille ne voulait pas rester. Si la voir partir lui déchirait le cœur, elle savait qu’elle ne serait jamais heureuse ici.

— Emilio t’accompagnera jusqu’à Vérone, je serai plus tranquille, lui avait-elle signifié. Il restera quelques jours avec toi afin de vérifier que tu sois bien traité.

— D’ici là, j’aurai terminé le David, et il te rapportera le reste de l’argent, dit alors Anna.

Une semaine passa, et le père les accompagna jusqu’à la gare avec son chariot à cheval chargé de deux caisses en bois. Une pour les affaires personnelles d’Anna et une contenant le David soigneusement rangé dans de la paille. Le paysan était aux petits soins pour sa fille, s’assurant que rien ne lui manquait. Elle restait impassible. Lorsque le convoi s’ébranla, le père resta sur le quai et agitait son mouchoir frénétiquement en guise d’au revoir, mais Anna ne le regarda pas, elle fixait un horizon d’incertitude, mais aussi rempli d’espoir.

À leur arrivée à Vérone, Pavia les attendait sur le quai et fut très prévenant envers eux. Il les accompagna dans le quartier des antiquaires où il avait pignon sur rue. Sur le chemin, Emilio et Anna avaient les yeux écarquillés car ils n’avaient jamais vu autant de femmes et d’hommes aussi élégants. Arrivés devant son magasin, il les conduisit dans l’arrière-cour avec un entrepôt qu’il avait reconverti en atelier pour son nouveau prodige. Il avait déjà acheté tout le matériel dont elle avait besoin. Elle y dormait et vivait dans un confort sommaire, mais elle ne se plaignait pas. Elle était reconnaissante car M. Pavia l’avait extrait de sa tombe. Le soir, et grâce à la rémunération acquise par le David, sœur et frère profitaient des boutiques et des restaurants de la superbe ville italienne. Ils achetèrent de belles chaussures pour toute la famille et une robe de marque afin d’en faire cadeau à la mama.

Tous les trois mois, Emilio venait s’assurer que sa petite sœur était bien traitée, et il récupérait les gains engrangés. Anna en retour était rassurée, car grâce à cet argent, elle savait que tout le monde mangeait à sa faim et la famille avait pu déménager dans une autre ferme plus vaste avec un terrain pour y construire une grange pour le bétail. Chaque semaine, elle n’attendait qu’une chose, recevoir une lettre de sa mère, écrite par son frère, car la femme était illettrée. Ce fut une des rares périodes heureuses de sa vie, totalement absorbée, passionnée, valorisée comme elle ne l’avait jamais été. L’argent lui importait peu tant qu’elle pouvait exercer son art.

Anna sortait rarement seule car sa beauté attirait les regards et elle était souvent importunée par les insistances déplacées des chemises noires qui pullulaient dans la cité. Emilio et Luigo partageaient leur haine de ces jeunes fascistes arrogant. Luigi était un modèle d’employé dévoué, cependant il était ulcéré, car malgré le paravent de toutes les prévenances, les flatteries et les obséquiosités de son patron, il savait qu’Anna était exploitée. Il l’amenait danser secrètement sans que Pavia se douta de cette liaison. Le jeune homme connaissait les prix des sculptures vendus et les sommes dérisoires qui étaient reversées à la famille. Cette situation lui était insupportable et il se demandait comment mettre fin à cette escroquerie sans compromettre sa place. Luigi en fit part à Emilio. Ce dernier en retour demanda une augmentation substantielle de la rémunération ainsi que de meilleures conditions de vie pour sa sœur, sans quoi, il obligerait sa sœur de partir. L’antiquaire ne voulait pas lâcher la poule aux œufs d’or et Anna logeait maintenant dans une dépendance plus confortable de l’appartement bourgeois de la famille. Mais ce déménagement se transforma peu à peu en un horrible piège car Pavia pouvait ainsi avoir l’œil sur elle. Il était omniprésent, et espionnait ses allers et venues et les heures de travail demandées étaient de plus en plus longues.

Une crise économique s’était abattue sur l’Italie fasciste. Anna percevait de moins en moins d’argent de la part de son souteneur, et il ne lui permettait de sortir que si elle avait honoré toutes les commandes. Lorsque ses revendications pécuniaires furent jugées excessives, Pavia dénonça Emilio, un partisan, aux autorités de police. Deux jours après son arrestation, il put s’évader et s’engager dans les jeunesses communistes des montagnes du Sud-Tyrol. Il lui fut ainsi impossible de revoir sa sœur, et Pavia avait les mains libres pour en faire son esclave. Il voyait d’un très mauvais œil la relation que son employé entretenait avec sa protégée. Comme la plupart des jeunes de son âge, Luigi était un paysan débrouillard venu survivre en ville. Lui aussi condamné à rester avec son employeur. Il avait peu de chances de retrouver un travail aussi bien payé. Comme beaucoup de jeunes Italiens à l’époque, Luigi était sous l’effet de la propagande fasciste. Il assistait régulièrement aux réunions politiques du parti de Mussolini. Au cours de l’une d’entre elles, il apprit qu’on recherchait des volontaires pour partir peupler la Lybie, une nouvelle colonie italienne. Dès 1932, les volontaires expatriés se voyaient attribuer de larges portions de terrains afin de reverdir des terres semi-désertiques. Les couples de fermiers étaient ainsi sélectionnés en priorité. Paysan dans l’âme, Luigi voyait dans cette aventure, une formidable opportunité, pour lui et Anna, de s’échapper de cette prison.

Un soir, il vint chercher une sculpture à l’improviste qu’il devait livrer à un client de Venise. Il découvrit Anna recroquevillée sur son matelas, figée. Il la convainquit de partir. L’évasion eut lieu trois nuits plus tard, à la lumière d’une pleine lune. Luigi positionna l’échelle et grimpa précautionneusement jusqu’à la chambre d’Anna. Arrivé tout en haut, il poussa délicatement un des battants de la fenêtre entrouverte et aperçut Anna assise par terre en tailleur au milieu de la pièce. Il se précipita vers elle et s’agenouilla auprès d’elle.

— Anna, il faut y aller, chuchota-t-il.

— Luigi, je suis perdue, je ne sais plus ?

— Anna, tu ne vas pas rester avec un type qui t’exploite.

— Il m’a sorti des griffes de mon père, et puis il est gentil avec moi. Et ma famille ? J’ai peur pour elle, il est capable de tout.

— S’il se rend au Val Gardena, je ne sais pas s’il sera bien reçu.

— Mon père reçoit de l’argent de lui et c’est tout ce qui compte pour lui.

— Oui, mais, depuis l’arrestation d’Emilio, il n’a plus rien touché et je lui ai envoyé une longue lettre lui expliquant que c’est lui qui a dénoncé ton frère à la police.

— Ma mère et mes frères me manquent, et je n’ai pas argent.

— Ma chérie, je te l’ai déjà expliqué à plusieurs reprises. J’en ai suffisamment pour prendre deux allers simples vers Naples. Là-bas, un oncle peut nous héberger quelques jours, le temps de remplir les formalités de départ et de leur envoyer le reste de mes économies. Si tu m’aimes, viens avec moi, sinon adieu.

Lorsque le dimanche matin, Pavia constata qu’ils s’étaient échappés, il était furibond. Sur le lit, elle avait laissé une lettre :

« Inutile de venir nous chercher. Je ne suis pas retournée dans ma vallée. Attention, mon père et mon frère sont au courant que tu as dénoncé Emilio. Ils ont beaucoup de défauts, mais ils ont le sens de l’honneur. »

Pavia se présenta au poste des Carabinieri afin de signaler leur disparition, mais n’avait aucune idée de leur destination. Quant au couple, ils prirent le train vers Naples et à chaque arrêt en gare, Anna guettait fébrilement l’irruption de son oppresseur sur le quai. Sept jours après leur arrivée à Naples, ils prirent un bateau vers leur nouvel eldorado.

À leur arrivée dans le port de Benghazi, les deux amoureux furent convoyés dans une salle d’accueil. Un immense portrait du Duce était affiché dans l’entrée et des cartes cadastrées étaient déployées sur de grandes tables. Les agents administratifs du gouvernement local s’affairaient au découpage du pays et attribuaient à chacun une parcelle à bonifier. Dès qu’un groupe de migrants était formé, un bus les convoyait vers le territoire qu’on leur avait attribué.

Les premières semaines furent difficiles. Anna et Luigi étaient logés sous des tentes sommaires, puis au fur et à mesure, des écuries, des granges, des bâtiments d’habitations furent construits. La petite collectivité ne disposait que d’un seul tracteur et de quatre chevaux pour les taches agricoles. Il fallait creuser et labourer à la pioche, une terre aride, compacte. L’eau manquait. La solidarité s’organisa et on fora un puits. Les jours passaient et les explorations étaient sans résultat probant. Certains découragés pensaient retourner en Italie, leur rêve confronté à la réalité d’un désert au soleil de plomb. Il fallut plusieurs semaines d’efforts acharnés pour qu’enfin l’eau jaillisse du sous-sol. À compter de ce jour, la situation changea du tout au tout. Luigi put développer une exploitation d’arbres fruitiers et un maraichage abondant. Une bergerie permettait à Anna d’élever une trentaine de  moutons et brebis. La terre qui leur avait été confiée devint si fertile qu’elle ressemblait à un jardin d’Éden. Les deux amoureux officialisèrent leur union.

Une toute petite année s’était écoulée depuis leur arrivée lorsque le conflit mondial éclata. Anna avait réussi à obtenir des nouvelles rassurantes de ses parents et de ses frères. Personne ne savait où était Emilio, mais il avait donné des signes de vie. L’antiquaire n’avait pas osé se rendre à Val Gardena, et Anna sut plus tard qu’il avait été, lui aussi, dénoncé comme un antifasciste puis fusillé.

Au mois de juin 1941, Luigi fut enrôlé dans l’armée italienne et la Lybie fut le théâtre d’affrontements précoces entre les blindés alliés et les forces de l’Afrikakorps, la redoutable armée dirigée par le général Rommel. La désolation était partout et face aux combats acharnés, Anna dut fuir. Beaucoup de femmes trouvèrent refuge auprès des sœurs catholiques à Tunis, encore occupée par les troupes allemandes et c’est là qu’Anna reçut la terrible nouvelle : son mari avait été tué dans l’assaut de la ville portuaire de Tobrouk.

Puis ce fut au tour de la Tunisie d’être en proie à la destruction, et de nouveau, ce fut l’exil. À Alger, Anna se retrouva dans un monastère de carmélites. Pendant quelques semaines, on lui offrit un logement et de la nourriture et en retour, elle sculptait des œuvres et les proposait sur le parvis de la basilique. Paulette était une femme très pieuse et elle fut subjuguée par le talent inouï de la jeune femme. Avec l’assentiment de Roger, elle lui proposa un poste à la charcuterie. Paulette passa de longues heures avec elle afin de lui apprendre le français qu’elle maîtrisa assez rapidement. Son accent italien fut au départ un handicap. Elle devait souvent faire face aux regards réprobateurs, voire aux insultes des clients qui exécraient le Duce et son ami le Führer. Pierrot s’interposait et la défendait, elle était sous le charme.

CHAPITRE V

Les grandes vacances

En 1947, Anna et Pierre ont choisi leur point de chute un peu par hasard, dans le village de Réjusse surplombant le magnifique golfe de Saint-Tropez. Ensemble, ils rénovent une ancienne boulangerie et la transforment en une charcuterie, mais les débuts sont difficiles. Les spécialités pieds-noirs, inconnues des tables provençales, ne trouvent pas preneurs et ce magasin attire des suspicions de la part des locaux. Que vient faire ce Parisien et cette italienne par ici ? Malgré tous leurs efforts pour se faire accepter, les villageois boudent le commerce. Ici, les italiens de Mussolini et surtout ceux venant de la capitale ont toujours été mal vus. L’accent de Pierre, dont la prononciation trahit des origines non méridionales et le manque total de musicalité dans sa voix, fait que beaucoup de ses détracteurs ne se privent pas de lui renvoyer régulièrement cela à la figure. Il s’efforce de prendre l’accent du Midi à grand renfort de peuchère, d’agrémenter son phrasé par les expressions issues des Félibriges, tout cela sonne horriblement faux.

Devant le péril imminent d’une faillite, Pierre se résout à reprendre ce qui avait fait sa renommée à Paris, le pâté en croûte et les boudins aux truffes qui font rapidement l’unanimité. Il ne faudra que quelques semaines pour que l’affaire devienne enfin rentable et deux années pour qu’elle remporte un succès dépassant les frontières du territoire. La demande explose à tel point que cela lui permet d’employer, une vingtaine de salariés.

Anna peut délaisser la caisse et reprendre ce qu’elle a toujours fait : sculptrice sur bois d’art religieux. Les diocèses sont particulièrement friands de sculptures dont la plupart ont disparu pendant la guerre. Ses productions artistiques lui rapportent suffisamment pour proposer à Emilio et à sa mère de venir la rejoindre en France. La mère refuse, mais Emilio n’a pas financièrement pas le choix et part rejoindre sa sœur. Il exercera en tant que maçon et participera notamment à la reconstruction du port de Toulon.

Anna donnera naissance à deux beaux enfants. En 1949, naît Jacques, dit « Jackie », suivi d’un second garçon, René, au caractère plus affirmé et plus indépendant. Chaque année, la petite famille fait la traversée et prend ses vacances à Fort-de-l’Eau dans la banlieue d’Alger. Paulette y a hérité d’un terrain qui donne sur une plage de sable fin. Un ancien cabanon de pêcheurs fait office de cuisine et d’abri sommaire pour le couple de pieds-noirs. Anna et Pierre s’installent juste à côté avec leur caravane. Sans eau ni électricité, Roger entretient le feu dans le poêle à bois et tous les jours, il se rend à la fontaine communale afin de remplir des jerricans d’eau.

Au fil des jours, des amis de passage rejoignent la petite troupe, le plus souvent pour un à deux jours, à la dernière minute de façon aussi impromptue que spontanée. Alors, on fait avec ce que l’on a, à la bonne franquette. Quand les lits viennent à manquer, on installe des matelas sur la plage et la brise marine rafraîchit les dormeurs à la belle étoile. Le matin, les hommes pêchent en mer tandis que les femmes s’affairent à ranger les lits et préparer le déjeuner. Le silence de la sieste est parfois interrompu par l’entrechoquement des assiettes que l’on range dans le vaisselier, puis par le doux murmure de la conversation des épouses concentrées sur leurs ouvrages de broderie. L’après-midi, il n’est pas rare que Pierre donne un coup de main à son ami pour la construction de la villa dans laquelle le couple souhaite passer leur week-end plus confortablement que dans le cabanon, et y résider, plus tard, à leur retraite. Roger est un bricoleur passionné et met un point d’honneur à la bâtir de ses propres mains. Il y passe tous ces week-end, et il lui faudra cinq longues années avant qu’elle soit enfin hors d’eau et qu’elle puisse accueillir tous les couchages sous un même toit.

Après le dîner, on joue à la belote à la lumière de la lampe à pétrole sous une tonnelle de roseaux sommairement attachés. Marquise, une femelle épagneul breton reste aux pieds de son maitre. Avec Roger, ils sont inséparables. Elle l’accompagne à la boutique où, blottie près de l’entrée, elle ne perd pas du regard ni son patron, ni les clients, ni les saucisses et les jambons pendus au plafond. Roger possède deux vieux fusils, mais contrairement à son père, il n’est pas un grand chasseur. À dire vrai, c’est Marquise qui l’amène au petit matin à la perdrix ou au canard sauvage. Alors, elle gambade de joie et retrouve sa vraie nature. Si l’été est caniculaire, les hivers sont rigoureux. Le cabanon fait de planches en bois disjointes peine à contenir la chaleur et la réserve de bois s’épuise vite. Roger emmène les enfants ramasser des pommes de pin, du petit bois, et avec Pierrot ils découpent les troncs des arbres tombés au sol pour ensuite les charger sur le plateau arrière de la 505 Peugeot dont l’essieu plie sous le poids. Marquise est bien sûr de la partie. Si à l’aller, la chienne ne se fait pas prier pour les accompagner, au retour, il faut que son maître insiste pour la faire monter sur cet amas instable. Il faut habilement manœuvrer entre les ornières. Les enfants sont ravis d’être ainsi ballottés comme dans une nacelle de manège de fête foraine.

Pour marquer la fin des vacances, on organise un méchoui. Les hôtes y invitent les amis, les voisins, les clients les plus fidèles, et la famille de son fidèle compagnon d’armes, Belkacem. Ce harki est un miraculé de la Seconde Guerre mondiale. Avec Roger, ils partagent ensemble l’épopée du débarquement de Provence en 1944 et toute la remontée de la vallée du Rhône vers la frontière allemande. Dans les rudes combats qui eurent lieu dans la forêt du Jura, Belkacem avait été blessé au bras et fut évacué vers l’hôpital le plus proche. Là, il côtoya les limbes. Avec une régularité de métronome, les ambulances déversaient leurs funèbres cortèges de jeunes gens, de jeunes GI, mais aussi des indigènes mutilés, le ventre ouvert, pour lesquels mourir paraissait plus doux que de survivre à ces atroces blessures. Un ambulancier déposa à même le sol, sur le carreau froid de la salle d’accueil, un jeune goumier dont le visage ensanglanté masquait par endroits un fin duvet. D’une main tremblotante, il tenait une photo. Puis ses yeux se révulsèrent. Sa main la laissa s’échapper et elle tomba au sol. Un cliché de toute sa famille marocaine posant fièrement autour de la jeune recrue sur le départ en superbe uniforme. La vie venait de l’abandonner.

*

Roger se rend dans le village dont est natif Belkacem. Ils choisissent ensemble le plus beau mouton. Un long couteau affûté saigne la bête. Les deux hommes retirent les viscères puis la peau et placent les herbes aromatiques dans la cavité qu’ils referment avec un gros fils d’acier. Le lendemain, femmes et hommes se lèvent aux aurores. Un tas de bois a été disposé dans la fosse spécialement creusée pour l’occasion. La mise à feu est à 6 heures du matin. Quand les flammes sont assagies, Pierre et Roger positionnent l’animal embroché sur les deux piquets en forme de Y. Chacun à tour de rôle, hommes et femmes se relaient pour faire tourner lentement la carcasse en l’humidifiant régulièrement grâce à de longues branches d’olivier trempées dans un seau contenant une mixture d’eau, d’huile et d’épices. C’est l’occasion de discuter autour du feu en partageant du café, des dattes, des jujubes puis, un peu plus tard, vers 11 heures, de l’anisette accompagnée de pistaches, de blibli et de fèves au cumin.

Jackie, René et Jean gardent le souvenir impérissable de ces journées de fête. Des dizaines de copains les rejoignent, tous jouent sur la plage en totale insouciance et il fait bon d’entendre leurs rires portés par les embruns venant du large. Parfois l’excitation est telle qu’on entend des cris de réprobation de la part des femmes. Roger doit intervenir lorsqu’un des enfants s’approche trop près du brasier, mais le ton ne monte pas très haut ni très longtemps. L’homme a une autorité qu’on ne peut contester. Un simple regard suffit pour vous faire comprendre que vous êtes sur la mauvaise voie et qu’il vaut mieux rectifier rapidement votre conduite. À midi, les deux charcutiers s’attellent à la découpe. Paulette veille à ce que les bonnes parts soient distribuées aux garnements affamés.

*

Paulette apparaît discrète, presque effacée, mais pour celles et ceux qui la connaissent, c’est une femme solide et stoïque devant l’adversité. Paulette ne s’appelle pas ainsi, mais officiellement c’est Jeanine. Une coquetterie de sa part veut qu’elle se fasse appeler par le prénom de sa grand-mère paternelle. Elle a tout appris de cette femme et grâce à cette transmission, Paulette est devenue une couturière hors pair et réputée. Le prêt-à-porter n’existe pas encore et chaque cliente choisit son tissu et son patron pour la confection d’une robe, d’une jupe ou d’un chemisier. Paulette a appris son métier dès l’âge de quatorze ans et c’est dans cette boutique qu’elle a rencontré Roger, car il venait régulièrement chercher les commandes que confectionnait la grand-mère vénérée.

Les tourtereaux se sont connus très jeunes et se sont mariés dès leur majorité. C’est un couple extrêmement soudé et qui a traversé de multiples tempêtes. Hormis les deux mobilisations de Roger, ils ne se sont jamais quittés, pas un seul jour sans l’autre. Le couple rêvait d’une grande famille, cependant lorsque Paulette accoucha de Jean, en 1938, elle faillit perdre la vie. Une opération urgente l’avait sauvée, mais l’ablation de son utérus faisait qu’elle ne pouvait plus enfanter.

Un autre moment difficile de leur vie commune est la tentative d’assassinat envers leur fils. En 1958, Jean n’est qu’un jeune adolescent quand il choisit de s’engager dans le camp des tenants de l’Algérie française, lors de ce qu’on a appelé « Les événements ». Il n’a rien dit à ses parents et dès le couvre-feu, il s’échappe discrètement de la maison. On lui a confié comme mission de transporter des journaux et des tracts clandestins. Cependant, ses allées et venues ne sont pas passées inaperçues et il a été démasqué par ses ennemis. La lettre qu’il a reçue émane du FLN, la résistance algérienne, et l’a condamné à mort. Lorsqu’il est touché par une balle, il n’en a perçu qu’une légère douleur au niveau du cou à tel point qu’il peut rentrer chez ses parents par ses propres moyens. Lorsque Paulette s’aperçoit qu’une mare de sang tache le col de sa chemise et coule sur son torse, elle prend la mesure de la gravité de la blessure. Avec Roger, ils le transportent vers l’hôpital général d’Alger, sans attendre l’ambulance. Au service des urgences, un jeune infirmier le prend en charge et tente à de multiples reprises de lui placer une perfusion. Jean racontera plus tard que la douleur de la balle qui l’a traversée est sans commune mesure avec la douleur provoquée par ce jeune appelé du contingent. Les tentatives pour placer une aiguille démesurément grande dans les veines de ses deux bras échouent les unes après les autres. Jean le supplie d’arrêter ce qu’il fait au bout de la onzième tentative. Le blessé passe une nuit sous surveillance et le lendemain, le médecin-chef considère qu’il est hors de danger. Ce dernier conseille à ses parents de remercier le bon Dieu car à quelques millimètres près, cela aurait touché la carotide avec une issue qui aurait été rapidement fatale.

Paulette a découvert l’effrayant avertissement maladroitement caché sous l’oreiller de Jean. Roger ne sait quoi faire pour le protéger, rongé par l’inquiétude, paralysé par l’épreuve. Sans Paulette, il aurait sans doute touché le fond, car derrière sa carrure d’athlète, se cache un colosse aux pieds d’argile. Tous les deux passent la nuit à chercher une solution. Paulette trouve enfin l’échappatoire, une alternative douloureuse. Il faut se convaincre que c’est la seule bonne décision.

*

Quelques jours plus tard, dans la caserne de Sidi Bel Abbes, Roger remplit les papiers d’engagement de Jean, âgé d’à peine vingt ans. Pendant ce temps, Paulette explique à l’officier les raisons de cet enrôlement précipité. Le capitaine apprécie la franchise de cette femme. Compte tenu de la menace qui pèse sur leur fils, il affecte la jeune recrue hors d’Algérie, à Meknès, au Maroc. Cela brise le cœur de Paulette, mais au vu de la dégradation de la situation du pays, elle s’est résignée à ne pas revoir Jean avant quelques mois, car à présent tous les pieds-noirs et les appelés venus de France sont menacés par le FLN.

*

Fort-de-l’Eau, Algérie, 1962. Roger est seul et n’a rien dit à Paulette pour ne pas l’inquiéter. C’est bien la première fois qu’il agit ainsi. Deux jours plus tôt, il a demandé à son épouse de rester à Alger chez sa mère, car l’insécurité envahit chaque jour, chaque hameau, chaque maison isolée, et ici, ils sont une cible potentielle. Ce jour-là, il a exceptionnellement fermé la boutique dans la casbah pour effectuer sa terrible besogne.

L’homme est déterminé. Son visage est tuméfié par une rage sourde. Habituellement, il supporte bien la chaleur, mais en cette fin de matinée, il a ôté sa chemise, ce qu’il ne fait jamais, et sur son torse dégoulinent de grosses perles de sueur qui finissent par tremper son vieux pantalon de velours. Il ne boit pas, n’a pas soif. Il ne mange pas et n’en a aucune envie. Sous un soleil de plomb, il œuvre méthodiquement sur ce qu’il a mis tant de mal à bâtir. Cette maison représentait l’aboutissement de quatre années d’un dur labeur.

L’homme donne des coups de masse dans chaque mur, chaque cloison, puis il monte dans les combles. La construction de la charpente lui a donné du fil à retordre et quand il la regarde en enfilade, il est fier de cet assemblage de bois parfaitement aligné. La poutre principale est en chêne massif. Avec Belkacem, ils l’ont hissée au faîte du toit grâce à la seule force de leurs bras. Après avoir jeté toutes les tuiles à terre, Roger redescend et à présent, il entame la partie la plus dangereuse en sapant le principal pilier porteur. Un sinistre craquement annonce l’effondrement. Il a juste le temps de faire quelques pas en arrière avant que l’édifice ne s’écroule comme un château de cartes dans un fracas inouï. Un nuage de poussière envahit un ciel d’une clarté limpide. Il s’acharne sur les derniers morceaux de mobiliers, de carrelage, de sanitaires, rien de récupérable ne doit rester. Si les indépendantistes venaient à prendre le pouvoir, autant ne leur laisser que des ruines.

À présent que tout est détruit, Roger envoie valser la masse qui retombe lourdement sur ce tas de planches et de ferraille. Remettre sa chemise, sa veste, ne pas se retourner et partir en se disant que sa famille sera plus en sécurité à Alger ou à Blida, le village de son enfance. À cet instant, il ne sait pas qu’il ne reverra ni Fort-de-l’Eau ni Blida, et qu’il sera chassé d’un pays où il est né et où il a grandi. « La valise ou le cercueil » avait averti le Front de libération nationale, et avec Paulette, ils n’avaient plus le choix, le départ ou la mort.

Le couple a eu la vie sauve grâce aux conseils de Belkacem qui a averti Roger qu’un attentat était en préparation à Fort-de-l’Eau. Au départ, il ne l’avait pas cru, mais leur solide lien de confiance avait eu raison de son entêtement à ignorer la menace. Les informations qu’il avait obtenues furent fondées. Les huit maisons attenantes seront mitraillées par un commando du FLN. Les vingt-deux occupants pieds-noirs seront sauvagement tués. S’ils avaient été présents, nul doute qu’ils auraient fait partie de la liste des victimes.

Depuis plusieurs semaines, les communications sont interrompues de part et d’autre de la méditerranée. Pierre et Anna n’arrivent plus à joindre leurs amis. Ils sont inquiets.

*

Réjusse, Provence, 1962. Dès l’ouverture de l’après-midi, la sonnerie du téléphone retentit dans la boutique, insistante. Un employé tout juste réveillé de sa sieste râle contre cet appel intempestif et finit par décrocher en adressant un « allô » sec et contrarié. À l’autre bout du fil, une voix de femme demande à parler à Pierre.

— Dites-lui que c’est Paulette d’Alger et que c’est urgent.

Le jeune apprenti aperçoit son patron sortir de sa voiture. Par la fenêtre, il lui signifie ce coup de fil important. Pierre arrive et saisit le combiné :

— Paulette ? répond Pierre enfin soulagé, je suis tellement heureux de t’entendre. J’ai essayé de vous joindre depuis au moins trois bonnes semaines, mais les lignes sont coupées et je commençais à m’inquiéter. Et Roger, comment va-t-il ?

— Il est à côté de moi, il ne peut parler, il est sous le choc. On t’appelle du port de Toulon.

— De Toulon ! Mais que faites-vous là-bas ? 

— Nous avons dû partir précipitamment. Je t’expliquerai. On a tout laissé derrière nous. Il ne nous reste plus rien ou plutôt deux petits bagages qui sont à mes pieds.

Paulette est au bord des sanglots.

— Avez-vous un point de chute ? 

— Non, c’est pour cela que je t’appelle, on a besoin de ton conseil.

— Tout ce que tu voudras, Paulette. Dis-moi ce dont vous avez besoin ?

— On nous a conseillé de nous rendre sur Paris et qu’il y aurait du travail pour nous. Ne connais-tu pas quelqu’un qui pourrait nous héberger là-bas temporairement ?

— Non, tu sais, cela fait plus de vingt ans que je n’y suis plus retourné. Je vous propose de venir vous chercher et nous réfléchirons à tout cela chez nous. Tu ne peux pas me refuser notre hospitalité.

— Bien, dit Paulette un court instant hésitante, mais on ne voudrait pas vous déranger, tu sais.

— Anna sera ravie de vous revoir, tu penses !

— Juste une petite précision. Nous sommes trois, ajoute Paulette. Nous avons recueilli la fille d’Abdelkader, tu te souviens de lui ?

— Bien sûr, répond Pierrot, un bon Arabe patriote. J’ai de la place pour elle aussi, ne t’en fais pas.

— Encore mille fois merci, tu nous rends un sacré service.

Belkacem et ces familles ne purent bénéficier à temps des bateaux français pour fuir les règlements de compte qui eurent lieu dès la proclamation de l’indépendance. Il n’y avait pas assez de place pour les harkis et ils n’étaient pas prioritaires. Quelques semaines plus tard, Paulette et Roger apprendront, horrifiés, qu’ils avaient été liquidés, considérés comme des félons par l’armée de libération algérienne. Seule Myriem, réfugiée chez sa tante à Alger s’en tirera. Belkacem avait demandé au couple de protéger sa plus jeune fille en la prenant avec eux en métropole. Chaque fois que Roger regarde Myriem, il ne peut s’empêcher de repenser à son ami. Lui, qui lui a sauvé la vie et qui n’a pas pu sauver la sienne.

*

C’est dans cette belle propriété au cœur d’une Provence enchanteresse, que les quatre amis se retrouvent quatre années après leur dernière rencontre lorsque Pierrot et Anna étaient venus passer trois semaines de vacances à Fort-de-l’Eau. Tous contemplent la magnifique vue qui s’offre à eux. Roger retrouve peu à peu des couleurs et la parole.

— Quelle belle réussite pour vous ! Vous l’avez tous les deux amplement méritée, dit Roger à ses hôtes.

— Mais on vous la doit en grande partie, réplique Anna. On n’oubliera jamais ce que vous avez fait pour nous alors qu’on avait tout perdu.

— Mais pourquoi vouloir absolument partir à Paris, restez avec nous ? Il y a du travail ici, poursuit Pierrot.

Anna se tourne vers Paulette :

— Il n’y a plus de couturière dans le village, et si tu le souhaites, tu peux venir me rejoindre dans mon atelier, j’ai de la place.

— Mon ami, je te propose de venir m’aider à la boutique, renchérit Pierrot. Jackie a besoin d’aide.

— Merci pour vos offres généreuses. On est encore sous le choc, mais on ne va pas se laisser abattre, hein, mon chéri ! dit Paulette à son mari toujours sous le coup du déracinement aussi brutal qu’inattendu.

— Réfléchissez et installez-vous ici tranquillement pendant quelques jours. Vous prendrez votre décision lorsque vous serez reposé, conclut Anna qui emmène le couple et Myriem vers les deux chambres d’ami.

*

Les trois expatriés ont accepté la proposition de rester quelque temps à Réjusse, en insistant pour payer un loyer, ce que Pierrot refuse fermement. Anna propose à Paulette une pièce suffisamment grande pour y installer une machine à coudre et une large table de découpe de tissu. Pierrot conduit son ami à la charcuterie. Jackie, le fils, y est présent. C’est lui qui tient la boutique à présent.

— Je ne sais pas si j’ai bien fait de lui confier la charcuterie, je lui fournis pourtant toutes les préparations, mais il est trop lent à servir et quand il sert, c’est tout juste avec un sourire, déplore Pierrot. Je suis souvent obligé de venir l’aider sinon les clients vont aller chez mes concurrents. Je crois qu’il n’est pas fait pour ça. Je ne suis pas mécontent que tu l’épaules quelque temps, car je n’ai plus le temps d’être avec lui, j’ai aussi ma petite usine à gérer. Viens, je vais te la faire visiter.

Les deux hommes grimpent dans une Aston Martin rutilante, et se rendent tambour battant dans une ancienne briqueterie que Pierrot a réaménagée. Cette fabrique industrielle dispose d’une vaste chambre froide avec un système de climatisation des plus récents. Une vingtaine d’employés élabore les spécialités qui ont fait la renommée du charcutier. Roger est impressionné par l’ampleur de l’affaire. Pierre souhaite encore l’agrandir, mais il est accaparé par les tâches administratives.

— Les Provençaux se sont mis à consommer tes recettes, sourit Pierrot qui est redevable à son ami de lui avoir transmis tout son savoir-faire. Tout cela reste avec la même qualité artisanale. Je garde toujours un œil sur les chaînes de production. Si ça ne me convient pas, je balance tout. Je suis intransigeant. Tiens, goûte.

Pierrot lui tend une soubressade.

— C’est vrai qu’elle est bonne, dit Roger tout en hochant la tête de plaisir. Même si je la préfère un peu plus piquante.

— Moi aussi, mais ici, ils n’aiment pas si c’est trop épicé, ils n’aiment que l’ail, j’en mets partout.

— Et qui sont tes clients ?

— Je fournis les traiteurs de Toulon, Nice et Marseille, les restaurants du golfe et de plus en plus les nouvelles épiceries où l’on se sert soi-même.

— Tes employés doivent être contents de trouver du travail chez eux.

— Tu sais, ne crois pas, pour eux, je reste un Parisien.

Avec une affaire florissante, les détracteurs sont de moins en moins nombreux, car le charcutier parraine les tournois de pétanque qu’il dote de beaux prix et paye régulièrement des tournées générales. Sa large participation aux différentes festivités du village ne passe pas inaperçue. Il profite de toutes les situations pour conforter sa popularité auprès des habitants.

*

Malgré une longue, profonde et terrible déchirure liée au traumatisme de la séparation et de l’assassinat de leur ami Belkacem, Roger et Paulette trouvent leurs marques dans cette nouvelle vie. Ils ont loué une petite maison dans le village. Roger aide Jackie à servir. Il y a moins d’attente et les clients semblent peu à peu revenir. Pierre peut à présent se consacrer entièrement à l’expansion de son usine. Paulette reçoit des commandes grâce au bouche-à-oreille.

De son coté, Anna vit une existence paisible avec ses deux enfants. Sa passion pour le bois ne l’a jamais quittée. Mais Pierre n’a pas la même quiétude. Il ne semble jamais tranquille, il feint une sérénité de façade. Un mauvais pressentiment le hante. Il n’a pas rendu son pistolet militaire et le garde toujours à proximité. Le même qui a tué Loulou et le pauvre soldat témoin. Il ignore si les voyous qu’il a jadis fréquentés sont encore à sa recherche, mais à chaque client inconnu qui pénètre dans sa boutique, il s’empresse de le dévisager. Le fait qu’un des malfrats de la bande puisse le retrouver l’obsède. Son pressentiment s’avérera fondé, car quelqu’un le cherche, mais il est loin de se douter qui elle est.

CHAPITRE VI

Origines

Lorsque Yvette avoua à sa fille qu’elle n’était pas sa mère naturelle, Suzanne fut stupéfaite, mais elle ne lui en voulut pas. Si elle avait dissimulé la vérité jusqu’à ses quarante ans, c’est parce qu’elle voulait la protéger.

Yvette était une vieille fille sans enfants qui n’était jamais sortie de sa Normandie natale et ignorait tout de ce qui se passait à Paris. Elle connaissait peu de choses de son frère Louis, le père de Suzanne, et de sa mère, mais elle pressentait qu’ils menaient tous deux une vie dissolue dans la capitale, et qu’il valait mieux épargner à sa petite protégée d’avoir honte d’eux. Ces derniers lui avaient confié Suzanne quelques mois après sa naissance. Ici, il y avait de quoi manger à sa faim. La petite protégée n’avait pas de frère ni de sœur, elle a donc vécu une enfance solitaire, mais heureuse, choyée, aimée.

Ses parents venaient rarement lui rendre visite et une fois, rien qu’une fois, ils l’avaient emmenée à Paris. Cela restera son seul souvenir d’une courte période passée avec eux. Ils l’avaient ramené chez Yvette et elle ne les avait plus jamais revus. Loulou avait juste eu le temps d’envoyer un télégramme à sa sœur pour lui signifier que sa compagne, la mère de Suzanne, avait été victime d’un terrible accident et qu’elle était morte. Lui devait partir pour quelques mois, ailleurs, sans précisions, tout au plus. Ainsi Yvette devait garder Suzanne encore un peu de temps et cela dura une bonne vingtaine d’années, le temps qu’elle devienne adulte. Yvette n’a plus jamais revu son frère ni reçu aucune de ses nouvelles. Inquiète, elle s’était rendue à la gendarmerie où on l’informa qu’il était mort en soldat. « Au Liban ? Mais c’est où ça ? », s’était-elle exclamée au maréchal des logis. Son frère ne lui avait pas dit qu’il s’était engagé dans l’armée, et elle n’avait jamais entendu parler de ce pays. Yvette avait élevé sa protégée dans le culte d’un héros tombé au champ d’honneur et avait insisté pour que le nom de son frère soit gravé sur le monument aux morts de la place du Village. Chaque fois que les deux femmes passaient devant, elles y déposaient une rose.

Mère adoptive et fille avaient trouvé un équilibre, jusqu’à ce jour où Yvette révéla cette adoption. Ce jour-là, Suzanne avait une quarantaine d’années, grâce à une bourse d’État, elle avait pu mener des études de médecine à l’université de Caen, puis avait réussi son internat en chirurgie à l’Assistance publique des Hôpitaux de Paris où elle occupait un poste d’assistante. C’est à l’hôpital des quinze vingt qu’elle rencontra son mari, infirmier de bloc opératoire, originaire de Nancy, ville dans laquelle ils s’installeront bien des années plus tard lorsque Suzanne sera agrégée, professeur d’ophtalmologie, une des toutes premières femmes, en 1982, à accéder à cette fonction et à ce titre.

Yvette ne lui avait fourni que très peu d’éléments sur ses origines. Désormais, Suzanne voulait des réponses aux multiples questions qui l’assaillaient. Qui étaient ses véritables parents ? Pourquoi l’avaient-ils confié à elle ? Qu’était-il advenu de sa mère naturelle ? Pourquoi avait-elle disparu alors qu’elle n’avait que deux ans ? Louis était-il vraiment mort au Liban ? Et puis, était-il vraiment son père ? Autant de mystères qui l’intriguaient à tel point qu’elle consacrait le peu de temps libre dont elle disposait à chercher des traces.

Les archives militaires qu’elle avait consultées attestaient bien que « Louis Combes » était mort en combattant dans une escarmouche dans la banlieue de Tyr. Yvette lui avait indiqué qu’il lui avait dit être tenancier d’un bar du Marais. C’était le seul indice dont elle disposait. Dès qu’elle pouvait se rendre à Paris, elle écumait les bistrots et les brasseries, mais aucun patron ni employé n’en avait entendu parler. Il était possible que l’établissement qu’il détenait à l’époque ait été entre temps reconverti en un tout autre commerce. Suzanne avait alors interrogé les personnes âgées sur les terrasses ou dans les parcs avoisinants ce quartier, au débotté, mais elle n’obtint aucun renseignement probant sur son père. Suzanne n’avait pas la moindre piste, jusqu’à ce jour. C’était un dimanche, il faisait beau, un printemps naissant, le jardin exhalait des odeurs de lilas et de rosier en fleurs. En déambulant sous les arcades de la « place des Vosges », elle ressentit une sensation d’aveuglement intermittent, un souvenir d’enfance refit surface. D’aussi loin qu’elle se souvenait, elle éprouvait une douleur aussi intense que subite, deux poignards qu’on aurait plantés dans ses yeux. Elle essayait de s’en prémunir avec ses mains et de détourner la tête afin d’échapper à cet éclat insoutenable. Un voile de tissu ondulant au vent avait été tendu au-dessus de son landau, mais il n’était pas assez épais pour éviter la vision d’un soleil rasant l’horizon. Cela ne durait que quelques brefs instants, puis le rayon l’éblouissait de nouveau et disparaissait aussi vite qu’il était apparu, une alternance d’ombre et de lumière. Tout cessait brutalement et la jeune enfant entendait des bruits lointains, des chocs de verres, le murmure d’une foule qui résonnait sous les voûtes. On recouvrait le landau d’une couverture plus épaisse. En étant bercée. Calme et sereine, Suzanne s’endormait. Elle devait avoir à peine plus de deux ans.

Ce souvenir la confortait dans l’idée que le bar que devaient fréquenter ses parents n’était pas loin, sans doute autour de cette place, et il n’y en avait pas beaucoup, une dizaine tout au plus. Suzanne pénétra dans l’un d’entre eux, et lorsqu’elle vit ce vieillard assis en fond de salle, voûté sur son journal, elle savait par intuition qu’il pourrait l’aider. Elle s’était plantée en face de lui, il s’était redressé, ils s’étaient salués. Suzanne était tremblotante et avait commandé un double Martini dry. Elle avalait d’un trait son verre et puis cela est sorti spontanément de sa bouche. Elle prononçait à haute voix dans sa direction :

— Louis Combes, vous le connaissiez ?

Il s’était de nouveau soudainement redressé, il la fixa, se figea. Lorsque Suzanne ajouta :

— Je suis sa fille.

Alors, il resta muet, ses yeux s’embrumèrent. Sa conscience n’était pas en paix, son passé lui pesait terriblement sur les épaules. Au comptoir, son fils ne l’avait jamais vu pleurer. Il était venu lui demander s’il allait bien, mais le vieil homme le rassura :

— Je dois des explications à cette dame, laisse-nous.

Raymond Fourcade se présenta, des sanglots dans la voix. Il expliqua à Suzanne qu’effectivement, il connaissait ses parents qui fréquentaient ce lieu, mais qu’ils n’en avaient jamais été les propriétaires. Il avait appartenu à deux hommes successivement qu’il avait également connus, dont le dernier était un dénommé Adrian Poznanski. Raymond faisait partie de la bande à Louis Combes que le milieu surnommait « Loulou ». J’appris alors que mon père, ce héros, était en fait un voyou, condamné par la justice pour extorsion de fonds et racket. Quand je demandais au vieil homme s’il avait connu ma mère et s’il savait ce qu’il était advenu d’elle ? J’obtins un long silence. Un très long silence durant lequel, je sentais le vieil homme perdu, fébrile, agité. Pour lui, c’était sans doute le bon moment, et j’étais la bonne personne pour qu’il puisse enfin vider son sac, qu’il se décharge d’un lourd secret. C’est ainsi qu’il me confia que j’étais la fille cachée d’une certaine Jeannette Duveau. Elle était tombée enceinte de Loulou par accident. Mes parents étaient pauvres et évoluaient dans un milieu interlope. Ils vivaient dans la misère. Lorsque je suis née, il leur fallait absolument trouver de l’argent pour survivre. Ils fréquentaient ce bar qui était en fait un tripot. Le premier propriétaire, joueur invétéré, avait été à l’initiative de ce lieu de pari illégal. Il fut plumé et devait beaucoup d’argent à Loulou. Il mit en vente l’établissement pour le rembourser. Jeannette avait trouvé le repreneur idéal, un autre pigeon, Adrian Poznanski. Lorsque ce dernier découvrit le subterfuge et qu’il était victime d’un guet-apens, d’une manipulation odieuse, il réussit à faire supprimer Jeannette par un tueur à gages sans que ce dernier puisse éliminer Louis. Plus tard, Suzanne apprendra que Raymond n’avait pas eu le courage de lui dire que c’était bien lui qui avait étranglé de ses mains sa mère et qu’il était bien le tueur à gages en question.

Lorsque la guerre fut terminée, Adrian revint brièvement à Paris finaliser la vente du bistrot. Avant de passer devant le notaire, il rencontra Raymond, ce dernier déplora qu’il n’ait pas pu tuer Loulou. Adrian l’informa qu’il l’avait fait, et Raymond en fut ravi car il n’avait aucune intention de rouvrir le tripot. Quelques mois plus tard, Raymond envoya un faire part de mariage à l’adresse indiquée sur l’acte notarié, à Alger, mais qui lui fut retournée avec la mention « Destinataire inconnu ». Il demanda alors à Wojtek ses coordonnées. Bien que Pierrot lui ait demandé de garder son adresse secrète, il commit la bourde de la lui donner. C’est ainsi que Raymond découvrit sa nouvelle identité. L’ancien gangster avait compris et n’insista pas, car il se doutait bien que celui qui à présent se faisait appeler Pierre Jousset ne voulait pas qu’on puisse le retrouver.

Lorsque Suzanne retourna consulter les archives, Andrian Poznanski était déclaré « Mort au champ d’honneur » au Liban, le même jour que son père, au même endroit. Elle ne put s’empêcher de penser qu’Adrian ait pu tuer son père dans la confusion d’un affrontement. Qu’un meurtrier auteur d’un double assassinat soit en liberté sans avoir eu de procès, de jugement et de punition à la hauteur de ses actes ignobles la révoltait. Était-il encore vivant ? Si tel était le cas, comment le retrouver, comment obtenir enfin des aveux de sa part ? Elle ne comptait sur quiconque, car les faits étaient prescrits ou classés comme un fait de guerre concernant son père. Il fallait à présent savoir s’il était encore vivant. Une longue traque discrète et prudente commençait. Compte tenu de ses actes antérieurs, elle présumait cet assassin dangereux.

Grâce à aux renseignements fournis par Raymond, Suzanne s’était donc rendue dans le petit village provençal. Pierre ne travaillait plus dans sa boutique depuis quelque temps, mais ce jour-là, les circonstances faisaient qu’il y était. Suzanne pensait l’avoir aperçu au travers de la vitrine. Elle en tremblait car physiquement, il en imposait. Sa carrure correspondait à la description que lui avait faite Raymond, mais ses traits et sa silhouette n’étaient plus les mêmes, car avec les années, les kilos en plus, quasiment chauve, il avait changé d’apparence. Elle voulait être certaine qu’il s’agissait bel et bien de l’homme qu’elle recherchait. On disait son caractère emporté et colérique. Suzanne hésita un moment, puis la file des clients se dissipa et elle décida de rentrer et de se confronter enfin à lui.

*

Ce samedi matin, Jackie est fébrile, le médecin lui diagnostique une méchante grippe et il doit garder le lit pour au moins deux jours. Pierrot peut servir les clients sans Jackie, mais Roger insiste pour être présent et remplacer son fils. Il prend plaisir à enfiler son vieux tablier en compagnie de son fidèle ami, comme au bon vieux temps.

Pierre demande à Anna de reprendre la caisse pour la matinée afin de libérer sa belle-fille pour qu’elle puisse rester auprès de son mari souffrant. Quelques minutes avant l’ouverture, alors que l’étal regorge de victuailles, tous trois prennent un café. Roger ne sait comment exprimer sa profonde gratitude envers son ami et profite de cet instant pour le faire. Il ne connaît son ami que sous de bons auspices, travailleur infatigable, jovial, toujours respectueux. Leur amitié est indéfectible. Mais ce caractère irritable, irascible qu’il a mis en sourdine refait peu à peu surface, « sa vraie nature », diront ceux  qui l’ont bien connu. Anna a constaté ce changement de personnalité il y a quelque temps déjà, et subit des reproches incessants et disproportionnées. Les prémices d’une rechute vertigineuse dans l’abîme dont Adrian s’était portant sorti in extremis en 1939.

*

Le patron sert les clients, Anna encaisse et Roger s’affaire dans l’arrière-boutique. Une femme entre pour acheter quatre tranches de jambon. Anna la salue. Avec son allure guidée, Pierrot reconnaît immédiatement qu’elle est une touriste venant de la capitale. Elle le salue et demande quatre tranches de jambon. Pierre se saisit de la pièce et la pose sur la machine à découper. Il s’agit d’une machine mécanique dont le couteau circulaire tourne sur un plan légèrement incliné. Elle est animée par une manivelle qu’il faut actionner. La jeune femme s’en étonne :

— Chez nous, à Paris, notre charcutier a une machine électrique.

Il ne lui répond pas et se limite à ses obligations professionnelles :

— Vous souhaitez des tranches fines ou épaisses ?

— Plutôt épaisses.

Pierre actionne une molette qui règle l’épaisseur des tranches. De nouveau, la femme s’exprime :

— La molette de votre machine est manuelle. Chez nous, à Paris, le réglage est automatique. Il suffit d’appuyer sur des boutons.

Pierre ne répond toujours pas. Les tranches ayant été découpées, il les enveloppe dans un papier d’une blancheur immaculée. Encore une fois, elle prend la parole :

— C’est curieux, mais à Paris, le jambon est emballé dans du papier transparent, du papier cellophane. Vous ne connaissez pas le papier cellophane ? 

Trop, c’est trop ! Pierre fulmine :

— Madame, ici, vous êtes en Provence. Et ici, de Paris, nous n’en parlons jamais. Oui, jamais ! Est-ce que nous, nous allons passer nos vacances à Paris ? Dites-moi un peu ce que nous irions faire là-bas, à part nous faire couper du jambon par une machine automatique, régler l’épaisseur des tranches en appuyant sur des boutons puis envelopper la marchandise dans du papier cellophane. Oui, que voulez-vous que nous allions faire à Paris ? 

Anna se terre derrière sa caisse, elle ne dit rien, elle sait que cela ne sert à rien. Pendant cette algarade volontairement bruyante, les boulistes, les passants et les personnes attablées sur la place se sont arrêtés de jouer et regardent en direction de la boutique. Roger a aussi entendu les vociférations de Pierre et reste immobile afin de tenter de mieux connaître le motif de cet esclandre. Prenant une voix de plus en plus tonitruante :

— Ces quatre tranches, je vous les offre. Ce soir, à l’heure des comptes, je ne serai ni plus riche ni moins pauvre. Si je dois vous rendre de la monnaie, vous seriez capable de me dire que, à Paris, les pièces de monnaie des commerçants sont plus ceci et moins cela, et inversement. Bien le bonjour, madame, sortez !

— Mais je tiens à vous payer, insiste Suzanne.

— Trop tard, c’est fait. Mais avant de nous quitter, je souhaite vous dire quelque chose, un conseil amical et sincère, le premier et le dernier : à un Provençal comme moi, surtout s’il est commerçant, ne lui parlez jamais de Paris, jamais. Ce n’est pas grave, pensez-vous, de parler de Paris. Colossale erreur ! Gigantesque bévue ! Monumentale faute de tact ! C’est le type de propos qui peut avoir des conséquences insoupçonnées, mais terribles, irrémédiablement et irréparablement terribles.

Roger est stupéfait par cette scène pagnolesque qui aurait pu être anodine, mais totalement irrespectueuse. Il est interloqué par l’attitude disproportionnée et la violente réaction de Pierrot. Pierre lui avait pourtant fait visiter avec enthousiasme son Paname, comment pouvait-il à présent rejeter sa ville de sang ? Sa blessure à la tête l’avait-il changé à ce point ? Les menaces qu’il avait reçues ont-elles fini par le dégoûter de cette ville ?

La cliente saisit ses tranches de jambon :

— Je suis désolée de la tournure prise par la conversation. Jamais je n’aurais pensé que mes propos seraient aussi mal perçus. Je le redis, je tiens à payer ce que je vous dois.

— Non, le fait que vous quittiez mon magasin me paye de tout.

Roger en a trop entendu et veut à présent intervenir pour signifier à Pierre son incompréhension devant de tels propos déplacés. Il passe à travers le rideau de lamelles orangées qui le sépare du point de vente. À la vue de l’expression de son ami, Pierrot réalise soudain et comprend la rudesse de ses propos. D’un ton nettement plus calme, il se sent dans l’obligation de préciser :

— Vous ne me devez rien. Ne voyez aucune malveillante malice dans ce que je viens de vous dire. Vous savez, dans le Midi, se fâcher est un sport, un sport réservé aux amis. Je dirais même que, chez nous, se disputer est quasiment une preuve d’estime. Et que serait l’amitié sans la sincérité des paroles à dire ou à entendre ? N’est-ce pas, mon ami ?

Celui-ci reste sans voix, totalement décontenancé par ce qu’il a entendu.

— C’est ainsi et, sans vouloir vous froisser, j’ai pris plaisir à me fâcher avec vous. J’espère que, de votre côté, vous aussi, c’est fini. Allez, sans rancune.

Suzanne se dirige vers la sortie, salue Anna. Pierrot la regarde partir et reste immobile, muet, dubitatif. Il est alors pris d’un mauvais pressentiment.

— Cette Parisienne n’est pas venue me provoquer ainsi de façon anodine, pense-t-il.

Des fantômes auraient-ils resurgi plus de trente ans après sa fuite ? Malgré la réminiscence soudaine de son passé, cette scène restera un triste épisode ordinaire dans le quotidien paisible de Réjusse, mais ce sera pour Pierrot le tournant, car il poursuivit sa diatribe, d’une mauvaise foi évidente, en public et ne ménage pas ses critiques envers ces Nordistes, dont la frontière avec le Sud commence selon lui, du côté d’Avignon, des « arrogants condescendants ». Cette mauvaise scène de vaudeville est une réussite totale, car cet esclandre a fait rapidement le tour du village. « Se faire une Parisienne » est un signe d’allégeance fort à la Provence. L’air réjoui et satisfait, les boulistes de la place regardent goguenards la femme qui s’engouffre à grande enjambée dans la « rue Grande » vers le parking. Pierrot a réussi son rituel de passage, il est à présent reconnu comme un vrai gars du pays.

*

Roger enlève son tablier, regarde de biais Pierrot, s’excuse auprès d’Anna, sort de la boutique et court rejoindre la dame.

— Madame, veuillez excuser l’attitude de mon ami. Il n’est pas comme ça d’habitude. C’est un coup de sang éphémère lié sans doute à de la fatigue accumulée.

— Écoutez, pour tout vous dire, je l’ai un peu provoqué. Mais j’accepte volontiers vos excuses, répond Suzanne.

— Puis-je vous offrir quelque chose, un peu d’eau, un café ?

— Désolée, mon mari m’attend pour une sortie en mer, mais j’accepte bien volontiers votre invitation. Dans la soirée ?

— Nous fermons la boutique à 19 heures. D’ici là, je convaincrai mon ami de venir nous rejoindre afin qu’il vous fasse personnellement des excuses.

— Si vous me le permettez, je n’y tiens pas particulièrement.

Roger est quelque peu décontenancé et répond :

— Comme vous le souhaitez.

*

Roger retourne à la charcuterie. Les ventes se poursuivirent dans une ambiance mécanique pour ne pas dire fonctionnarisée. Pierre sent son ami préoccupé par ce qu’il vient de se passer. Les clients ne manifestent aucune remarque de peur de se prendre, eux aussi, une avoinée tout aussi stupide. Ils sont accueillis sans signes ostentatoires de bienveillance. Pierrot se limite à leur parler par des phrases courtes, se bornant à l’essentiel, sans trop écouter ce que désire le client.

C’est ainsi que, par inattention, il vend un kilo de saucisses à une brave ménagère qui est venue pour acheter un saucisson. Lorsque la dame lui fait constater qu’il y a erreur sur la marchandise, il ne peut que lui répondre :

— Je sais, mais aujourd’hui, dans le cadre d’une démarche commerciale, la maison vend la saucisse au prix du saucisson. Vous y gagnez. Peu de charcutiers vont aussi loin afin de satisfaire leur clientèle. Quant au saucisson, je vais le choisir spécialement pour vous. Je vous l’offre.

Anna marmonne :

— Jambon donné, saucisse soldée, saucisson offert. Ce n’est pas aujourd’hui qu’on renflouera les comptes de Jackie.

Puis le carillon sonne midi, Pierrot franchit le pas de la porte et s’exclame à la petite foule de la place :

— Alors, quoi ? Pour une fois que je discute gentiment avec une cliente, vous en profitez pour ne pas jouer. Allez, zou, une triplette ! Ne faisons pas patienter le 51.

Roger fait part à Anna de son étonnement devant de si blessantes paroles. Elle lui fait cette confidence :

— Tu sais, Pierre a bien changé depuis quelque temps. La gestion de son usine l’accapare beaucoup. Il est de plus en plus irritable et parfois, il me fait peur, soupire-t-elle.

— Il te fait peur ? s’étonne Roger.

— Il vaut mieux que je fasse profil bas, sinon il est capable de tout.

L’homme est abasourdi par cette révélation. Lèverait-il la main sur son épouse ? Lui qui a connu Pierre toujours respectueux envers les femmes. Il baisse le rideau métallique. Anna s’éclipse. Pierrot invite son ami à s’asseoir auprès de lui.

— Je n’ai pas compris ton emportement vis-à-vis de cette femme, certes un peu hautaine, mais de là à lui parler ainsi ! lui confie Roger.

— Et c’est tant mieux ! répond-il agacé.

— Je sais que ta vie antérieure à la capitale reste un souvenir douloureux pour toi, mais cela ne m’explique pas pourquoi tu portes encore cette rancœur des années après.

— Oui, excuse-moi, je suis un peu tendu ces temps-ci, c’est vrai. Je m’inquiète pour la boutique qui perd chaque mois de l’argent. Jackie n’est pas à la hauteur. Il fait du mieux qu’il peut et grâce à toi, j’ai l’impression que ça va mieux, mais les clients que j’avais avant ne sont pas tous revenus et les comptes restent dans le rouge.

— C’est plus comme avant, Pierrot, les gens sont pressés, se désole Roger, ils ne veulent plus discuter ou attendre. Il est d’une lenteur infinie et les clients s’impatientent, ils vont à la concurrence. Il me fait perdre de l’argent.

— Je crois qu’il n’a pas, comme nous, la passion du métier. Il m’en parle régulièrement sans oser t’en parler.

— J’ai le même sentiment que toi. Je vais demander au premier adjoint que je connais bien s’il peut l’embaucher à la mairie. Il y sera certainement plus à son aise.

Roger rachète le bail de la charcuterie à son ami et Jackie est soulagé de quitter une profession qui ne lui a jamais plu. Il est affecté aux espaces verts. Couper des haies, fleurir les bacs et tondre les pelouses lui laissera plus de temps pour se consacrer aux rallyes.

*

Suzanne évolue à présent à visage découvert, mais elle n’est toujours pas certaine qu’il s’agît bien du tueur présumé. Elle pense avoir commis une erreur en se dévoilant ainsi, mais cet épisode lui permet de rencontrer Paulette et Roger seulement quelques jours après avoir recueilli le témoignage de Raymond. Elle espère obtenir d’eux des informations sur l’homme qu’elle recherche sans se dévoiler.

A 19 heures, Roger est encore sous le choc de l’attitude de son ami et renouvèle ses excuses à Suzanne. Roger était un homme profondément intègre, attachant, au regard malicieux et qui ne manquait jamais d’avoir un mot l’humour. Suzanne se demandait comment un homme aussi bon pouvait s’être lié d’amitié avec une crapule de la sorte.

La conversation est amicale, mais parfois il faut faire diversion et Suzanne reste évasive pour ne pas attirer les soupçons. Au cours de la conversation, Roger fait une confidence à Suzanne, un événement qui, selon lui, aurait changé son tempérament.  Il y a quelques années, en Algérie les deux compères étaient en mer pour une partie de pêche, l’orage les menaça. Ils décidèrent de faire demi-tour, mais ce qu’ils redoutaient les frappa. La foudre s’abattit sur le mat. Sonnés, mais heureusement indemnes, Roger et Pierre se relevèrent péniblement puis se rassurèrent mutuellement. Au port, Pierre n’arrêtait pas de se plaindre de la malchance d’avoir été ainsi touché. Roger lui répondait combien ils avaient eu la chance d’en réchapper. Depuis Roger ne voulait plus venir passer ses vacances en Algérie.

CHAPITRE VII

L’adoption

Réjusse, 1968. Dès la fin de sa période militaire, Jean a rejoint ses parents, Paulette et Roger, dans le Sud et occupe un poste d’électromécanicien sur les yachts de luxe qui, de plus en plus nombreux, à s’arrimer dans le port tropézien. Entre-temps, il a épousé Véronique, mais l’enfant tant attendu ne vient pas. Les démarches pour l’adoption sont très longues, plusieurs années de paperasserie et de tracasseries, mais en ce jour béni, leur projet se concrétise enfin.

*

Aéroport de Marignane, 1972. L’horizon qui surplombe les pistes de l’aéroport est d’un rouge écarlate. Le petit comité d’accueil attend impatiemment le retour de Véronique et de Jean. Du haut de sa terrasse d’observation, tel le radar de la tour de contrôle qui tourne au-dessus de sa tête, ses yeux n’en finissent pas de scruter ce ciel embrasé. Lorsqu’enfin Myriem aperçoit la silhouette du quadriréacteur à l’approche, son appréhension et sa posture figée laissent place à un balancement frénétique de tout son corps. Elle n’ose pas y croire. Son cœur tressaute telles les roues de l’avion fumantes, touchant la piste d’atterrissage. L’engin parcourt lentement le tarmac, trouve sa place juste en face de l’adolescente tout excitée. Elle se précipite dans l’escalier vers le hall d’arrivée.

Myriem sait combien ce bébé est précieux et qu’il est une chance inespérée pour Jean, son frère de cœur. La porte coulissante qui sépare la douane de la zone d’accueil ne cesse de s’ouvrir pour laisser passer les passagers, puis de se refermer aussi abruptement qu’une lame de hachoir. Quarante-cinq minutes à reposer toujours ces deux mêmes questions à Paulette et Roger qui rassurent la gamine comme ils le peuvent. Les formalités sont longues, car ramener un bébé d’aussi loin alors que l’on est des parents adoptifs nécessite des contrôles supplémentaires pour les douaniers. La porte reste fermée, tous les passagers sont sortis et le hall de l’aéroport est désert, totalement silencieux quand soudain, la porte s’ouvre, le couple apparaît enfin avec la petite Hélène. Myriem croit apercevoir comme une sorte de halo de béatitude qui les entoure. Celui du soulagement et du bonheur après une trop longue et douloureuse attente.

Cette souffrance n’avait que trop duré. Chaque fois, l’espoir laissait la place à la désillusion. L’adoption était devenue le sujet de discussion principal des réunions de famille et les démarches officielles entreprises se soldaient toutes par des échecs. Jusqu’à ce jour où, à la fin de la réunion mensuelle de l’association des parents adoptants, un contact se fit sous le manteau. C’était un petit bout de papier glissé par une inconnue à la sortie de la réunion. Il s’agissait des coordonnées d’un gynécologue retraité qui s’était installé en Dominique. Il recueillait les orphelins de l’île, mais aussi d’Haïti, ceci en toute illégalité, un trafic d’enfants lucratif. La discrétion était de rigueur et le médecin répondait avec grande prudence et méfiance aux demandes informelles d’adoption.

Myriem s’avance timidement vers eux, à pas de loup afin de ne pas réveiller l’ange emmitouflé dans les multiples plis et replis de la couverture. N’en pouvant plus d’attendre, elle se penche pour voir enfin Hélène, la petite cousine ramenée de si loin. Tous se groupent autour de Véronique qui, malgré les heures de voyage et le décalage horaire, est radieuse. Roger a récupéré les bagages et se tient derrière. Il adresse un regard assuré à Jean.

— Mission accomplie, enfin ! soupire-t-il avec soulagement.

L’expédition avait été préparée à la hâte. Un simple coup de fil avait indiqué l’itinéraire, les formalités et le montant, en petites coupures, de la transaction.

— J’ai votre enfant, avait lancé le gynécologue véreux au bout du fil.

Un billet d’avion, des bagages rapidement bouclés et un détour par la banque pour un retrait d’argent important qu’il avait fallu faussement justifier par les funérailles d’un oncle à l’autre bout du monde. Plus de dix heures de voyage avec une halte à Paris puis l’arrivée à Fort-de-France. Là, un homme de main les avait conduits vers un petit port où une pirogue les attendait. Une heure de navigation vers l’île de la Dominique et son dispensaire.

Le bateau s’arrima à un embarcadère sommaire au milieu d’un décor paradisiaque de carte postale avec des palmiers couchés sur une mer turquoise et la douce caresse des alizées sur le visage, mais le couple était presque indifférent à ce paysage de rêve, seul pour eux comptait de voir enfin leur fille.

Le vieux gynécologue dont on ne connaissait que le prénom, Charles, les accueillit froidement, assis dans son bureau cossu, ouvert sur le lagon. Après quelques banalités d’usage, il demanda :

— Vous avez l’argent ?

Jean, outré, resta silencieux, mais reconnaissant envers ce profiteur. Il tendit les 30 000 francs. Le vieux ajouta :

— Vous avez bien respecté notre accord ?

— Oui, on n’a rien dit à personne et nous allons détruire toute trace de notre voyage ainsi que vos coordonnées.

Il compta et recompta les billets et après un hochement de tête approbateur, une assistante les conduisit vers la pouponnière. Arrivée dans la salle, elle désigna le berceau de l’enfant qui dormait près de la fenêtre. Véronique se pencha et la prit avec une infinie précaution et une ardeur contenue. Leur bébé dans les bras, ils savaient que cette fois-ci, ils tenaient enfin leur petit bonheur.

*

Anna et Pierrot étaient présents lors de l’arrivée d’Hélène à l’aéroport. L’accueil fut chaleureux de leurs parts et ils n’avaient rien laissé paraître. Personne ne soupçonnait que depuis quelques mois, leurs relations étaient exécrables et leur séparation, inéluctable. Un soir, la dispute fut violente. Elle reprochait à Pierrot de trop boire et celui-ci était devenu fou de rage et s’emporta. Il bouscula Anna qui trébucha dans l’escalier en colimaçon de la villa. Dans sa chute, le genou droit d’Anna heurta brutalement l’arête d’une marche. Elle présenta une vilaine plaie avec une fracture ouverte. Pierrot appela une ambulance et la transporta à l’hôpital. Son diabète n’arrangea pas les choses et malgré de multiples opérations et des antibiotiques, ce qui devait arriver arriva. La plaie suppura, l’infection prit de l’ampleur et se généralisa à tout le membre inférieur jusqu’à ce que les médecins soient dans l’obligation de lui faire une amputation pour lui sauver la vie.

Anna demanda le divorce et lorsqu’elle se décida à porter l’affaire en justice, l’avocat de Pierrot plaida l’accident et les juges avaient considéré que les violences envers la femme mutilée n’étaient pas avérées, et qu’il s’agissait d’un malheureux accident domestique. Pierrot avait demandé à Jackie de témoigner en sa faveur. Peureux et influençable, il déclara que sa mère était tombée dans l’escalier en trébuchant et non du fait de l’algarade qui avait résulté de la dispute.

Pierre n’avait pas supporté la séparation, et demanda à ses deux enfants de couper tout lien avec leur mère. L’aîné, René, qui avait tout juste seize ans, se rangea du côté de sa mère et se vit répudié par son père. Il partit vivre avec sa mère.

Anna songea à retourner définitivement en Italie, mais avec sa jambe en moins et son diabète, elle avait besoin de soins quotidiens et dans sa vallée, il n’y avait pas de pharmacie, ni de médecins suffisamment qualifiés pour la suivre convenablement. Elle emménagea dans le village voisin de Roquerouge, à quelques kilomètres de Réjusse, dans une modeste maison de campagne à flanc de coteaux, vaguement restaurée, mais assez spacieuse pour y créer son atelier. Le travail lui était souvent pénible du fait des douleurs de son membre fantôme. Elle vivote de la vente de ses statuettes en bois, mais au fil du temps, les diocèses n’en commandent plus autant qu’avant. Paulette et Roger venaient régulièrement la visiter et lui apporter de l’aide, en veillant bien à ce que Pierrot ne le sache pas. René passait de courtes périodes avec elle et quelques années plus tard, sa mère était si handicapée, qu’il s’installera définitivement avec elle.

CHAPITRE VIII

L’ogre

Réjusse, 2004. La secrétaire raccroche son téléphone, et s’adresse à l’homme en costume cravate qui attend devant la banque d’accueil :

— Monsieur le maire va vous recevoir dans quelques petites minutes.

Elle se lève et l’accompagne dans une petite salle attenante au bureau principal. Le président du club de basket n’a pas d’autres choix que de rester debout, car aucun siège n’est disponible. Il tapote impatiemment sa pochette de cuir qu’il tient contre lui. Au bout d’une trentaine de minutes d’une attente interminable, Pierre Jousset sort de son bureau.

— Tiens ! Émile. Cela faisait un petit moment que je ne t’avais pas aperçu. Entre, s’il te plaît.

— J’ai eu quelques petits problèmes de santé, veuillez m’en excuser, monsieur le maire.

— C’est donc pour ça que je ne t’ai pas vu lors des dernières commémorations. Pour un ancien appelé d’Algérie, ça fait désordre.

— Je vous le répète, j’ai été opéré et j’ai dû me reposer…

— … Je sais tout, Émile, pas la peine de me détailler, le coupe Jousset. Pourtant, après une prothèse de hanche, on se remet vite sur les cannes ? dit Jousset narquois. Ce qui me désole, c’est qu’il y a de moins en moins de monde à nos réunions et je vais finir par obliger les présidents des associations à être présents, sinon je vais devoir leur sabrer les subventions. Bon alors, changeons de sujet, dis-moi, quel bon vent t’amène ?

— C’est justement au sujet de la subvention. J’ai consulté le compte rendu du dernier conseil et j’ai pu constater que mon club ne recevra qu’une dotation de trente pour cent inférieure par rapport à celle de l’année dernière.

— Nous devons faire des économies, déplore le premier magistrat. Notre dette s’accroît de plus en plus. Tu n’es pas le seul à être concerné, les autres associations le sont également.

— Oui, mais, une réduction de cet ordre, c’est énorme pour notre tout petit budget. Je te rappelle que l’équipe première est montée en division d’honneur. Avec cette somme, je ne pourrai pas assurer leurs déplacements et je serai obligé de supprimer deux postes d’éducateurs sous contrat.

— D’après ce que j’ai pu entendre, ton club a du succès et recrute de nouveaux inscrits, alors ce manque sera comblé par leurs cotisations.

— Non, malheureusement cela n’y suffira pas.

— Tiens, à ce sujet, puisqu’on parle d’adhésion, tu n’as pas payé la tienne.

— Tiens donc, bien sûr que si, en tant que président, ne pas payer ? Cela aurait été mal venu, répond Émile.

— Voyons ! Ne fais pas l’idiot, mon ami, dit Pierre d’une mine exagérément désappointée. Je parle d’une autre association, celle à laquelle je tiens beaucoup. « Les amis du maire » ? Tu as déjà oublié ? Que je sache, tu n’es pas à dix euros, non ? Mais ce n’est pas vraiment ces dix euros manquants qui me chagrinent. Soyons francs, Pierre se redresse, pose ses deux bras lourds, portant à chaque poignet une montre et un bracelet en or massif, sur la table et fixe droit son interlocuteur enfoncé dans sa petite chaise basse. Il faut que je te confie que cela me désole de ne plus te voir, et pire, certaines personnes bien informées m’ont rapporté que tu leur aurais dit que mon fils n’était pas le bon candidat à ma succession et que mon départ serait finalement une bonne chose pour la ville.

— Tout cela est faux, reprend immédiatement l’homme outré, et vous le savez, monsieur le maire. S’il y avait quelque chose à vous dire, je vous l’aurais dit. Je suis direct et vous me connaissez. Et puis à l’approche des élections, les rumeurs les plus folles circulent. Il y a de mauvaises langues partout, vous savez.

— Ah ! tu me rassures, répond Jousset se rejetant brusquement sur le dossier de son fauteuil. Alors, s’il te plaît, prouve-moi ta confiance et fais en sorte que les membres de ton club votent pour Jackie. Je verrai ce que je peux faire pour ta subvention si je vois qu’ils sont venus nous supporter en nombre à la prochaine réunion électorale de mercredi prochain. Je compte sur toi, je tiendrai la liste, et gare aux absents.

Émile a parfaitement compris l’avertissement. Il connaît le bonhomme. Dans cette commune, vous n’avez pas le choix, il faut mettre la main à la poche et prêter allégeance ostensiblement pour avoir les faveurs du prince. Secrètement, il étouffe sous les diktats de l’autocrate et souhaite un changement d’air.

*

Pierre est un des maires les plus âgés de France, exerçant sa fonction depuis maintenant plus de cinq mandats, trente ans, un double record dans la région. Il n’était pas destiné à faire de la politique, il s’y était d’ailleurs toujours désintéressé pendant de nombreuses années, plus préoccupé par ses affaires que par les petites histoires municipales.

Sa carrière politique débuta mal, par une trahison politique. Le premier adjoint du maire de l’époque proposa secrètement à Pierre de prendre la tête d’une liste dissidente car les élections approchaient. Pour lui, c’était le candidat idéal pour arriver à ses fins peu avouables : s’en mettre plein les poches. Celui, que les détracteurs surnommèrent plus tard « Juda », usait de faux arguments, le flattait en vantant son expérience et sa réussite, et il était l’homme de la situation. Le premier adjoint se désespérait de son maire actuel trop conservateur qui ne voulait pas de constructions nouvelles et qu’il jugeait responsable d’un village qui tombait en décrépitude. Pierrot succomba à l’argumentation fallacieuse. Sa société faisait vivre de nombreuses familles qui lui en étaient reconnaissantes. Il fallait se faire accepter par les gens du coin, et il usa de tous les artifices pour cela, dont le paroxysme fut l’algarade avec Suzanne, l’humiliation d’une Parisienne. Cela lui valut d’être élu dès le premier tour. La manœuvre du Juda avait parfaitement fonctionné. Il fallait à présent convaincre le tout nouveau maire de livrer la commune aux bétonneurs.

*

Lors des premières années de sa mandature, Pierre fut ce que beaucoup qualifiaient de bon maire. Attentif, dévoué et disponible, il savait être à l’écoute et s’impliquait sans compter ses heures pour le bien-être de tous. Les bâtiments publics étaient vétustes et il fallait refaire les routes dégradées, rénover le gymnase et l’école. Les plus âgés bénéficiaient d’une belle place piétonne avec une aire de jeux pour les petits et un tout nouveau boulodrome à l’ombre des tilleuls. Les commerçants et les restaurateurs occupaient, à titre gracieux, de larges superficies d’espaces publics, des terrasses qui se remplissaient de touristes aux beaux jours. Le 16 juillet était le point d’orgue, la fête patronale. La journée débutait par une messe suivie d’un banquet sur la place avec des attractions de fête foraine qui faisaient la joie des enfants. Puis l’après-midi, c’était le traditionnel concours de pétanque et en soirée le bal des pompiers. Parfois des bagarres éclataient avec les bandes de jeunes des autres villages, celle des « ritals » et celle des jeunes provençaux chevauchant leurs rutilantes Harley-Davidson. Des blousons noirs qui venaient se provoquer, mais tout cela était contenu par les gendarmes vigilants à ce que ces dérapages alcoolisés ne dégénèrent pas en foire d’empoigne générale.

Le Juda manifestait des velléités qui devinrent de plus en plus pressantes. Il était l’incarnation de la folie immobilière des trente glorieuses et il avait obtenu de son maire qu’il occupe le poste stratégique d’adjoint à l’urbanisme. Jousset lui rendit la pareille car il lui était aussi redevable d’avoir embauché son fils aux espaces verts. Les sirènes des promoteurs offraient des ponts d’or à qui leur concéderait des terrains communaux. Personne, y compris Pierre, ne souhaitait voir défigurer ce magnifique endroit par un bétonnage outrancier et il refrénait les ardeurs de cet homme avide en n’acceptant la délivrance de permis que par parcimonie. Entre les deux hommes, jadis complices, les tensions étaient constantes et le maire pensa un temps lui retirer sa délégation. Mais cet ancien haut fonctionnaire, élu de longue date, était avisé et connaissait tous les rouages de l’administration communale qu’il en était devenu indispensable. Mesquin et rusé, il trouva la faille, le talon d’Achille, la faiblesse d’un maire jusqu’à présent incorruptible, afin d’assouvir son ambition première : s’enrichir par le béton.

*

Tous les premiers mercredis du mois, Pierre conviait tous les élus de sa majorité, la plupart dévoués et compétents, à une réunion de travail. Une collation clôturait traditionnellement les échanges. Le maire ne buvait que de l’eau, mais dans cette région viticole, cela était mal venu de refuser du vin rouge, et il se laissa peu à peu convaincre de prendre un verre, pour la forme. Le Juda n’hésitait pas à le resservir. Pierrot se contenait et restait sobre. Les discussions se poursuivaient parfois tard et vers minuit, les plus fidèles se réunissaient autour d’une partie de cartes. Ce soir-là, le Juda proposa une partie de Poker avec de petites mises. Pierrot refusa catégoriquement, marqué au fer rouge par sa période parisienne. Ce stratagème était un échec, mais le Juda ne démordait pas, et élabora illico un autre plan. Il invita son maire à un dîner de travail à l’hippodrome qui n’était qu’à une petite heure de route. Cette fois ci, le poisson mordit à l’hameçon, et ce fut le début de la fin. Le démon du jeu avait repris possession de Pierre qu’au fil du temps, plus personne ne reconnaissait. Depuis, il s’y rendait régulièrement et il lui fallait toujours plus d’argent. Le Juda lui en offrait sur un plateau. Des dessous de table issus des permis de construire généreusement attribués. Le changement du caractère de Jousset s’est opéré au fur et à mesure de ses déconvenues dans les paris hippiques et de la prise d’alcool qui devenait régulière et importante, ce qui n’arrangeait rien. Au départ simplement irritable, ses accès colériques inopinés étaient incontrôlables jusqu’à provoquer la terrible blessure de son épouse.

Face à ce caractère de plus en plus irascible, la plupart des élus de la première heure démissionnèrent du conseil municipal et furent remplacés par un cercle d’affidés avides et corrompus proches du Juda, incapables de gérer les affaires municipales, mais alimentés au passe-droit et aux avantages en nature. Les frais de représentation explosaient, car lorsque ces nouveaux élus se rendaient à la capitale pour des congrès professionnels, c’était en première classe et dans des hôtels de luxe. Les « verres de l’amitié » se multipliaient. Pierre avait retrouvé le sens de la fête et voulait que Réjusse puisse offrir à sa clientèle de luxe les mèmes prestations qu’offraient Saint Tropez. Il avait fait voter une délibération permettant d’acheter un local pour en faire un restaurant gastronomique municipal. Comme Jeannette à l’époque, Pierre succomba aux désirs de sa compagne qui lui avait demandé d’acheter un vieux rafiot, amarré dans le port de plaisance, qu’elle avait dispendieusement rénové pour en faire un dancing, mais dont la destination officielle était d’en faire une salle de réception municipale haut de gamme pour les hôtes de prestige. Les traiteurs et restaurateurs locaux bénéficiaient de ses largesses et n’étaient pas si mécontents de ces dépenses pharaoniques payées par de l’argent public.

Lui qui avait tout fait pour se faire accepter des locaux, les avait trahis à tel point que Pierre n’osait même plus s’aventurer sur la place centrale ou dans les rues du village au risque de se voir apostrophé sévèrement par des Réjussiens de souche en colère. Lors des élections municipales suivantes, les sondages lui étaient défavorables, la reconduction de l’équipe sortante était largement compromise. Pierrot était au coude à coude avec le groupe de Jean-Pierre, son opposant principal. Il multiplia alors les embauches de complaisance afin de s’attirer des suffrages de reconnaissance. L’investiture du parti « La France au cœur » fut également un soutien de poids car au niveau national, les socialistes n’avaient plus la cote, et le populisme gagnait du terrain. Le député local de ce parti souverainiste avait remporté haut la main les suffrages aux dernières législatives. En échange de ce soutien, Pierre dut verser son obole à ce parti par l’intermédiaire de financements occultes. Grâce à cela, Pierrot remporta cette élection sur le fil du rasoir à quatre-vingt-six voix près. Les deux politiques corrompus s’entendaient comme larrons en foire, le territoire était leur possession, ils étaient couverts par leurs réseaux. Ils avaient les mains libres et pouvaient multiplier les affaires en complicité avec le baron de l’immobilier local qui avait le monopole de la construction.

*

Au fil des décennies, Pierre est devenu l’archétype du parfait dictateur, assoiffé de pouvoir, d’argent, méprisant, arrogant, vulgaire. Lors des conseils municipaux, les insultes pleuvent sur les opposants qui sont systématiquement pris à partie, à tel point qu’il a réussi à les faire tous démissionner, écœurés par une autocratie poussée à son extrême. Les employés municipaux sont ses choses, considérés comme de véritables esclaves. Celles et ceux qui ne se plient pas immédiatement à ses exigences sont mis au placard. Leurs absences lors des réunions publiques et plus encore aux meetings de campagne sont sanctionnées.

Le vieux possède cette faculté de choisir un casting de canards boiteux corruptibles dont la carrière professionnelle est sans réussite, terne, sans relief. En demande constante de reconnaissance, il est facile pour lui de les rendre obéissants en les flattant et en les soudoyant. Tous membres de « l’Association des Amis du Maire » contraints de verser leur obole au risque de perdre leurs avantages ou pire, au risque d’exclusion et de rétorsion. Pour les plus récalcitrants, il a le chantage. Car tous les entretiens sont enregistrés par des micros et filmés par des caméras indiscrètes afin que la proie indocile prise dans le piège du flagrant délit ne puisse plus en sortir et soit inféodée au seigneur. Certains disent qu’il a obtenu des preuves moralement très compromettantes, une « Sex Tape » dans laquelle figure son premier adjoint, un homme de paille, pieds et poings liés à son maire.

A noël, il offre généreusement des colis cadeau aux plus âgés, une façon de s’attirer leurs votes, et participe au spectacle de fin d’année de l’école déguisé en bon père Noël au volant de sa luxueuse voiture décapotable transformée en traineau. Les somptueux cadeaux sont prélevés sur un budget exsangue que l’adjoint aux finances comble par des emprunts à coups de millions d’euros garantis par les multiples projets immobiliers en préparation.

Le projet le plus dévastateur pour la commune a été de supprimer le petit port de pêche pour bâtir un complexe touristique beaucoup plus lucratif comportant un hôtel « quatre étoiles », des appartements avec vue sur mer, un port de plaisance et un Casino. Ce projet a défiguré la plus belle calanque du littoral. Devant ce scandale, un collectif de contribuables s’était formé et avait dénoncé « l’affaire de la marina » en justice. Le permis de construire comportait de graves irrégularités, et le maire avait défié les rares manifestants qui avaient osé défiler sous sa fenêtre. Pierrot avait publié un article de presse dénonçant une manipulation minable orchestrée par ses détracteurs politiques visant à le déstabiliser.

Jousset agit en toute impunité, car il est couvert par le tout-puissant député, ouvertement franc-maçon, qui connaît bien le barreau local. Ainsi, les initiés ne furent pas étonnés du verdict de l’affaire de la Marina qui disculpa la municipalité de toutes irrégularités, pourtant flagrantes, concernant la construction du nouveau port.

Jackie est toujours resté fidèle à son père. Très influençable, ce dernier a toujours eu un ascendant sur lui. Paresseux, le travail ne l’intéresse pas. « Il est brave », disent ironiquement les villageois. Pas bien futé certes, mais ceux qui le connaissent s’en méfient, car il tient malgré tout de son père le goût prononcé pour tout ce qui brille. Il a été élevé dans la toute-puissance de l’argent et du pouvoir, un enfant roi. Plus jeune, il n’hésitait pas à se présenter à ses copains d’école comme étant le fils du maire. Tour à tour, pilote de motos, puis de karting, de rallye et tout récemment de formule trois. La carrosserie de son véhicule de compétition arbore le nom du promoteur immobilier hégémonique du territoire qui sponsorise son activité. Jackie n’a jamais dépassé le stade des compétitions régionales et le haut niveau n’est pas pour lui, avec trop peu d’entraînements, trop peu de sérieuses préparations.

Comble de l’ironie, et comme une provocation de plus, l’idiot du village a été nommé adjoint à la culture. L’activité « culturelle » de la commune se résume aux sports mécaniques. Jackie se charge d’organiser de multiples animations orientées vers des shows mécaniques sur terre comme sur mer, des courses autos ou motos, dont il délègue l’organisation aux Hells Angels, dont il fait d’ailleurs partie. Lors du festival annuel, il fait venir des groupes de musique Metal, et son père lui demande de signer des contrats avec des comiques et des chansonniers orientés politiquement, des has been, des vedettes qui ont fait leur temps, le plus souvent aigris de ne plus être sous les feux de la rampe. De pâles étoiles descendantes, avec des sketches aux propos outrageusement grossiers, orientées vers la droite réactionnaire, et avec lesquelles Pierre pose fièrement dans la gazette municipale.

Les pièces de théâtre sont de pâles vaudevilles d’une troupe locale dont la dirigeante n’est autre que la nouvelle compagne de Pierre. Les représentations sont de si piètre qualité que son rayonnement ne dépasse pas les frontières de la commune. Le public convié n’était autre que des agents communaux qui sont, une nouvelle fois, obligés d’assister à ces séances de tortures artistiques.

*

À l’approche de sa septième élection, Pierrot est atteint d’une maladie de Parkinson débutante. Ses tremblements s’accroissent et ses déplacements sont de plus en plus hésitants, mais il peut encore s’exprimer et garde toute sa tête. Afin de continuer à percevoir les dividendes des affaires immobilières qu’il conclue, il a le projet de faire élire Jackie.

CHAPITRE IX

L’honneur d’un homme

La rumeur s’est répandue telle la peste qui aurait contaminé tout le village : le curé aurait abusé sexuellement d’enfants du catéchisme. Pour celles et ceux qui connaissent le père Guy, cette révélation est un choc, mais aussi un cas de conscience redoutable. Soit il est coupable, et il faut le condamner sévèrement, ou bien cela relève de l’injustice, de la vengeance et de la cruauté.

Pierrot se rend à l’église pour les grandes célébrations. Il communie pieusement à chaque fois, et au départ il semble bien s’entendre avec la père Guy. D’ailleurs, il lui a payé une chaudière et une toute nouvelle toiture isolante afin qu’il n’est plus froid l’hivers. Depuis quelques années maintenant, Pierre entretient une relation avec une de ses élues, une jeune artiste de trente ans de moins, totalement dénué de talents mais pas de vantardises, et avec qui ils ont le projet de se remarier. Le père Guy se voit dans l’obligation de refuser la célébration d’un second mariage au sein de l’église, car les prétendants sont tous deux divorcés et l’extrait de baptême, pourtant promis par Pierre, reste introuvable. Face à ce refus, Pierrot est furieux, menace et devant l’intransigeance du prêtre, se venge.

Que faut-il faire face à ce doute intenable ? Hélène veut en avoir le cœur net. Elle toque et après avoir reçu l’autorisation d’entrer, elle pousse la porte. Il est là, seul, assis au fond du presbytère, les yeux rivés dans un livre de prières et semble réciter à voix basse des psaumes.  

— Quand cela est arrivé à mes oreilles, le mal était déjà fait, j’ai été pris au dépourvu, accablé par cette accusation ignoble. Le père parle avec des mots justes. J’aime les enfants, mais jamais, je n’ai été malveillant envers eux. Je suis totalement innocent.

— Je vous crois, Père Guy, répond tendrement Hélène.

— On m’a confié que c’est monsieur le maire qui a lancé cette rumeur. Il m’en veut, mais je n’ai fait qu’appliquer le dogme, célébrer une seconde noce au sein de l’Église est impossible. Ce n’est pas moi qui ai édicté les règles, j’ai eu beau le lui répéter, il voulait négocier, ce qui était pour moi, homme d’église, impossible.

— Et il a voulu vous le faire payer, dit Hélène dépitée.

— Je n’ai pas de preuve, mais il est facile pour un loup vorace de s’en prendre à une brebis isolée. J’ai mes convictions et la foi en Dieu pour résister à cette injure, c’est mon armure.

— Le temps vous donnera raison, j’en suis persuadé. Par contre, je ne lui pardonnerai jamais, dit Hélène.

— Si toi, tu me crois, alors pour moi, c’est l’essentiel.

Les faits donneront raison à Hélène, car jamais le père Guy ne sera visé par une quelconque plainte, y compris au cours des décennies suivantes. Les photos compromettantes ne sont qu’affabulation. Mais l’évêque ne l’a pas entendu de cette oreille et face au doute, le père Guy sera écarté de l’église du village, et sera muté en Guyane en tant qu’aumônier dans l’armée de terre. Une condamnation au bagne du déshonneur.

*

Hélène se rend à la mairie, demande à voir Pierrot. On lui répond qu’il ne reçoit personne, elle se dirige à grands pas vers le bureau et ouvre la lourde porte capitonnée. Pierre est affalé dans son grand fauteuil de cuir, il épluche les pages de la revue du Pari Mutuel Urbain.

— Eh bien Hélène, on ne t’a pas appris à frapper avant d’entrer ? Laisser moi avec elle, dit-il à l’agent de sécurité appelé à la rescousse par le secrétaire.

— Je vais être directe. Est-ce toi qui es à l’origine de cette infamie ? lui demande Hélène droit dans les yeux.

— On m’a fait parvenir des photos compromettantes qui ont été retrouvés au presbytère, lui avait froidement avancé Pierre.

— Je connais le père Guy, et j’ai fait mon catéchisme, ma communion et ma confirmation avec lui. C’est un homme doux qui n’a jamais eu le moindre geste déplacé. J’ai interrogé toutes celles et ceux qui l’ont côtoyé et aucun ne m’a dit quoi que ce soit de répréhensible à son sujet.

— Ce que tu avances n’est pas un argument recevable. Une personne peut être irréprochable avec quatre-vingt-dix-neuf pour cent des enfants, sans que cela signifie qu’elle peut l’être avec les autres, rétorque Pierre. Et pour le gamin abusé, les prédateurs utilisent leur aura sur les victimes pour les faire taire.

— Alors, montre-moi ces preuves ? demande Hélène qui, dans le même temps, redoute d’être confronté à la vision de scènes obscènes et répugnantes.

— Je les ai confiées au procureur, tu penses bien.

— J’ai demandé au père Guy de me dire la vérité. Son regard, profondément désespéré, était celui d’un honnête homme. Il en avait les larmes aux yeux. Tu as atteint son honneur et tu instilles le doute sur sa probité. Je sais à présent pourquoi tu veux sa peau, il me l’a raconté. La marina, c’est du béton, mais là tu t’en prends à un homme vulnérable, seul et sans défense. C’est ignoble, c’est un lynchage public abject que je ne digère pas.

— Hélène, tu verras qu’il sera condamné, tu te trompes lourdement…

— …et puis mêle-toi de ce qui te regarde, hurle Pierrot. Voilà le résultat de tout ce que j’ai fait pour tes grands-parents. Se faire agresser par leur petite fille adoptive dans son propre bureau, c’en est trop.

— Laisse mes grands-parents en dehors de cela.

— Sors d’ici immédiatement.

Il appuie sur un bouton, et l’agent de sécurité ré apparait pour déloger Hélène manu militari.

De son enfance, Hélène garde le souvenir d’un Pierrot attentionné et prévenant. À présent, la jeune femme est dépitée par les dérives et attristée par un comportement outrancier. Dans le village règnent un sentiment général d’impuissance et ce goût amer que quoi qu’on puisse faire, l’escroc reste indéboulonnable. Pour Hélène, l’accusation du prêtre est le scandale de trop. La jeune femme n’a jamais voté et s’en veut. Ce lamentable épisode réveille sa conscience et son devoir moral qui la portera avec une détermination sans faille à se présenter aux prochaines élections municipales. En sortant de la mairie, elle prend la mesure du combat qu’elle devra mener pour le destituer, à défaut de pouvoir le raisonner.

Avant cela, Hélène n’était pas pour autant indifférente et passive au monde qui l’entourait. Avec Alexandre, ils s’étaient tous les deux engagés à ne pas utiliser de pesticides, ni d’engrais, ni d’intrants chimiques dans leur culture maraichère et ne vendre que des produits certifiés bio. Le couple participait régulièrement aux actions et manifestations des mouvements de défense de l’environnement et de la cause animale, et notamment pour la fermeture du zoo marin de Marineland à Antibes.

*

Hélène guette Marc, un des membres de l’opposition municipale. Il vient régulièrement faire quelques petites emplettes à l’épicerie. Cet après-midi, ce ne sont pas de simples échanges d’amabilités et la jeune femme lui expose sa volonté d’aller plus loin vers un engagement plus politique. À l’écart, discrètement, Marc lui propose de venir le rejoindre lors des réunions hebdomadaires de l’opposition. Tous seront surement ravis de rajeunir l’effectif en recrutant du sang neuf pour attirer à eux les suffrages des plus jeunes.

Ce groupe est composé majoritairement d’hommes, le plus souvent d’anciens cadres supérieurs, d’anciens élus, de vieux briscards de la politique qui occupent leur temps dans l’ennui d’une retraite souvent confortable. Mais, la jeune femme se sent rapidement exclue. On ne lui donne que rarement la parole. La désillusion devient de plus en plus grande. C’est l’instruction des multiples scandales, dans lesquelles les élus majoritaires et à sa tête Pierrot, sont impliqués, qui accapare les débats. Et plus l’échéance électorale approche, plus les discussions d’arrière-cour, les tractations, les alliances improbables avec les éventuels dissidents se multiplient. Pour Hélène, ces stratégies de conquête du pouvoir sont vides de sens. Un soir, elle se lève et s’exprime à cœur ouvert.

— Il nous faut des propositions solides et concrètes pour les habitants plutôt que de la politique politicienne.

— Le principal, c’est de le faire tomber, répond le leader du groupe. Le dossier de sa destitution est bien avancé. Par un travail méticuleux de recherche, nous avons accumulé des preuves argumentées et nous avons alerté le préfet qui a une oreille attentive.

— Vous êtes dans une chasse à l’homme sans doute légitime, mais vous savez aussi que la justice est particulièrement lente et il faudra des années avant qu’il ne soit condamné. Vu son âge, il ne connaîtra même pas la prison, pourtant il le mérite mille fois, rétorque Hélène.

— Les électeurs vont être effrayés par la révélation de ces scandales. On fédérera la population autour de nous par ce biais-là. Le temps venu, on reprendra le même programme qu’on avait élaboré à la dernière élection : l’entretien des routes, la création de nouveaux parkings, voilà ce qui plaît au peuple. Pour l’instant, concentrons-nous sur cet escroc, c’est comme cela qu’on obtiendra la victoire.

— Je ne suis pas d’accord avec vous, car la donne a changé depuis la dernière élection. La priorité des habitants est de ne plus connaître de drames telles que nous l’avons vécues.

Au cours des cinq dernières années, le village a été la victime de catastrophes naturelles jusque-là inconnues par leurs ampleurs. C’est comme si les plaies d’Égypte s’étaient abattues sur la petite commune. Une inondation dévastatrice fit plus de vingt-et-un morts par une crue centennale du fleuve aussi capricieux que destructeur. À cette calamité succéda une sécheresse estivale inconnue depuis 1920, suivie d’un incendie qui a menacé le village, ravageant la superbe pinède du monastère, nichée plus haut.

Hélène renchérit :

— J’ai bien lu le programme que vous avez présenté aux dernières élections. Si vous le reprenez tel quel, il n’y a rien concernant notre environnement et l’adaptation au changement climatique. En tout cas, il ne sera pas à la hauteur des enjeux à venir. J’ai quelques propositions à vous faire…

— Chère Hélène, l’interrompt Jean-Pierre, le leader du groupe, tu as raison, mais si on commence à faire de l’écologie, on va être taxés de gauchistes.

— Et pour nous, ce sera foutu, reprend un autre.

— Je te rappelle qu’ici, l’électorat est de droite, voire d’extrême droite. Bien sûr, on proposera un plan de prévention des risques, mais on le fera quand on sera élu, cela viendra en son temps. Nous avons suffisamment de charges et de preuves contre Jousset pour qu’il soit traîné devant les tribunaux avant l’élection.

Hélène est outrée par tant de passivité et d’indifférence. Elle perçoit le décalage immense entre sa génération et la leur. Pire, au fond d’elle, elle pressent qu’en cas de victoire de leur part, un nouveau système remplacera l’ancien et elle ne voudrait pas y être associée. Un pressentiment qui se révélera exact, car lorsque quelques mois plus tard, elle annoncera officiellement sa candidature à la tête de sa propre liste, les élus de l’opposition deviendront de farouches détracteurs de la jeune femme en l’accusant de les avoir trahis, utilisant les mêmes procédés de menaces et d’intimidation que Pierrot utilise depuis tant d’années.

Nous sommes à quelques mois de l’échéance municipale et personne ne sait si, à plus de quatre-vingt-dix ans, Pierre Jousset se représentera pour un énième mandat. Si l’homme garde une certaine vigueur, le poids de la maladie lui fait perdre ses facultés en public. Il se répète, bafouille et il passe pour un gâteux. Ses affidés commencent à se poser la question de quitter le navire et de rejoindre les autres listes qui se multiplient. Le village est profondément divisé avec une lutte féroce entre des clans locaux prêts à tout pour s’approprier le magot immobilier. La division est consommée au point que parfois la haine débouche sur des algarades verbales, voire physiques entre les rivaux.

Une trentaine de citoyens s’est constitué afin de défendre ce qu’il reste de patrimoine et d’espaces naturels. Ils sont suffisamment nombreux pour constituer une liste et Hélène est pressentie pour en prendre la tête. Marc, la personne qu’Hélène avait initialement rencontrée, a finalement quitté le groupe d’opposition officielle qu’il juge trop passéiste et ringards. Il sait qu’Hélène a le vent en poupe et se propose de rejoindre la jeune femme et de figurer sur sa liste. Ancien expert parisien en finances, Marc est tout aussi outré de la main mise d’un seul homme sur la commune. Il a constitué « un solide dossier qui conduira Jousset directement en prison », pense-t-il. C’est en épluchant minutieusement le grand livre des comptes qu’il avait repéré une grossière manipulation financière. En effet, la carte essence payée par la commune appartenant à Pierre Jousset comptabilise des montants de carburants astronomiques et parfois, ce sont deux pleins d’essence qui sont débités à quelques minutes d’intervalle. Il soupçonne le père et son fils de s’en servir pour leurs bolides lors de leur participation aux courses automobiles. Les preuves sont accablantes. L’association des contribuables qu’il a créée a porté cette affaire en justice avec la qualification d’abus de biens sociaux. Pierrot risque gros.

Avant de déposer son dossier de candidature en Préfecture, Hélène tient à consulter ses parents et grands-parents. Véronique et Jean lui assurent leurs  soutiens indéfectibles. Paulette et Robert sont tiraillés entre la reconnaissance qu’ils doivent à cet homme et les frasques de celui-ci qui ne leur inspirent qu’incompréhension et répulsion. Lors des réunions familiales, la mairie est un sujet tabou qu’il vaut mieux éviter sous peine de les blesser un peu plus. Mais depuis, les choses ont changé.

— Si cela avait été notre ami si serviable que nous avons connu, nous n’aurions pas été d’accord, dit Paulette, mais maintenant ce n’est plus Adrian, c’est Pierre Jousset.

— Oui, reprend Roger, il s’en est pris à toi et cela, je ne pourrai pas lui pardonner. On a trop longtemps fermé les yeux. On te soutiendra également sans réserve dans cette élection.

Quand Pierrot apprend par ses services qu’Hélène est officiellement candidate, il est furieux. Il sait que son poids électoral est loin d’être négligeable et envisage des mesures de représailles. Lors du conseil municipal suivant, il fait voter la décision de supprimer la terrasse du restaurant dont la jeune femme a la jouissance, prétextant un non-paiement de la redevance. Peu importe que cela soit faux, il n’est plus à un mensonge près. Hélène l’a installée tout à fait légalement et elle en paye la redevance depuis plusieurs années maintenant. Le quitus municipal qu’elle a gardé en atteste, mais dans l’attente du verdict de la procédure en justice qu’elle a intentée, elle doit se conformer à cette décision scandaleuse de ne plus en jouir. C’est une perte conséquente pour son chiffre d’affaires, car aux beaux jours, elle sert une vingtaine de couverts à midi et une trentaine le soir. Un autre coup dur, mais qui renforce sa conviction qu’il faut agir.

CHAPITRE X

Panne électrique

Février 2006. Réjusse n’est pas le faux village provençal que les bâtisseurs l’ont obligé à devenir. C’est une charmante bourgade sortie des « Lettres de mon Moulin ». De nombreux chênes-lièges ainsi que d’innombrables mimosas, sans oublier les eucalyptus qui garnissent et inondent de fraîcheur et de senteurs les quelques reliquats de reliefs qui cintrent ce havre de paix qu’illumine un soleil omniprésent. Cette abondante végétation borde les allées qui convergent vers l’horizon que dessine au loin la Méditerranée, tandis qu’une multitude de pins d’Alep longent le littoral presque vierge de toute habitation. Lors d’un hiver particulièrement rigoureux, un froid inusité détruisit en grande partie ce verdoyant décor. Plutôt que de remplacer les arbres gelés, il fut décidé de construire. Le béton allait alors couler sur les collines surplombant la superbe baie de Saint-Tropez et avec lui l’argent qui réveille l’avidité la plus primaire des propriétaires et transforme ces terres, pauvres et arides en un trésor inestimable.

Hélène grandit paisiblement dans cet univers entouré de l’amour de ses parents, Véronique et Jean, ses grands-parents, Roger et Paulette, et de sa tante Myriem, sa dévouée confidente avec qui elle partage toutes ses joies et ses peines. À leur arrivée au sein du village, les deux filles avaient suscité quelques interrogations et remarques désobligeantes sur leurs origines, mais avec le temps, elles furent acceptées par les gens du coin tant elles étaient travailleuses et affables.

À trente-quatre ans, Hélène tient à présent une épicerie fine dans la grand-rue. La jeune femme propose également une petite restauration de spécialités créoles. Jean et Véronique avaient tenu à ce que leur fille ne se coupe pas de ses racines. Très jeune, la petite famille participait aux rencontres qu’organisait la petite communauté caribéenne du golfe. On pouvait apprendre la culture et les traditions des Antilles. C’est grâce à cela qu’Hélène a appris à cuisiner les saveurs des Caraïbes.

Avenante, au sourire enjôleur, Hélène a toujours un petit mot pour chacun. Par sa bonne humeur et son dévouement, elle attire la sympathie de tous, mais elle n’est pas pour autant docile et son caractère est affirmé lorsqu’elle défend ses idées et convictions. Une vraie personnalité qui n’hésita pas à dire ses quatre vérités, comme elle l’avait fait à Pierrot dans son bureau.

Myriem, quant à elle, est agricultrice et fournit entre autres, la boutique de sa nièce. C’est son père qui lui apprit le métier. En Algérie, la famille berbère logeait près de Boufarik. Belkacem vivait de l’élevage dans les montagnes environnantes. Puis, la demande en main-d’œuvre pour la plaine de Mitidja l’avait poussé à venir travailler sur les terres des colons, d’abord en tant que saisonnier puis de façon permanente. S’occuper des agrumes et de la vigne était bien mieux rémunéré que de vivre de pastoralisme. Le propriétaire terrien pour lequel il travaillait, lui avait loué une bien modeste barraque avec un petit jardin vivrier qui permettait d’améliorer les conditions de vie très sommaire de la famille. Myriem et ses frères et sœurs y sont nés et le couple Belkacem tenait à ce que tous les enfants puissent suivre les enseignements de l’école primaire. Tous savaient donc lire et écrire, mais il était impossible de continuer leur scolarisation car le besoin était tel, qu’ils avaient rejoint, eux aussi, le contingent des ouvriers de la plaine. Arrivée en France, l’adolescente manifesta l’envie de perpétuer le souvenir de ses parents et de cultiver la terre. Elle en avait toutes les capacités et le savoir-faire. Roger et Paulette avaient acquis une parcelle en friche au bord du fleuve qui longe l’ancienne colline du castrum millénaire. Myriem y travaillait d’arrache-pied pour en faire une abondante production maraichère, une sorte de corne d’abondance.

Hélène rencontrera Alexandre, fils de paysan, de la ferme contiguë aux terres que cultive Myriem. C’est lui qui lui fera découvrir le plaisir de l’escalade notamment sur les falaises abruptes des gorges du Verdon où à présent, ils se rendent dès qu’ils en ont le loisir.

*

En ce dimanche brumeux et maussade, le jeune couple renonce à grimper sur leur site favori. Ils se rabattent alors sur le magnifique « rocher aux Trois Croix » qui surplombe le village médiéval de Roquerouge. C’est là qu’Alexandre a initié Hélène aux premiers rudiments de la grimpe. Ils connaissent par cœur toutes les voies qui mènent au sommet, mais ce jour-là, l’humidité est telle que les prises sont glissantes et finalement, ils renoncent une nouvelle fois à pratiquer leur activité préférée.

— Et si on allait prendre un chocolat à la nouvelle librairie du village ? propose Hélène.

— Volontiers, je ne sens pratiquement plus mes doigts, une boisson chaude nous fera le plus grand bien, lui répond son petit ami.

Ils empruntent alors la petite route qui y mène. A mi-chemin, ils passent à côté d’une maison au toit d’ardoise et Hélène cherche le nom de la propriétaire.

  • Tu connais ? demande Alexandre.

— Je pense qu’il s’agit de la maison d’une amie de mes grands-parents et René son fils. Je reconnais le nom de famille. Cela fait longtemps que je ne les ai plus vus, répond Hélène.

— René Jousset, le fils renié de Pierre Jousset et son ex-femme ? Hélène acquiesce. J’ignorais qu’ils habitaient ici, s’étonne Alexandre.

 Arrivée presqu’en bas, à dix minutes du village, ils aperçoivent au loin un petit attroupement qui semble peiner à remonter la route. Deux hommes sont courbés et tentent de pousser un fauteuil roulant dans lequel est assise une vieille dame. Un autre tient la main de la dame en pleurant toutes les larmes de son cœur.

— Tiens, mais ne serait-ce pas justement René et sa mère ? s’interroge Hélène.

— Ils ont visiblement un problème, s’exclame Alexandre. Allons voir !

Ils hâtent alors leurs pas et viennent à la rencontre du petit groupe. René est agité, désespéré. Anna les salue d’un hochement de tête :

— Je connais le son de ta voix qui n’a pas changé chère Hélène, cela fait longtemps qu’on ne s’est pas vues.

Hélène a du mal à la reconnaitre et son visage arbore des lunettes noires qui tentent de dissimuler une double cataracte qui la rend presqu’aveugle et un long foulard, cachant, comme elle le peut, sa bouche affreusement édentée par un diabète qui la ronge de l’intérieur.

— Ravie de vous revoir également. On peut vous aider ? lance Hélène.

— Ah oui, on veut bien ! lance un des deux hommes qui peine à faire avancer les roues de ce fauteuil qui visiblement se sont bloquées. Les deux chasseurs étaient à l’affût quand ils ont entendu les cris de René, paniqué. Alexandre jette un coup d’œil sur le boîtier de commande électrique. Le voyant indique une panne.

— Le système électrique de sécurité a dû verrouiller automatiquement les freins, conclut Alexandre.

Ils s’y reprennent à quatre pour pousser et tirer l’engin, mais rien n’y fait. La vieille femme mutique ne veut pas quitter son fauteuil pour monter dans la voiture qu’on lui a gentiment proposée.

— Elle refuse obstinément de se laisser toucher, surtout par des hommes, précise René.

— Peut-être que moi, je peux ? demande Hélène.

Alexandre trouve cette idée périlleuse, vu la différence de gabarit entre les deux femmes. Il lui fait part de ses craintes :

— Tu as remarqué qu’elle est amputée d’une jambe ? Et si elle tombait ? Tu t’en voudrais.

— Il a raison, je suis bien trop lourde pour vous, répond la vieille dame.

Alexandre appelle alors la gendarmerie, mais la patrouille est partie sur un accident grave survenu sur la départementale et est indisponible pour un moment.

— On n’habite pas très loin, lance René, on pourrait peut-être porter le fauteuil à quatre ?

Vu la faible distance annoncée, les gaillards vont chercher deux planches en bois et réussissent à soulever l’engin, telle une chaise à porteurs. Les deux hommes, dont l’haleine exhale une forte odeur d’alcool, mettent du cœur à l’ouvrage. La situation est à ce point cocasse que parfois des rires nerveux jaillissent. Grâce à leurs efforts soutenus, ils progressent d’une centaine de mètres vers le domicile de la vieille femme. Mais au bout d’une dizaine de minutes d’effort, la maison n’est toujours pas en vue. Les quelques dizaines de mètres annoncés se transforment en quelques centaines de mètres. La nuit tombe et le froid se fait de plus en plus vif, la vieille femme aux lèvres violacées grelotte. Arrivé finalement au seuil de la maison, René va chercher un autre fauteuil roulant et le place côte à côte avec celui qui est en panne. Il est à présent rassuré, beaucoup plus calme et chaleureux. Il convie tous les aidants à venir partager un verre d’eau-de-vie de sa fabrication dans sa roulote attenante à la maison. Anna demande à ce qu’Hélène reste avec elle, mais ne sait pas comment aider la vieille dame à effectuer le transfert d’un fauteuil à l’autre.

— Ne vous tracassez pas, Hélène, j’arrive à le faire toute seule d’habitude.

Lentement mais sûrement, la vieille femme empoigne les deux accoudoirs, tend les bras, se soulève, bascule et se laisse tomber lourdement dans l’autre fauteuil. Une fois installée, elle regarde tendrement Hélène d’un regard profond :

— Mes grands-parents me donnent de temps en temps de vos nouvelles, ils m’ont si souvent parlé de vous. Depuis le temps que je souhaitais vous revoir et il a fallu cet incident pour que cela se fasse.

— À chaque chose, malheur est bon, répond Hélène avec une large sourire.

— Tu as bien grandi. J’étais là pour t’accueillir lorsque tu es arrivée d’Haïti. Quelques mois après ton arrivée, j’ai dû quitter le village dans les circonstances que tu connais sûrement, déplore-t-elle en montrant sa jambe manquante.

— Mes grands-parents sont tellement peinés de cette situation.

— Je leur dois beaucoup, tu sais, et encore maintenant, ce sont eux qui m’apportent tout ce dont j’ai besoin.

La dame vit recluse depuis des années. Seul son frère, Emilio, son fils René et Paulette et Roger ont doit de pénétrer ici. Elle ne désire revoir personne de sa vie d’avant.

— Avec Emilio, ils ont toujours été là pour moi lorsque René vivait sa vie ailleurs. Lorsque René est revenu définitivement auprès de moi, Emilio a pu repartir dans notre vallée d’origine, en Italie, il avait le mal du pays. Viens, suis-moi, nous serons mieux dans le salon, et je voudrais te montrer quelque chose.

Quand Hélène pénètre dans la grande salle, elle est saisie d’émerveillement. Un véritable petit musée d’objets en bois s’offre à son regard ébahi. Une abondance de sculptures disposées dans un bric-à-brac étourdissant, tantôt pendu au plafond, tantôt trônant tout en haut des armoires.

— Voilà ce qui m’a fait vivre, mais à présent, j’ai de plus en plus de mal à sortir des œuvres présentables. J’ai perdu la vue, mes mains sont déformées.

Hélène s’attarde sur une réplique de la Pietà. Le visage du Christ si expressif, si émouvant, les mains de la Madone, finement ciselés, les plis des draps méticuleusement façonnés et polis.

— C’est magnifique, lance-t-elle.

— Elle te plaît ? Pour te remercier de votre aide, accepte-la, je te l’offre de bon cœur.

— C’est trop, vous me faites un cadeau que je ne peux accepter.

— Tu vas me vexer si tu refuses.

— Eh bien, d’accord, j’accepte volontiers, merci.

— Si tu savais comme j’ai mal à ma jambe malgré la morphine. Je crois que mon heure a sonné, je suis arrivée au bout de ma maladie. Dans mon testament, j’ai mentionné que je souhaite être enterrée dans ma vallée, en Italie.

— Oui je sais, ma grand-mère me l’a dit, je pense qu’avec René, ils feront tout pour que votre dernière volonté soit respectée.

— Je ne veux qu’aucun homme ne récupère quoi que ce soit de ce qu’il y a ici, reprend sèchement Anna.

— Ah pardon, s’excuse Hélène étonnée par ce qu’elle prend pour de l’animosité envers son fils.

— Des hommes en qui j’avais toute confiance, m’ont trahie. René a été longtemps loin de moi, mais je lui pardonne à présent avec un père pareil ! qui n’aurait pas fui cette situation ? Au fait, j’ai su que tu te présentais aux prochaines élections. Sais-tu à quoi t’attendre ?

— Oui, je pense…

— Au pire ! répliqua instantanément la vieille dame.

— Pierrot fait pression sur mes grands-parents pour que je retire ma candidature.

— Ça ne m’étonne pas. Jackie, sa chimère endoctrinée, est la risée du village. J’ai des informations cruciales qu’il faut que tu saches absolument, dit Anna en s’approchant de l’oreille d’Hélène tout en chuchotant.

— Paulette m’a déjà raconté.

— Oui, mais je ne lui ai pas tout dit. Il faut que tu saches avant que je disparaisse, lui dit Anna d’un ton presqu’autoritaire.

— Eh bien, je vous écoute, répond Hélène hésitante, un peu gênée par des confidences qu’elle pense, à juste titre, embarrassantes.

*

Près d’une heure est passée et les deux bons chasseurs samaritains, ragaillardis par l’alcool de myrte, saluent les dames et retournent dans leur bois traquer le sanglier. René et Alexandre les rejoignent dans le salon. René dépose une bûche dans la cheminée. Il se fait tard, Hélène embrasse tendrement Anna :

— Merci pour ces informations. J’en ferai bon usage, comptez sur moi.

CHAPITRE XI

Une vie de bohème

Réjusse, mars 2006. Hélène se gare consciencieusement le plus près possible de l’entrée du marché. À cette heure matinale, le soleil vient juste de pointer ses premiers rayons sur la place et le parking est déjà occupé par les camionnettes qui déchargent leur cargaison. Les commerçants ambulants déploient leurs tréteaux et disposent les cagettes remplies des premiers légumes tendres de printemps. Myriem est déjà prête à accueillir les clients. Elle aperçoit sa nièce et se dirige vers elle.

— J’admire ta détermination. C’est une sacrée aventure qui commence, lance sa tante de cœur.

— Je m’en serais bien passé, rétorque Hélène.

— Tu vas y arriver, j’en suis certaine. Même si la violence qui règne ici me fait craindre pour toi.

— Je suis forte, tu sais, plus forte que tu ne crois.

— Je sais, je te connais, j’ai confiance.

Hélène ouvre le haillon arrière de la voiture. Une puissante odeur d’encre se dégage de ce coffre rempli de cartons dans lesquels se trouvent les tracts et les affiches fraîchement passés sous le rouleau des rotatives. La campagne électorale est ouverte officiellement depuis minuit. Elle veut être la première à tracter et à inaugurer les toutes nouvelles colonnes d’expression libre, vierges de tout support. Elle est en avance et attend Marc, son colistier. Elle culpabilise un peu d’avoir laissé Alexandre s’occuper de l’épicerie, mais celui-ci a tenu à ce qu’elle reste sur la place jusqu’à l’heure de fermeture du marché.

En s’essayant sur le rebord du muret, Hélène songe un instant à son parcours. Après avoir passé son baccalauréat, elle a étudié pendant deux années dans le cadre d’un brevet de commerce à Marseille, mais elle ne se voyait pas passer sa vie dans un bureau, et la vie urbaine ne lui convenait pas. Elle était revenue un temps pour aider Myriem qui, avec un dos détruit par des années de labeur, peinait de plus en plus à s’occuper de son exploitation. Hélène avait repris une buvette dans laquelle elle avait également aménagé une petite épicerie. Il était joliment baptisé « Le comptoir de la gaieté ». Il y avait souvent de l’animation. Les artisans venaient boire leur café avant de prendre leur travail, les éboueurs y faisaient une étape dans leur tournée, puis en milieu de matinée, les habitués plantaient leurs coudes sur le comptoir, parfois jusqu’au soir, chacun offrant de généreuses tournées générales, mais les ardoises qu’ils laissaient étaient rarement soldées. Des hommes souffrant d’une extrême solitude étanchant leur soif avec des amitiés de circonstances. Il y avait M. Bianco qui venait parfois avec son coq, Napoléon, sous le bras, M. Morin, l’ex-chef de gare qui poussait des airs d’opérette dès le cinquième ballon de rouge, M. Nils, ex-ingénieur des ponts et chaussées qui offrait des tournées générales et qui ne cessait de contredire M. Janson, ancien professeur de physique de classe préparatoire, et puis un peintre aigri, d’une tristesse qui faisait presque pitié et que personne n’avait jamais entendu rire. Il essayait de vendre ses croûtes provençales aux rares touristes qui pénétraient dans ce local. Il était empesté par la fumée des gitanes, un véritable repoussoir. Ils y restaient rarement longtemps. Même si ces personnalités étaient tout aussi pittoresques qu’attachantes, le débit de boissons ne suffisait pas à rembourser les emprunts. Hélène s’était résolue, à regret, à supprimer ce bar et à le convertir en cuisine et en salle de restauration contiguë à l’épicerie.Arrive enfin Marc.

— Dans l’excitation, j’ai oublié le pinceau et la colle, se désole Hélène.

— J’ai tout ce qu’il faut, ne t’inquiète pas.

La jeune femme sort une d’affiche du paquet et ensemble, ils se dirigent vers le panneau dédié aux élections. Les deux candidats appliquent l’affiche sur le support en essayant d’éliminer les bulles d’air résiduelles. Au fur et à mesure que leurs deux portraits se dévoilent, Hélène éprouve une sorte de gêne. S’exposer ainsi ne lui procure aucun plaisir. Son but n’est pas de siéger à la mairie afin d’utiliser son écharpe tricolore comme d’un étendard qui la lancerait vers une ambitieuse carrière politique. Non, elle veut juste chasser Pierre Jousset, un point c’est tout. À peine ont-ils fini qu’un des sympathisants de l’équipe de Pierrot, venu distribuer la propagande municipale, les interpelle.

Ici, la communication municipale est verrouillée par la parution mensuelle d’un bulletin municipal digne des bulletins soviétiques de l’époque ou Nord-Coréens. Pierre met en avant sa politique de démocratie participative locale, mais choisit soigneusement les représentants pour les conseils de quartier, distribuant promesses et subventions pléthoriques aux associations d’amis, supprimant ces mêmes subventions pour les récalcitrants. La gazette officielle, que les passants sont presque obligés de prendre sous peine d’être étiquetés d’opposants, arbore la photo du grand ordonnateur de la commune figure sur toutes les pages. Des textes lénifiant toutes les actions du maire, mais avec des informations incomplètes et antidatées.

Le militant leur lâche :

— L’espoir fait vivre. Vous n’avez aucune chance ici, les écolos.

Au sein du village, la colère gronde de plus en plus face à une carence d’informations municipales, surtout lors de l’épisode méditerranéen avec une inondation catastrophique qui a fait plus de vingt-deux morts. Pour palier cela, Hélène avait mis à profit son talent d’informaticienne pour créer, sa petite lettre d’information qu’elle met à disposition à son magasin. Centrée initialement sur l’écologie, elle l’a réorientée sur les conseils de Marc, avec une ligne éditoriale plus politique en publiant des articles qui traitent des turpitudes municipales. À son grand désespoir, ce genre d’article fait beaucoup plus de recettes que ceux traitant de l’environnement. En 2006, les réseaux sociaux n’en sont qu’à leur balbutiement, mais l’Internet se développe à grands pas, et Hélène est la première du village à créer un site Web comportant un système d’alerte en temps réel en cas d’inondation. Depuis quelques années, la population s’est considérablement rajeunie, de jeunes actifs venus s’installer dans les logements construits par Jousset, chassés du département voisin par des prix de logement devenus prohibitifs. Hélène collecte minutieusement auprès de ses plus fidèles clients des informations qui participent à alimenter son site. Les abonnés sont de plus en plus nombreux. Un vivier d’électeurs potentiels. Lorsque Pierrot et les retraités du groupe d’opposition s’aperçoivent du danger de ce réseau d’influence, il est trop tard, Hélène avait déjà un coup d’avance.

*

L’homme qui nargue les colleurs d’affiches est un bénéficiaire pur et dur du système, un militant très actif de la « France au cœur ». Il lance à Hélène :

— Et puis ici, ce n’est pas l’Afrique ni l’Algérie ! 

— Qu’est-ce que tu veux dire par là ? s’exclame, outrée Myriem qui a tout entendu. Hélène renchérit :

— Les peuples d’Afrique et d’Algérie, comme vous dites, se sont battus pour la France et beaucoup y ont laissé leur peau, comme tous ceux venus des Caraïbes pendant la Deuxième Guerre mondiale…

— … Pendant que ton peuple à toi adorait le Duce, ajoute Myriem.

Le ton monte rapidement et déjà Marc et les autres commerçants sont venus rapidement s’interposer de peur qu’un mauvais coup ne parte, car les invectives de l’homme sont vives et ils le savent brutal. Cette algarade n’est qu’un énième triste épisode d’un village au bord de l’implosion. Une situation chaotique qui n’existait pas avant ces élections, où chaque étincelle peut faire exploser la poudrière et les altercations entre les parties sont monnaie courante. Chaque rassemblement nécessite une présence policière. À plusieurs reprises, le conseil municipal a été interrompu par des manifestants qui durent être évacués. La justice est régulièrement saisie de part et d’autre pour des faits de diffamation ou de violences physiques. À l’approche du scrutin, les tensions montent et la haine coule dans les ruelles et se répand dans tous les esprits, y compris pacifiques.

Alors qu’il s’apprête à porter le poing sur Myriem, René se précipite, enserre le gars et le met à terre. Devant la stature imposante du berger, celui-ci abandonne rapidement le combat.

— Merci, René ! On ira porter plainte à la gendarmerie cet après-midi, dit Hélène à Myriem.

— Nous sommes au moins trois témoins. Je le connais bien, il a l’alcool mauvais, répond René. Bon, quand est-ce que vous commencez la distribution des tracts ? Je peux en avoir quelques-uns ? demande-t-il.

René tient son stand de vente de fripes d’occasion et propose quelques sculptures de sa mère lors des périodes religieuses. Au printemps, il aide son ami Antonin à la bergerie et l’accompagne en transhumance sur les hauts pâturages, mais jamais trop longtemps. Emilio prend alors le relais et revient auprès de sa sœur le temps de l’absence de son fils.

La matinée se déroule de façon moins houleuse. Quelques passants accostent discrètement la jeune femme et la soutiennent dans son combat. Nous sommes dans la période des rameaux et René réussit à vendre quelques œuvres. C’est l’effigie du Pape qui se vend le plus. Midi trente, les marchands remballent leur marchandise, Hélène propose à Myriem et René de partager un repas dans son restaurant. C’est aussi l’occasion de découvrir un peu plus René

René est une personnalité locale. Fantasques et loquaces, les gens du coin le surnomment « le berger ». On ne sait pas grand-chose de sa vie, car dès ses seize ans, il était parti dans les montagnes. Il avait préservé un lien avec sa mère qui ne s’était jamais opposée à son départ tant les relations avec son père, que René avait rapidement coupées, étaient détestables, même si elle ne cachait pas son inquiétude qu’il tombe dans de mauvaises mains. René est un vrai gentil, il a le cœur sur la main. Lorsqu’il est sur les marchés ou lorsqu’il descend avec sa mère au village, il n’hésite pas à interpeller les passants ou les touristes, en narrant des anecdotes passionnantes de sa Provence, un vrai moulin à parole que rien ne peut arrêter. Dès qu’il vous adresse la parole, il est impossible de l’interrompre à moins d’être franchement impoli. C’est un passeur, un conteur, et beaucoup se laissent prendre par ses récits qui s’éloignent rapidement de la réalité. Il a une constitution et une condition physique hors norme. Il n’hésite pas à chevaucher son vieux cycle au petit matin pour rouler sur la route gelée qui mène au point culminant de la région, la montagne du Lachens, ses skis solidement accrochés au cadre afin de dévaler les couloirs enneigés pentus que seuls les plus aguerris peuvent emprunter. Chaque dimanche, il encourage ardemment les joueurs de rugby et rejoint les supporters des « Rouge et Jaune » au son du galoubet et du tambourin. Il est devenu la mascotte du club et une place lui est toujours réservée dans les tribunes, même s’il y vient de moins en moins souvent.

René est moins volubile, plus calme que lors de leur dernière rencontre :

— Hélène, je vous ai connue dans un berceau et maintenant, vous êtes une femme affirmée.

— On se connait, sans vraiment se connaitre.

— Je suis parti de chez mes parents à seize ans, je fuyais un père tyrannique. J’avais échappé à ses griffes, et il ne me pardonnait pas d’être resté fidèle à mère, une forme de trahison de ma part. Il avait une énorme emprise sur moi et mon frère. Cela a été difficile de la quitter, mais j’avais vu sa violence et j’étais persuadé qu’il était capable du pire envers moi. Lorsque je revenais voir ma mère, je brouillais les pistes au maximum afin qu’il ne me retrouve pas. J’inventais des lieux différents. Je n’ai pas de vrai métier, j’ai vécu de musique, et cela je le dois à tes grands-parents.

— Mes grands-parents ? J’ignorais cela.

— Lorsqu’ils rendaient visite à ma mère, j’étais un jeune adolescent totalement désemparé et Ils m’ont offert un lecteur audio et ma première guitare. Roger y avait joint des cassettes de Django Reinhardt et une méthode d’apprentissage. J’ai accroché tout de suite. Cela m’a sorti de ma léthargie. Mon instrument en bandoulière, au fil de mes journées et nuitées de solitude passées à surveiller les troupeaux, j’avais peu à peu acquis une bonne maîtrise de l’instrument. Mon répertoire s’étoffait avec des morceaux qui exigeaient pour certains un certain degré de dextérité. Je me suis rapidement identifié au mode de vie nomade des gitans, ce qui correspondait à cette errance que je vivais chaque jour. Je m’habillais de la même façon qu’eux, et je venais les rencontrer lorsque je croisais un campement de leurs caravanes. Je n’hésitais pas à parcourir des kilomètres pour écouter les concerts des héritiers musicaux de Django, dont le talentueux Stochelo Rosenberg. Cette semaine-là, ce dernier donnait une série de concerts exceptionnels à Marseille et j’assistai à deux représentations de ce virtuose. J’attendis l’artiste à la fin de son récital et espérait qu’une seule chose : qu’il accepte de jouer avec moi. Celui-ci m’invita à sa table dans un restaurant du vieux port. Le repas se déroulait en intimité, car à cette heure tardive, la plupart des clients avaient déjà quitté le lieu, et la soirée se termina par « un bœuf » improvisé, enfiévré, époustouflant. J’avais fini par sympathiser, et Stochelo apprécia mon jeu. Il me demanda d’intégrer la troupe pour quelques concerts, et j’acceptai du tac au tac, sans trop réfléchir.

— Une sacrée opportunité !

— Au cours de la tournée d’été, je percevais chaque soir un bon cachet. Je reçus quelques jours plus tard une offre d’achat pour une roulotte appartenant à un de ses amis. Son intérieur et ses décorations, bohèmes kitsch, surchargés qui remontaient au début de siècle dernier m’avaient envoûté. Et puis, je me suis identifié à leur passé, leur histoire. Un peuple pourchassé, ostracisé, rejeté par des populations hostiles. La plupart des musiciens avaient perdu un des membres de leurs familles dans les chambres à gaz, exterminés par les nazies.

— C’est vrai qu’on oublie trop souvent les persécutions dont ils furent victimes, déplore Hélène.

— L’été, ma vie évoluait au rythme des concerts et du convoi de roulottes. J’étais devenu un troubadour, un saltimbanque romanichel qui jouait de ville en ville.

De sa vie d’errance et de bohème, René en a gardé de merveilleux souvenirs, mais de faibles économies. À présent, il loge dans sa roulotte stationnée à côté de la maison maternelle. Il arrondit ses fins de mois en jouant dans les bars, les campings et les restaurants du bord de plage. Hors saison, il joue à l’occasion de mariages, de fêtes de village et à Marseille, dans un restaurant brésilien, car René le guitariste, est aussi un grand amateur de bossa-nova, aficionado des rythmes syncopés et chaloupés de la samba, de la rumba, du tango et de la biguine, fan de Carlos Jobim, João Gilberto et Stan Getz. Lors de l’un de ses séjours à Rio de Janeiro, il était allé dans les quartiers de Copacabana et d’Ipanema pour écouter les artistes dans les petites rues et les boteco en dégustant de la cachaça. Il en avait profité pour acquérir son instrument favori de la fabrique Di Giorgio, reconnaissable à sa tête sculptée qu’il gardait précieusement dans son étui et qu’il ne sortait que pour les grandes occasions.

Depuis son retour à Roquerouge, il s’occupe remarquablement de sa mère. La malheureuse décline lentement. Elle ne peut plus rester debout, et René a l’habitude de l’accompagner une fois par semaine au village afin d’assister à la messe dominicale.

CHAPITRE XII

Nos identités

Réjusse, mai 2006. De la petite route qui relie le col des vaches jusqu’au carrefour des quatre chemins en contrebas, Hélène peut distinguer le complexe sportif plongé dans la nuit noire d’un ciel lourd et sans étoiles. Seul le gymnase brille de tous ses feux et les voitures se garent une à une à flot régulier et éclairent de leurs phares le parking adjacent. Fidèle à ses principes, Hélène s’y rend à vélo, même si elle sait qu’au retour il faudra user de ses mollets pour grimper la rude pente. Ce soir-là, elle aurait mieux aimé rester avec Alexandre, mais c’est à présent une femme déterminée qui n’a qu’un objectif en tête : faire tomber le système Jousset.

Elle n’est plus qu’à quelques centaines de mètres du lieu de la réunion, et elle aperçoit déjà des parebrises constellés de tracts ainsi que les affiches placardées sur la vitre de la cabine téléphonique, sur les containers des poubelles et même sur le transformateur électrique. Hélène pousse un soupir d’exaspération. Tout ceci est parfaitement illégal, mais qui oserait protester ? Elle sait que pour cela, personne n’inquiétera le maire sortant pour ses dérives dont il est coutumier.

Aucun emplacement dédié aux cycles n’est disponible à proximité. La jeune femme attache son vélo au poteau d’un lampadaire. Déjà les chiens de garde postés à l’entrée du bâtiment, fument cigarette sur cigarette. Malgré l’obscurité, ils ont repéré la jeune femme et les premières invectives ne tardent pas à fuser à son encontre.

— Ah, les vipères sont de sortie ce soir ! s’exclame l’un d’eux. Vous venez voir votre futur maire ? lance un autre de façon ironique.

Ne se laissant pas intimider, Hélène réplique :

— Si je vous gêne, vous n’avez qu’à détourner les yeux et je disparaîtrai immédiatement.

— Baisser les yeux devant toi ? Laisse-moi rigoler.

« Inutile d’insister, je sais malheureusement à qui j’ai affaire », pense-t-elle.

Elle verrouille son cadenas et pénètre dans l’enceinte de la salle. Les drapeaux tricolores inondent l’espace. Un patriotisme trop ostentatoire pour être sincère. Elle jette un regard sur la foule et elle est surprise de reconnaître René qui vient à sa rencontre.

— Je suis venu pour te défendre au cas où, car attends-toi à être la cible de leurs flèches empoisonnées.

— J’apprécie ta présence, lui sourit Hélène.

Il ne manque aucun des habitués du système. Leurs yeux sont déjà tournés vers le fastueux banquet garni de multiples petits fours, pâtisseries et autres amuse-bouche. Disposés çà et là, les seaux remplis d’eau glacée dans lesquels sont plongées les bouteilles de champagne. Deux cerbères en interdisent l’accès. La jeune femme vient à la rencontre de Marc, accompagné d’autres membres de sa liste.

— Vous avez vu ces agapes ! s’exclame Hélène. Certainement payées par nos impôts.

— Une probable manipulation grossière entre le budget municipal et les comptes de campagne, comme à son habitude.

— C’est de cette façon qu’il ferre le poisson en proposant du pain et des jeux, et sa pêche est miraculeuse, alors pourquoi changerait-il de méthode ? déplore Hélène.

De part et d’autre du pupitre de la tribune s’installent les adjoints, les élus et les principaux cadres de la mairie ainsi que l’avocate de la commune qui tire un grand profit des multiples procès qu’intente le dictateur à ses opposants.

La lumière s’éteint, le patriarche accompagné de son fils Jackie apparaissent tels des boxeurs par le couloir latéral qui mène d’habitude aux vestiaires. L’hymne national résonne et la réverbération est si forte que les paroles en sont presque inaudibles. Le public se lève et l’édile remonte la travée principale distribuant accolades et embrassades. La ferveur s’empare d’une foule qui lance des hourras en agitant frénétiquement des drapeaux nationaux. Elle semble en adoration et feint la transe, telle une secte saluant son gourou.

Pierrot grimpe sur l’estrade, mais soudain manque une marche et trébuche. Il est rattrapé de justesse par un agent technique heureusement placé au bon endroit. Le vieux lui lance un regard furibond lui reprochant d’avoir été négligent sur le positionnement du marchepied. Le pauvre employé municipal blêmit, sachant qu’il sera immanquablement sanctionné le lendemain pour ce crime de lèse-majesté. Passé cette petite frayeur, le vieux reprend ses esprits et arbore son traditionnel sourire carnassier, une dentition parfaitement alignée fait d’implants acérés négociés contre l’obtention d’un permis de construire bien placer avec le seul dentiste du coin.

Le grand guide contemple l’assistance en liesse. Le fils reste derrière son père, observant ses moindres faits et gestes, attendant nerveusement ses directives. Pierre, tremblotant, s’approche du micro. D’un geste, il fait taire instantanément les excités les plus bruyants.

— Chers amis, cela fait presque trente ans que j’ai l’honneur d’être votre maire. Mon Dieu ! Comme cela est passé si vite. Toutes ces années de confiance mutuelle et de travail acharné pour transformer et embellir notre si belle commune. Pour les plus anciens, souvenez-vous de l’état dans lequel votre serviteur a récupéré le village. À l’époque de mon pâle prédécesseur, elle végétait dans son jus médiéval, un village en ruine, sans dynamisme, les jeunes sans travail partaient un à un à la ville, un exode rural des temps modernes…

Son parcours, dithyrambique à son propre égard, est celui du sauveur providentiel :

— J’ai réveillé la belle endormie. Depuis mon arrivée, je donne du travail pour tous, j’ai monté une police solide qui a ramené l’ordre et la sécurité, j’ai fait construire des logements, des équipements sportifs, une médiathèque à la pointe de la technologie, et cette salle multisport en est aussi le parfait exemple. Il tourne alors la tête vers le petit groupe d’Hélène. Et pour ces éternels pleurnichards d’opposants et autres détracteurs qui passent leur temps devant leur écran à nous critiquer, je leur signale que chaque année, on nous décerne de multiples labels de qualité attestant qu’il fait bon vivre à Réjusse.

Une véritable ovation debout est lancée par le Juda.

— Mais quel toupet ! tempête Hélène. C’était un charmant petit village millénaire, paisible, à présent défiguré. Il a fait construire des logements luxueux rentables pour son portefeuille que les plus modestes ne peuvent acquérir, et des villas secondaires inoccupées pendant de longs mois.

— … Ne parlons pas des vols à la roulotte. Il y a maintenant plusieurs années, j’ai interdit aux gens du voyage de pointer leur nez ici. Et d’ailleurs, vous le constatez, il n’y a pratiquement plus de cambriolages.

— Les cambriolages ont toujours été rares ici, gitans ou pas, dit René dans sa barbe. Il sait que cette flèche lui est directement adressée.

Tel Fidel Castro, le discours est interminable et soporifique. Pierre s’en prend au Président de la république socialiste et à son représentant, le préfet, qui, selon lui, le harcèle et veut le briser, suivi d’une avec une charge contre un ministre de l’intérieur laxiste qui favorise une immigration du Maghreb qui n’engendre qu’insécurité et chômage. Pourtant, les immigrés d’origine africaine sont très peu nombreux et sont parfaitement intégrés au sein de l’usine de production de Pierre qui ne pourrait plus fonctionner sans eux tant la carence en main d’œuvre locale est profonde.

— Les populistes ne sont plus à une contradiction près, ils inventent des problèmes, les grossissent démesurément, puis désignent un faux coupable et se présentent en sauveur charitable, une ficelle politique intemporelle, réplique Marc tout bas.

Pierre évoque alors le procès en cours qui le concerne directement celui de « la carte essence ». Car si le vieux lâche son poste, ce n’est pas du fait de son état de santé qui n’est qu’un faux prétexte, mais parce qu’il risque une humiliante destitution. C’est une nouvelle diatribe contre une justice partisane qui va certainement lui faire payer son franc-parler et son bord politique. Pourtant le député Gibour a pris ses distances. Il a retiré l’investiture du parti « La France au cœur » au groupe sortant de peur qu’il ne soit entaché par la condamnation à venir du père.

— Je suis un maire débonnaire qui dit tout haut ce que les gens disent tout bas et on veut me faire taire, serine Jousset. Tous ces ingrats qui essaient par une odieuse machination de m’empêcher de poursuivre le développement si vertueux de la commune.

Une autre flèche est adressée à ses opposants qu’il qualifie de mesquins et qui trouvent, selon lui, le moindre argument minable pour nuire à son image.

— D’ailleurs, j’ai intenté plusieurs procès contre eux.

— Des frais de justice payés par les propres deniers de la commune au titre de la protection fonctionnelle, mais nous on doit payer nos avocats de notre propre poche pour nous défendre, reprend Marc en chuchotant.

— Et je suis certain de les remporter, tant les propos tenus à mon égard sont diffamatoires. Il porte alors une nouvelle fois son regard sur le petit groupe d’opposants. Je vois que Mme la représentante et ses partisans dotés d’une intelligence de calamar (des rires forcés, exagérés émanent alors du public) sont venus nous narguer comme à son habitude.

Les plus vils s’en donnent à cœur joie pour conspuer la jeune femme. Hélène garde son calme. L’envie de partir lui vient en tête tant cet homme lui inspire le dégoût, mais Marc la retient par la manche, et l’incite à rester assise, jugeant qu’une telle attitude lui donnerait raison. Ils attendront leur tour pour lui répondre. Puis le grand orateur conclut :

— Chers amis, vous le savez, mon état de santé ne me permet plus de vous servir comme je l’ai toujours fait. Il est temps pour moi de passer le relais.

Des « non ! » fusent de la part des éternels faux culs, particulièrement denses aux premiers rangs.

— Je vous rassure, je vous rassure, répète-t-il d’un ton qui se voudrait rassurant. Vous le savez, j’ai demandé à mon fils, Jacques, de se présenter à vous et de reprendre les rênes. Et lorsqu’il sera élu dès le premier tour, ce dont je suis persuadé, je resterai auprès de lui pour l’aider, autant qu’il le faudra.

— Ah ! reprend une nouvelle fois à l’unisson le chœur des anges, soulagé de savoir que leurs petits acquis mesquins ne seront pas menacés.

Mème condamné, avec Jackie comme maire, Pierrot continuera, par son entremise, à gérer les affaires à son profit. Jackie n’a pas les capacités de lui nuire tant il est faible et sous sa coupe.

Une nouvelle Marseillaise est entonnée à tue-tête par le candidat avant que Jackie ne se dirige vers le pupitre et c’est un nouveau panégyrique, poussif, ennuyeux, insipide, un bis repetita du discours précédent, un texte que manifestement il ne comprend pas. Puis vient le temps des questions avec la salle. Le micro circule de main en main avec des intervenants préalablement choisis. Des questions rédigées à l’avance et Jackie n’a plus qu’à lire les réponses qu’on a formulé pour lui. Marc demande la parole, lève la main, mais le micro semble circuler au large afin d’éviter qu’il puisse le saisir. C’est sans compter sur la persévérance d’Hélène qui malicieusement arrive à s’en emparer. On essaie de le lui reprendre dans une brève empoignade, mais Pierrot sait que la presse locale est présente et calme les protagonistes, car il comprend très vite que cela risque de nuire à son rejeton. Il demande de la laisser s’exprimer. Le calme revient peu à peu et Hélène tend le micro à Marc qui s’adresse à Jackie.

— Bonjour, je suis Marc Augier, je suis installé ici depuis dix années maintenant. Vous vous présentez à cette élection en tant que successeur de votre père et vous connaissez le fonctionnement municipal si particulier de cette commune avec un déficit qui se creuse d’année en année. N’est-ce pas ?

Le père tend maladroitement une petite note de papier, écrite à la va-vite, à son fils qui répond dans un mot à mot artificiel :

— Monsieur, je sais que vous faites partie de cette bande qui jalouse cette gestion vertueuse des finances publiques, et seul le résultat compte, et il est admirable.

— Pourtant, même si nous ne nous connaissons pas, beaucoup vous considère comme intègre et droit. Alors, allez-vous changer cette équipe et le système en place si vous êtes élu ? 

Marc use d’une flatterie mensongère qu’Hélène surprise juge un temps inapproprié, mais elle se ravise rapidement car elle a compris qu’il s’agit manifestement d’un piège, et l’effet recherché est atteint, Jacques en est troublé. Jamais son père ou quiconque ne lui a adressé un tel compliment.

— Je suis un homme propre, moi.

Une réponse qui jaillie du fond du cœur.

— Je suis propre, moi ! Moi ? reprend Marc. Vous insinuez donc que les autres personnes autour de vous ne le sont pas ?

Jackie vient de se rendre compte qu’il a réalisé une grosse bévue. Sa langue a fourché, c’est un aveu cinglant. Les journalistes le rapporteront dans leurs colonnes de l’édition du lendemain. Un lapsus révélateur, une énième gaffe dont il est coutumier et que le père redoutait plus que tout. Des sifflets et des quolibets jaillissent envers Marc.

— Laisse-moi faire, abruti, je vais lui régler son compte.

Pierrot s’empresse de reprendre la parole en poussant son fils d’un brutal coup d’épaule.

— Permettez-moi cher monsieur Augier de m’adresser à votre représentante, puisque c’est bien elle qui se présentera contre mon fils.

Pierre ne le montre pas mais depuis leur altercation, il la craint, respecte son courage malgré les apparences.

— Oui je l’avoue, nos deux familles ont beaucoup apporté à ce village, c’est vrai, et Jackie continuera à le faire, fais-lui confiance. C’est un bon français qui aime sa Provence.

Hélène se sent directement visé par cette affirmation inopportune, elle qui a vécu le racisme tout au long de sa vie. Elle reprend :

— Comment te faire confiance puisque tu as retiré le permis d’exploitation de ma terrasse lorsque tu as su que je me présentais. Tu insinues que je ne pourrais pas être « un bon français », alors explique nous pourquoi avoir changé ton identité ? car Pierre Jousset n’est ni ton prénom ni ton nom de naissance. Tu t’appelles Adrian Poznanski issu d’une famille d’origine polonaise. Cela n’est en rien blâmable, mais pourquoi dis-tu à tout le monde que tes ancêtres sont français depuis au moins six générations ?

Pierrot apparaît alors déstabilisé par cette information que seul Roger a pu lui révéler. Ce fidèle ami l’a donc lui aussi trahi, comme une claque reçue en pleine figure.

— Je suis né en France et ma carte d’identité est Française, Mademoiselle. J’ai francisé mon nom et alors ? Est-ce un crime ? Mon pays, c’est la France, j’ai fait la guerre, et j’étais prêt à mourir pour ma patrie. D’ailleurs, j’ai été gravement blessé au combat pour la défendre. Et puis la Pologne est un pays très catholique et je revendique être aussi un bon catholique. Notre nouveau curé peut en témoigner. J’ai fait refaire la toiture de l’église et fait remplacer la chaudière défaillante. Je communie à chaque fois.

— Tu n’as jamais pu fournir au père Guy, ton certificat de baptême, et donc tu ne peux recevoir le corps du christ.

— Mes parents étaient juifs, mais non pratiquant. Ils ont toujours gardé une neutralité religieuse pendant toute mon éducation et je connais les évangiles mieux que toi.

Le maire de Réjusse a donc du sang juif. Cette révélation glace une grande partie de l’assistance dont l’antisémitisme latent est à peine voilé.

— Je le répète, je défends ma patrie, ma culture et le pape. Mais je défends surtout ma commune et ma Provence, et c’est bien l’objet de notre réunion de ce soir.

— Tu aimes tellement La Provence que tu prends un malin plaisir à vilipender les Parisiens. Pourquoi ce rejet alors que tu es né à Paris ?

— C’est bien parce que j’étais Parisien que je les connais bien. Des gens condescendants et arrogants, nous donnant des leçons à nous les Provençaux.

Pierrot croit faire plaisir à son auditoire local, mais ce qu’il a oublié, c’est qu’en trente années, la population s’est progressivement modifiée. Une grande partie des habitants est à présent constituée de retraités issus de l’Île-de-France, de nouveaux électeurs sur la commune, qui se sont installés dans les nombreuses villas qu’il a lui-même fait construire au bord de mer.

— Tu cumules donc plusieurs identités, mais tu n’en présente qu’une seule, une identité que l’on pourrait appeler de façade. Une appartenance sensée correspondre à ton électorat. Celle d’un homme, Français, Provençal, Blanc, Catholique.

Le public est comme transie par toutes ces révélations et un doute s’installe parmi la foule. Le micro d’Hélène est coupé par le régisseur, mais il est trop tard. Pierrot sait à présent qu’Anna a livré ses secrets dérangeants à Hélène. Il reprend alors la rhétorique des populistes d’extrême-droite, comme une bouée de sauvetage.

— Je ne répondrai pas à ces attaques qui ne sont que mensonges et affabulations. Tu es une parfaite ingrate après tout ce que j’ai fait pour tes grands-parents lorsqu’ils ont été expulsés par les Algériens.

Alors, une voix puissante résonne et interrompt Pierrot. C’est celle de Roger. Ici, sa parole est très respectée. L’audience est stupéfaite, un silence de cathédrale s’installe et chacun redoute ce qu’il a à dire. Jamais Roger n’a osé s’exprimer de façon aussi tonitruante devant une assemblée.

— N’essaie pas de ramener le débat à une affaire qui ne concerne que nous, dit-il.

— Je t’ai recueilli avec Paulette lors de ton expulsion d’Algérie, tu ne te souviens pas ? répond Pierrot d’un ton manifestement blessant.

— Et nous t’avons recueilli à ton retour de Syrie. Tu étais désespéré et tu ne savais pas où aller. Alors, nous sommes quittes.

— Oui c’est vrai, nous nous sommes tous les deux battus pour la France, reprend fiévreusement Pierrot pale et en sueur. Nous sommes des gaullistes, des patriotes, et je le répète les non-français doivent être renvoyés d’où ils viennent.

L’assistance approuve bruyamment.

— Tu as passé plus de cinq années entre la Syrie et l’Algérie, rétorque Roger. Tu m’avais confié que cette période était parmi les meilleures années de ta vie. Tout t’attirait en Orient, les traditions, l’art de vivre et les coutumes. Jamais je n’ai entendu te plaindre au sujet des musulmans et tu aimais bien discuter avec Belkacem, notre ami commun, un musulman, as-tu oublié ? Tu vois, je suis pieds noirs, et avec tout ce qui s’est passé, j’aurais pu devenir raciste, mais avec le temps, je n’en tiens pas rigueur à quiconque. Alors pourquoi, maintenant, toi, tu t’en prends à eux ? Qu’ont-ils fait de si répréhensible ? Qu’en pensent les employés magrébins qui travaillent dans ton usine et qui sont parfaitement intégrés dans notre communuaté ?

Roger se rassoit calmement, il a dit ce qu’il avait a dire et Pierrot est une nouvelle fois déstabilisé par l’intrusion de son ami dans le débat. C’est comme un deuxième coup de canif dans son identité frauduleuse. Il ne sait quoi répondre :

— Mes amis, je vous propose de laisser de côté des enfantillages qui n’intéressent personne ici. Vous avez sans doute faim et soif comme moi alors je vous propose d’ouvrir le buffet.

Pierre donne le top départ au régisseur et La Marseillaise retentit aussitôt une troisième fois. L’assistance se dirige alors sans entrain vers les tables des amuse-bouche, le souffle comme coupé par ces révélations. Le petit groupe d’amis d’Hélène ignore le buffet et se dirige vers la sortie. C’est à peine arrivés au seuil du gymnase, Hélène aperçoit Pierrot qui sort furibond, très remonté, menaçant comme jamais. Il a repris ses esprits et la fureur dégouline de ses tempes. Il s’adresse à Hélène.

— Je sais qui t’a dit tout ça, et elle va me le payer cher.

— Si tu t’en prends à maman, je te jure que tu auras affaire à moi, lui répond alors René. Pierrot regarde à peine son fils qui retrousse ses manches, prêt à en découdre.

— René, non, ne fait pas ça, lance Marc qui s’interpose. Cela pourra se retourner contre nous.

Pierre repart rejoindre ses partisans.

— Je sais combien ce fut difficile pour toi d’entendre tout cela, dit Hélène à René.

— À présent, je sais que j’ai du sang juif qui circule grâce à mon cœur de Tzigane, répond-il presque enthousiaste d’avoir découvert ses origines.

Roger sort alors à son tour, et regarde tendrement sa petite fille, les larmes aux yeux. Hélène sait combien cela fut douloureux pour lui et aucun mot ne pourrait le réconforter tant sa peine est grande. Elle l’enlace silencieusement. Il salue le groupe sans un mot, et repart vers sa voiture. Marc arrive.

— Eh bien, tu as foutu la soirée en l’air, dit-il en ricanant. Tu as vu la sidération du public ? Il y n’y avait plus le même enthousiasme qu’au départ. J’avais l’impression que tout écroulait.

— On aurait voulu le faire autrement, mais comme l’a dit si bien dit Jackie, la fin justifie les moyens. Il fallait percer l’abcès pour mettre à mal cette immoralité.

— On verra ce qu’en dit le journal ? reprend le colistier.

— Ne compte pas là-dessus. Ils ne feront jamais un article contre lui. Je me souviens qu’un jour, un article lui avait déplu, et qu’il avait supprimé tous les encarts publicitaires qu’il achetait régulièrement dans chaque parution. Une manne indispensable, car ce manque avait plongé les comptes dans le rouge, réplique Hélène.

Le lendemain, les faits donneront tord à Hélène et c’est une large brèche qui apparaît dans la muraille de la forteresse. L’article de presse relatant le déroulé de la réunion est élogieux pour Hélène. Jackie est décrit comme effacé à l’inverse d’Hélène dont les qualificatifs abondent, une battante, courageuse et enthousiaste. Enfin, une candidate de caractère qui peut tenir tête au patriarche.

CHAPITRE XIII

Dans le vide

Depuis le village de Roquerouge, on peut apercevoir les gyrophares du cortège des véhicules de police et de secours qui remontent à vive allure la route départementale. C’est le curé qui a donné l’alerte. Ne voyant pas arriver une de ses plus fidèles paroissiennes, qui pourtant arrive bien avant le début de l’office, il l’avait appelé au téléphone, sans réponse. Il avait alors emprunté l’itinéraire qui mène à son domicile. À mi-chemin, une barrière de sécurité qui signalait une chaussée en cours de réfection était renversée. Son attention fut attirée par un foulard suspendu dans un buisson que le curé semblait reconnaître. Il était descendu de son véhicule et avait réussi à récupérer le tissu. C’était bien celui de la vieille dame qui dissimule habituellement son visage. Il avait constaté que des branches du buisson étaient cassées, laissant apparaître une petite trouée. Le curé se pencha et regarda au travers. Ce qu’il a vu en contrebas fut une vision d’horreur. : un corps sans vie au fond du ravin de la rivière du Blavet.

Une unité spécialisée dans les opérations de sauvetage en montagne est alors dépêchée. En ce dimanche matin, déjà quelques curieux se sont amassés près du site de l’accident. Ils sont tenus à l’écart par le dispositif de sécurité déployé par les gendarmes. Le secouriste descend prudemment la longue paroi verticale. Arrivé en bas, il ne fait que confirmer ce que tout le monde redoute. « Delta Charles Delta » lance-t-il dans la radio, autrement dit, il n’y a plus d’espoir de sauver la vieille dame. Le corps est sanglé sur la civière qui est remontée par le treuil. Puis c’est au tour du fauteuil roulant qui est récupéré pour expertise. Les premières constatations du médecin légiste indiquent que la mort est survenue entre 7 et 9 heures, ce dimanche. La victime est rapidement identifiée par le curé et la maison d’Anna est perquisitionnée. La porte d’entrée est ouverte. Des traces d’effraction sont relevées. Le fil du téléphone a été volontairement sectionné. Une lettre est retrouvée sur la table du salon. Elle détaille comment Jousset est parvenu à rentrer chez elle la veille pour la menacer.

Sur les réseaux sociaux, la nouvelle s’est répandue comme une traînée de poudre et Hélène se rend immédiatement chez à Roquerouge avec ses grands-Parents. Déjà un cordon de policiers municipaux empêche l’accès à la maison. Hélène se présente à l’officier Bermond chargé d’instruire le dossier. Celui-ci cherche René, mais il reste est introuvable. Hélène tombe systématiquement sur son répondeur. Paulette pense qu’il peut-être au village. Tous se rendent sur le parvis de l’église. René est bien là à attendre, inquiet de ne pas voir sa mère. C’est là, qu’il apprend la terrible nouvelle. René est immédiatement arrêté et auditionné, il a une bonne réputation auprès des gendarmes, mais il est une nouvelle fois totalement désorienté dans ses propos. Bermond veut s’assurer de son emploi du temps, mais le pauvre bredouille de façon incompréhensible. Puis finalement, lâche quelques mots :

— Le monstre a tué maman.

L’officier se doute qu’il évoque son père, car en compagnie d’Hélène, ils avaient déposé une plainte contre lui suite à la réunion électorale.

L’agitation du berger s’amplifie. Il débite des paroles dont on ne comprend pas un traître mot. Voyant qu’il n’obtiendra pas de réponse cohérente, le gendarme demande un avis médical. Paulette explique à l’officier que René devient ainsi lorsqu’il est sous un stress intense et qu’il va se calmer. Malgré l’opposition de Paulette, le médecin juge son état incompatible avec une garde à vue et ordonne immédiatement son hospitalisation d’office en psychiatrie.

L’officier connait le climat délétère pré-électoral qui règne sur Réjusse. De part et d’autres, il a reçu de nombreuses plaintes de la part des candidats, l’un envers l’autre, dont celle portant sur l’agression dont Hélène a été victime sur le marché. Il la fait rentrer dans son bureau en compagnie de Paulette et Roger.

 — Quelle est la nature des liens que vous entreteniez avec la victime ? demande l’officier au vieux couple.

— C’est une très vieille amie de plus de cinquante ans.

Bermond s’adresse alors à Hélène :

— Vous m’aviez fait part des menaces qu’avait proférées M. Jousset envers son ex-épouse. À votre connaissance, avait-elle d’autres ennemis qui auraient pu attenter à sa vie ?

Tous se regardent un instant et répondent par la négative.

— Pensez-vous que Mme Moser était capable de sortir de chez elle toute seule ?

— Nous lui avions confectionné une rampe afin qu’elle puisse sortir dans son jardin avec son fauteuil, dit Roger. De là, elle pouvait techniquement accéder à la route puisqu’il n’y a aucun escalier qui la sépare de la maison, mais à ma connaissance, Anna ne s’y aventurait jamais toute seule.

— Elle était handicapée et malvoyante du fait de son diabète, reprend Paulette. René habitait juste à côté, et était toujours là pour lui venir en aide lorsqu’elle voulait descendre au village.

— Quand avez-vous vu la victime la dernière fois ? demande Bermond.

— Avec mon mari, nous passons tous les lundis la voir. Donc lundi dernier, répond Paulette

L’officier tend alors la lettre retrouvée sur la table du salon.

— Est-ce bien l’écriture d’Anna Moser ?

— Elle se croyait en sécurité avec son fils. Je voulais rester avec elle, mais elle m’avait assuré qu’elle était bien protégée. Oh, je n’aurais pas dû l’écouter, et René était-il là ? et pourquoi ne nous a-t-elle pas appelé ? culpabilise Roger.

— L’assassin s’est semble-t-il introduit par effraction et a coupé le fil du téléphone.

— Alors maintenant, au vu de cette lettre, c’est très clair il me semble, dit Hélène.

— Pas si vite, retroque Bermond. Même si les soupçons se portent en priorité sur Pierre Jousset, il ne faut éliminer aucune autre hypothèse.

— Intéressons-nous maintenant à René Jousset justement, reprend l’officier.

— René n’est pas un meurtrier, lance abruptement Paulette, comme un cri sorti du cœur.

— Madame, je vous prie de garder vos considérations pour vous. L’enquête, c’est moi qui la mène.

— Je comprends, dit la grand-mère un peu penaude.

Hélène est inquiète pour René, mais elle ne peut réprimer une mauvaise pensée. Et si l’officier avait raison, et si c’était lui qui avait poussé sa mère dans le vide ? Anna ne lui avait-elle pas confié qu’elle n’avait pas une confiance totale en son fils et qu’elle le soupçonnait de ne pas lui donner l’entièreté de ce qu’il percevait pour la vente des statues ?

— Vous a-t-il appelé récemment ? demande l’officier.

— Non, répond le couple et Hélène.

*

C’est au tour de Pierre Jousset d’être arrêté et auditionné. Sa maison est également perquisitionnée. Son emploi du temps doit être vérifié. Le maire ne comprend pas les accusations qui pèsent contre lui, et clame son innocence.

— Nous avons divorcé il y a plus de vingt années, et depuis je n’ai plus jamais eu de contact avec elle directement. Pourquoi est-ce que je m’en serais pris à elle, maintenant, après de si longues années ?

— Nous avons une déposition avec plusieurs témoins qui atteste que vous aviez proféré des menaces envers elle, rétorque Bermond.

— J’étais vexé que des événements privés soient ainsi exposés en public par cette petite garce d’Hélène. Des confidences que seule mon ex-épouse connaissait.

— S’il vous plaît, monsieur le maire, l’interrompt l’officier, veuillez contrôler votre langage.

— Oui, pardonnez-moi, mais j’ai été si profondément blessé, par des révélations mensongères qui plus est, se lamente-t-il.

— Où étiez-vous ce dimanche matin ? questionne l’officier.

— J’étais à la mairie dès sept heures pour une réunion avec mes adjoints, puis je suis allé à la messe avec eux, tous peuvent en attester.

— Monsieur Jousset, nous reviendrons sur tout cela un peu plus tard. Vous êtes placé en garde à vue.

L’alibi présenté est vérifié auprès des témoins. Aucune trace de son ADN ou de ses empreintes digitales n’est retrouvée au domicile de la victime. Malgré la lettre l’accusant explicitement, mais compte tenu de son âge, il est laissé en liberté et placé sur écoute.

*

René a retrouvé son calme et il est de nouveau auditionné. Il explique à Bermond qu’il s’était absenté pour quelques jours. Il était parti le mercredi pour aider son ami Antonin à réparer le toit de la bergerie effondré par les chutes de neige de l’hiver dernier. Sa mère lui avait assuré que Paulette viendrait l’aider durant cette période. Bermond appelle Paulette qui lui affirme qu’Anna ne lui avait jamais demandé d’être présente.

— Elle n’a pas pu rester toute seule pendant quatre jours et pourquoi a-t-elle menti ? se demande Paulette.

René accuse une nouvelle fois ouvertement son père d’être à l’origine du meurtre de sa maman.

Le témoignage d’Antonin et le bornage de son téléphone portable attestent qu’en ce dimanche matin, il était bien présent à la bergerie pendant ces quatre jours.

A son retour, Roger, Paulette, Hélène, Alexandre, Myriem, Jean, Véronique sont venus le soutenir. Ils l’aident à ranger soigneusement les statues de bois dans les cartons. Tous souhaitent respecter le vœu le plus cher de la défunte, celui de reposer dans le même caveau que sa sœur disparue trop tôt, de sa mère, de son grand-père Walter et avec ses œuvres préférées. Hélène et Alexandre organisent les formalités pour le rapatriement du corps en Italie. Paulette prévient Emilio qui prépare la cérémonie d’inhumation dans la vallée, et reviendra sur Réjusse pour la levée du corps. Lorsqu’il prend connaissance du contenu de la lettre laissée par sa sœur, il est fou de rage contre Pierrot qu’il croit capable de tout.

Alors que le salon est pratiquement vidé de tous ses trésors empaquetés, remisés dans le coffre de la voiture d’Emilio, la sonnerie du téléphone retentit. René répond :

— C’est papa, je t’en supplie ne raccroche pas, j’ai quelque chose d’important à te dire. René active alors le haut-parleur afin que chacun dans la pièce puisse entendre et reprend :

— Espèce de salaud, tu as tué maman et tu oses m’appeler chez elle en plus. Où es-tu ?

Tous ont arrêté subitement leurs occupations. Ils n’en croient pas leurs oreilles, abasourdis par ce coup de fil impromptu et totalement inconvenant.

— Je te le répète une dernière fois, pourquoi aurais-je fait cela ? répond Pierre.

— Maman nous avait prévenus qu’elle avait peur de toi depuis tes menaces. D’ailleurs, tu lui as rendu visite pendant que je n’étais pas là, elle a même laissé une lettre qui en témoigne.

— Je ne sais pas pourquoi elle a écrit cette lettre, car je t’assure que je ne suis pas allé chez elle. C’est vrai que je me suis un peu emporté l’autre soir, un coup de sang, mais tu me connais, ce ne sont que des paroles. Mon fils, malgré tout ce qu’il s’est passé entre nous, je suis dévasté comme toi. Je te le répète, je suis innocent de tout cela.

René s’effondre et Roger se saisit du téléphone :

— Tu nous as menti de bout en bout, Pierrot. On a fermé les yeux pendant de trop longues années. Que tu tues Loulou, passe encore, mais le jeune soldat, ce pauvre Pierre Jousset, il n’y était pour rien dans cette affaire ?

Un long silence s’installe.

— Cela remonte à plusieurs années et puis tu sais dans quelle situation difficile je me trouvais, insiste Pierrot. Nous étions dans le feu de l’action. J’ai paniqué, cet acte me hante encore maintenant. Je t’assure, il n’y a pas une nuit où ce cauchemar ne me revient.

René reprend le téléphone et s’adresse à son père :

— L’heure de la vengeance a sonné. Une femme est sur tes traces.

— Comment ça ? Sur mes traces ? Mais Qui est-ce ? s’exclame Pierrot surpris et presque paniqué par cette révélation d’un douloureux passé qui subitement pourrait resurgir.

— Tu ne te rappelles pas. Une Parisienne qui voulait des tranches de jambon si particulières et que tu as humiliée publiquement, il y a bien des années ? Cela ne te dit rien ?

René raccroche alors subitement. Paulette s’approche et le prend contre elle. Il fond en larmes.

— Tu parles de Suzanne ? lâche Roger. C’est à cause de cette humiliation ? Tout ça pour des tranches de jambon ? Je ne comprends pas, je ne pensais pas que cela irait aussi loin.

— Il y a bien longtemps que nous ne l’avons pas revue, ajoute Paulette.

— Je sais qu’en mon absence, maman lui avait demandé de venir, dit René. Elle ne m’avait rien dit, mais je les ai surprises toutes les deux parce que j’ai dû revenir prendre des outils. C’est la première fois que je la rencontrais, mais je la connaissais car maman m’en avait déjà parlé.

— Et tu penses qu’elle pourrait être mêlée à cet assassinat ? reprend Paulette.

— Je n’en sais rien, mais maman m’avait dit qu’elle la craignait.

— Alors, il faut que tu la décrives aux gendarmes, s’exclame Hélène, cette dame sait sûrement beaucoup de choses.

— On ne connait d’elle que son prénom, lâche Roger.

— Je ne me rappelle plus trop son visage, et puis elle a dû vieillir, ajoute Paulette, mais toi tu l’as vu récemment, alors donne son signalement, peut-être ils pourront la retrouver ?

— D’accord, je le ferais dès demain, reprend René. Faisons-en sort que maman repose en paix, là où elle a toujours voulu être, et auprès de celles et ceux qu’elle aimait plus que tout. Ah au fait j’oubliais, Jackie sera présent aux funérailles.

L’assistance est quelque peu surprise par cette révélation de dernière minute.

— Il est très mal lui aussi.

Malgré la division de leurs parents, les deux frères sont toujours restés en bons termes et se retrouvent parfois pour une partie de pêche, en catimini, sans que leur père le sache. René s’adresse à Hélène :

— En ce qui concerne la mairie, je t’annonce que Jackie ne va pas se présenter, il n’est plus en état, et va annoncer à notre père, qu’il abandonne sa candidature.

*

Le corps d’Anna est placé dans un véhicule funéraire. La route sera longue et vu leur grand âge, Hélène préfère prendre le train de nuit avec ses grands-parents. Emilio et René les récupéreront le matin en gare de Bolzano après avoir fait le trajet en voiture.

Quelques jours plus tard, le résultat de l’enquête technique est rendu public. Le rapport signale une défaillance électrique du fauteuil. Le système de sécurité ayant été volontairement endommagé afin que les freins d’urgence ne puissent plus fonctionner. L’autopsie confirme un décès par un traumatisme crânien et une rupture de la rate, mais l’analyse biologique a aussi détecté un taux sanguin de morphine bien au-delà de la norme, sirop que prenait la victime pour ses douleurs intenses liées à l’amputation.

Pour l’officier Bermond, l’implication de Jousset n’est pas aussi évidente. Tout cela n’est qu’une mise en scène. Cette lettre n’est qu’une grossière manipulation, pense-t-il. Ses soupçons se portent sur cette personne aperçue brièvement par René lorsqu’il était revenu le jeudi à l’improviste, chercher un outil et qui était en compagnie d’Anna. Celle-ci a pu surdoser le traitement sans que la victime ne s’en rende compte pour amoindrir sa vigilance et grâce à cela déguiser ce crime en accident. L’analyse des différents prélèvements ADN effectué au domicile d’Anna révèle de l’ADN inconnue des fichiers de police judiciaire et des proches. Reste à déterminer le motif du crime ?

Malgré l’appel à témoins lancé par la gendarmerie et notamment la diffusion du portrait-robot lancée par les journaux, personne n’a vu quoi que ce soit du plongeon mortel ou n’apporte d’élément permettant d’identifier la suspecte. L’enquête est au point mort

*

À leur retour d’Italie, le petit groupe apprend que le corps de Pierre Jousset a été retrouvé échoué sur une plage de calanque longue, une balle de son pistolet en pleine tête.

CHAPITRE XIV

Une paire de dames

8 juin 2006. Au sein du bureau principal de la gendarmerie de Réjusse, l’officier Bermond attend. En compagnie du brigadier Astier, ils s’apprêtent à auditionner Suzanne.

— Mon capitaine, sur quoi reposent les soupçons que vous portez envers elle ? demande Astier.

L’officier se saisit alors d’un sac plastique sous scellé.

— Voici une pièce à conviction essentielle. Une lettre rédigée par Anna Moser et qui était destinée à cette dame. 

— Pourtant la perquisition du domicile de la défunte n’avait rien retrouvé ? s’interroge Astier.

— La victime s’est faite inhumer avec quelques-unes de ses œuvres. Une des statues a échappé des mains du fossoyeur qui voulait la disposer près du cercueil. En tombant, une trappe située dans le socle s’est ouverte, ce qui a libéré une enveloppe soigneusement repliée en huit petites pliures. Elle nous a été remise par Mme Hélène Fabre à son retour d’Italie.

— La candidate rivale de Jackie Jousset ?

— Exactement. Voici la copie du texte :   

« Chère Amie. Je suis arrivé à un point de non-retour. Plus rien ne calme ma douleur. Ma cicatrice me brule jour et nuit et lorsque vous lirez cette lettre, j’aurais probablement quitté ce monde. Je vous remercie pour toutes ces correspondances et votre sollicitude à mon égard. Je comprends ce sentiment de colère envers le meurtrier de vos parents, j’ai éprouvé ce même sentiment envers la même personne, celui qui m’a fait devenir cette femme handicapée. Comme vous, j’ai eu envie de meurtre, mais force est de constater que nous avons échoué à lui faire payer ses crimes. Alors, pour vous remercier, je vous offre cette modeste sculpture que j’ai faite spécialement pour vous. Une évocation religieuse de la rédemption. Je vous embrasse tendrement. Anna »

— Croyez-vous qu’elle soit passée à l’acte, et qu’elle soit également impliquée dans la mort de Mme Moser ?

— Hélène Cerdan nous a confié que René liu avait dit avoir fortuitement croisé cette dame au domicile de la victime quelques jours avant le drame. À ce stade, il ne faut rien éliminer, lui répond l’officier. Nous avons, en main, une paire de dames.

— Je dois vous avouer mon capitaine, que j’ai joué au poker dans ma jeunesse et que remporter la mise avec une paire de dames est assez rare.

— À moins de tenter un coup de bluff, répond malicieusement Bermond.

*

Il est 21h 30, la porte de la gendarmerie s’ouvre. Une dame élégante, mais visiblement épuisée, se présente à pas lents au brigadier de permanence. Astier recueille sa carte d’identité et lui demande d’ôter ses longs gants noirs afin de prendre ses empreintes digitales. Les doigts tachés d’encre, il lui tend un chiffon, elle s’en empare de façon brusque, s’essuie nerveusement, redonne le bout de tissu de façon toute aussi impolie et remet ses gants aussitôt. Astier lui demande alors de s’asseoir et d’ouvrir la bouche afin de recueillir son ADN salivaire. Un fois le prélèvement effectué, il accompagne la femme dans le bureau du capitaine. Ce dernier la prie de s’asseoir en face de lui.

Les rideaux sont tirés et dans la pénombre d’une lampe blafarde posée sur l’imposant bureau en bois massif, Bermond ajuste son fauteuil, jette un œil sur son écran, saisit son code confidentiel, et fait glisser sa souris pour ouvrir le dossier d’audition.

— Vous êtes bien madame Suzanne Martine Estienne, nom de jeune fille Combes. Vous êtes née le 24 mai 1938 à Paris. Votre résidence principale se situe à Nancy, Meurthe-et-Moselle, 34, rue Lepois. Est-ce exact ? demande le gendarme.

— Oui, c’est exact, répond laconiquement la vieille dame paniquée qui reprend aussitôt, je ne vous cache pas que j’ai été très inquiète de voir débarquer un gendarme pour m’apporter cette convocation qu’il m’a présenté comme étant urgente. Je viens de faire dix heures de voiture, et je n’ai même pas déposé mes valises à l’hôtel. Je vis seule depuis la mort de mon mari et j’ai quatre chats, il fallait que je trouve une solution urgente pour les faire garder. Heureusement, ma fille a pu les récupérer. L’officier la laisse débiter ses phrases sans l’interrompre, il ne la sent pas tranquille. Je dois repartir demain sans faute, car elle ne pourra pas les garder plus longtemps, dit-elle inquiète. Bon, pourquoi vouloir me voir si vite ?

— J’allais y venir si vous me laissez le temps de vous l’exposer. Une petite précision, j’ai vu que vous possédez une deuxième adresse, une résidence secondaire pas bien loin d’ici ?

— C’est exact. Avec mon mari, nous avons acquis un modeste appartement à Saint-Raphaël, mais depuis sa disparition, j’y viens rarement. D’ailleurs, je songe à la mettre à la vente.

— Madame, vous êtes entendue dans le cadre de l’enquête concernant le décès de Mme Anna Maria Moser sur la commune de Roquerouge, reprend sèchement l’officier. Nous avons retrouvé une lettre manuscrite qui n’est pas datée mais qui vous était destinée. Votre adresse figure sur l’enveloppe.

— Ah bon ! Qui vous dit que c’est bien elle qui l’a écrite ?

— Deux experts l’ont authentifié, et ils sont formels. Il s’agit bien de son écriture.

— Je pourrais prendre connaissance de son contenu ?

— Elle est là, dit le capitaine en désignant la pochette plastique posé sur le bureau. Nous auditionnons toutes les personnes que la victime a côtoyées, reprend Bermond. Elles ne sont pas nombreuses. Cette dame vivait recluse avec un cercle assez restreint de proches.

— Et que dit cette lettre ? répète avec insistance et inquiétude la dame.

— Ce qu’il en ressort, en substance, c’est qu’elle semblait bien vous connaitre et vous apprécier, mais elle comporte aussi un élément qui a retenu toute mon attention. Mais tout d’abord, depuis combien de temps, connaissez-vous Mme Moser ?

Pendant le trajet, Suzanne avait un temps penser nier d’avoir connu Anna, mais le témoignage de René et cette lettre l’a condamnée à reconnaitre leur relation. Reste maintenant à prouver son innocence.

— Cela fait au moins dix ans que nous entretenons une relation régulière, lâche Suzanne.

— Et dans quelles circonstances l’avez-vous rencontrée ?

— J’ai vu Mme Moser pour la première fois il y a au moins trente ans à l’issue d’une altercation que j’ai eu avec son ex-mari dans leur boutique, elle n’était pas intervenue, mais elle en a été témoin.

— Parmi toutes les auditions que nous avons pu faire dans le cadre de cette enquête, seules trois personnes proches de la victime vous ont rencontré, ponctuellement et brièvement, comme si désiriez-vous cacher. D’ailleurs, ils ne connaissent que votre prénom. Pourquoi ?

— Lorsque je rencontrai de nouveau Anna Moser à ma demande, bien des années après cette algarade, nous étions en empathie. Elle connaissait mon histoire, mais désormais, elle m’avait demandé de correspondre avec elle régulièrement, par lettres uniquement, et les détruire immédiatement dès la lecture terminée. Il ne fallait plus chercher à la voir, d’être très discrète. Elle craignait pour ma personne si Pierre Jousset avait découvert qui j’étais.

— Entre l’altercation que vous avez eue avec lui et la reprise de contact, il s’est donc passé quelques années. Pourquoi donc avoir repris contact avec Mme Anna Moser après un si long intervalle ? s’interroge Bermond.

— Je voulais la soutenir Lorsque j’ai su par la presse que cette dame pouvait avoir été victime de violences conjugales de la part de Pierre Jousset.

— Pierre Jousset vous le connaissait donc ?

— Je ne le connais qu’au travers les témoignages de celles et ceux qui l’ont côtoyé. Elle pousse un soupir et se prend la tête dans les mains.

— Voulez-vous une boisson, une collation ? dit l’officier.

— Oui, je veux bien, car depuis que j’ai reçu la convocation, je n’ai rien avalé depuis hier. Pour que vous compreniez bien, il faut remonter bien des années en arrière.

Le brigadier lui tend une tasse de café et une madeleine et après quelques gorgées, Suzanne commence son récit :

— Mes parents ont été tué par Pierre Jousset alors que j’avais à peine deux ans. Les deux gendarmes sont alors pris de stupeur.

— Et, savez-vous ce qu’il s’est passé concernant vos parents ? demande Bermond d’un ton plus accommodant

— Dès ma naissance, non désirée, mes parents, qui n’étaient pas mariés, m’avaient confié à la sœur de mon père, en Normandie. Tous deux résidaient à Paris, ils étaient désargentés, mais ils avaient élaboré un stratagème machiavélique pour s’en sortir. Ma mère était une belle femme d’après ce qu’on m’a dit, elle aimait se divertir et dansait dans les cabarets. C’est d’ailleurs dans une guinguette qu’elle avait repéré son futur riche mari, Pierre Jousset qui d’ailleurs ne s’appelait pas ainsi à l’époque.

— Pierre Jousset est un nom d’emprunt ?

— Tout à fait. Au cours de la guerre, il a permuté ses papiers avec un autre soldat mort.

— Pourquoi a-t-il fait cela ?

— Une manœuvre afin de faire croire à sa disparition aux yeux de la bande dont mon père était le chef, qui l’extorquait et le menaçait de mort.

Suzanne avale une madeleine puis continue son récit.

— Pierre Jousset appris que sa femme l’avait trompé. Il avait contacté un tueur à gages, un dénommé Raymond qui appartenait à la bande d’escrocs, mais qui avait pris ses distances avec leur chef, Loulou. Pierre lui promit de lui vendre son troquet à très bas prix s’il arrivait à tuer le couple diabolique. Il lui confia ses clés afin qu’il puisse rentrer à toute heure dans l’établissement. Le soir du crime, Loulou s’était malheureusement absenté. Jeannette était toute seule dans sa chambre. Il fallait que le meurtre soit maquillé de façon à ce que cela passe pour une altercation entre époux qui aurait mal finie. Jousset était retourné sur le front et avait donc un alibi solide. Loulou avait un casier judiciaire déjà bien rempli avec quelques séjours en prison, il était le principal suspect. Il se demandait bien qui avait pu tuer la pauvre Jeannette dont il était éperdument amoureux. Mon père avait fermé à clé la grille du bar en partant. Pour lui, l’absence d’effraction attestait bien que le meurtrier possédait les clés, et qui d’autre que Pierrot les détenait. Après la défaite de 1940, Jousset démobilisé avait peur que Loulou ne le retrouve. Il s’était porté volontaire pour s’engager dans l’armée du Levant. Loulou voulait le buter où qu’il aille parce qu’il présumait que Pierre était à l’origine de l’assassinat de sa tendre Jeannette. Loulou le savait au Liban, mais finalement, Pierre Jousset réussit à le tuer avant qu’il ne le soit lui-même.

— S’il avait changé d’identité, et que vos parents ne pouvaient plus témoigner, comment êtes-vous arrivé à savoir toute cette histoire et comment avez-vous pu retrouver l’homme ? demande à présent, intrigué et fasciné, l’officier.

— Ma mère adoptive m’a caché mes origines pendant de très nombreuses années, jusqu’à mes quarante ans. Elle ne savait pratiquement rien de toute cette histoire. J’ai dû mener une enquête de longue haleine, et par un pur hasard, j’ai retrouvé ce funeste Raymond à Paris qui m’a tout raconté, en me donnant notamment la nouvelle identité du tueur. En épluchant l’annuaire, il m’a été ainsi facile de le localiser.

— Vous aviez donc retrouvé Pierre Jousset, mais l’avez-vous personnellement abordé ?

— Je vous le répète, le seul face à face que j’ai eu avec lui, c’était dans sa boutique. Une rencontre aussi brève que tumultueuse. Evidemment, je ne me suis pas présenté. Il ne fallait pas qu’il soupçonne que j’étais sur ses traces, car le témoignage de Raymond décrivait un homme paranoïaque, capable de tout. On m’avait dit qu’il était constamment armé. Je n’ai jamais rien dit à mon époux, de peur de l’effrayer et j’ai mis mon contentieux en sourdine, pour tout dire, je voulais abandonner, oublier cette affaire et vivre ma vie de famille. J’occupais un poste de chef de service à l’hôpital de Nancy, ce qui me laissait peu de temps, mais, c’était plus fort que moi, j’étais abonné au journal La Provence etje gardais toujours un œil sur la rubrique de Réjusse. C’est ainsi que j’ai su qu’il était devenu maire et qu’il avait divorcé dans le cadre d’un procès retentissant.

— C’est à cette occasion que vous avez repris contact avec Mme Moser ?

— Anna Moser m’avait détaillé comment il l’avait battue, et je ne pouvais plus rester insensible face à un monstre qui manifestement récidivait encore une fois. Désormais, il me fallait choisir le bon moment pour s’expliquer avec lui, le confronter à toutes les horreurs qu’il avait commises.

— Pour le supprimer ?

— Non, monsieur l’officier. Oui, c’est vrai, nous avions toutes les deux la haine contre lui, mais regardez-moi, qu’auraient fait deux femmes de notre gabarit face à un colosse armé ?

— Revenons à votre histoire. Comment avez-vous su que Jousset avait été à l’origine du meurtre de votre père ?

— Lorsque j’ai consulté les archives militaires, je sus que les deux hommes appartenaient à la même unité, et Mme Moser m’avait confirmé cela.

— Mais comment Mme Moser a-t-elle pu savoir ce qu’il s’était passé à des milliers de kilomètres ?

— Anna Moser me révéla qu’un jour où son ex-mari était fortement alcoolisé, il lui avait avoué comment pendant la guerre, il avait tué de sang-froid un homme qui l’avait menacé de mort, et cela ne pouvait être que mon père, ainsi qu’un témoin innocent.

L’officier continue de taper fiévreusement sur son clavier, la déposition. Il ne sait pas où tout cela va l’amener, mais cet imbroglio dégage un suspense dont il attend, tel un lecteur d’un thriller captivant, impatiemment le dénouement. Il se fait tard, l’officier Bermond imprime les multiples pages de son rapport, les relit à haute voix et demande à Suzanne de le signer. Celle-ci est surprise que l’entretien s’interrompe ainsi.

— Je vous propose de continuer notre entretien demain. En attendant, je vous place en garde à vue pendant vingt-quatre heures supplémentaires.

— En garde à vue ? s’étonne Suzanne. Mais, je vous ai dit que mes chats m’attendent, mais que me reprochez-vous au juste ?

L’officier ne répond pas.

Le brigadier accompagne la dame dans une cellule dédiée, lui apporte un repas chaud et une couverture pour la nuit.

*

L’audition reprend à sept heures trente. Suzanne n’a pas dormi et les deux gendarmes, ont hâte de connaitre le dénouement de toute cette histoire, cachant difficilement une excitation inconvenante.

— Monsieur le capitaine, est-ce normal qu’une femme de mon âge ne puisse pas bénéficier d’un lit et d’une douche ? C’est parfaitement indigne. Je suis traitée comme un trafiquant de drogue. Allez, posez-moi vos questions et qu’on en finisse.

À bout de nerfs, l’officier pressent qu’elle peut vite passer à table.

— Quand avez-vous vu Mme Moser pour la dernière fois ?

— Elle m’a appelée, ce qu’elle ne faisait jamais. Jousset avait proféré des menaces contre elle en public.

— Oui, je sais, c’est moi qui ai recueilli les dépositions de Mme Hélène Fabre à ce sujet.

— Elle se sentait menacée comme jamais. Elle voulait me voir, chose qu’elle ne m’avait jamais demandé jusqu’à présent. J’avais donc passé quelques jours avec elle car son fils René, que je ne connaissais pas, devait s’absenter.

— Pourtant, il vous a rencontré le jeudi.

— Oui, il était revenu de façon impromptue pour récupérer une scie et sa mère me l’avait présenté. J’ai laissé Anna le samedi car René devait revenir et prendre le relai, j’ai pris le train de nuit afin de retourner chez moi, à Nancy. D’ailleurs j’ai encore mon billet.

L’officier sait que l’on peut composter un billet, sans pour autant prendre le train en question. Cela n’est en aucun cas un alibi fiable.

— Pourtant René ne devait revenir que le dimanche en fin de matinée, du moins c’est ce qu’il avait convenu avec sa mère. Vous avez donc laissé une dame handicapée toute seule sans attendre son fils, déplore le gendarme.

— Je vous le répète, Anna m’avait certifié que René allait revenir le samedi soir. Je réalise à présent ma faute de ne pas l’avoir attendu.

— Revenons à présent à la lettre que Mme Moser devait vous envoyer. Elle vous supplie de ne pas tuer M. Pierre Jousset.

— Vous m’accusez encore une fois d’être une criminelle ?

— Il y a dans cette lettre des éléments qui vont dans ce sens, dit l’officier. Madame, maintenant, vous allez me dire la vérité, dit le gendarme d’un ton plus affirmé. Arrêtons de jouer au chat et à la souris. Ne tournons pas autour du pot. Ce que contient cette lettre est accablant contre vous.

Un silence s’installe. Suzanne détourne son regard vers la fenêtre qui donne sur le parking lugubre. Ses yeux sont hagards, perdus dans le vide. Quelques secondes plus tard, Bermond reprend.

— Vous pouvez continuer à nier, c’est votre droit, mais lorsque vous comparaîtrez aux assises, cette lettre authentifiée risque de vous amener derrière des barreaux le restant de vos jours. À présent, tout ce que vous allez déclarer pourra se retourner contre vous : Alors, avez-vous tué M. Pierre Jousset ?

— Anna avait des désirs de meurtre et elle voulait que je passe à l’action. Elle était une personne instable, un jour, elle voulait que je le supprime et un autre, elle voulait m’en dissuader. Comme vous, la vérité, je l’ai toujours recherchée, La vérité sur mes origines, la vérité sur Jousset et seuls des aveux de sa part pouvaient conforter mes soupçons. Pendant des années, je me suis demandé comment je pouvais les obtenir pour finalement y parvenir.

— Donc vous l’avais bien vu. Mais pourquoi avoir attendu tant aussi longtemps pour s’expliquer avec lui ?

— Comme je vous l’ai dit, j’étais occupé par ma vie professionnelle et il était rarement seul, toujours accompagné par son fils, avec sa petite amie, ou en compagnie d’élus. Les choses se sont par la suite emballées suite aux révélations qu’a faites Hélène pendant la réunion électorale.

— Vous m’aviez décrit votre première rencontre avec lui, quand l’avez-vous croisé de nouveau ?

— Avec mon regretté époux, nous sommes devenus propriétaires d’une résidence secondaire près du port de Saint-Raphaël avec un anneau au port pour notre Zodiac. Il avait la passion pour la plongée sous-marine et je l’accompagnais. Un matin, alors que nous étions amarrés sur le quai, nous avions croisé le père et le fils, Jackie, qui attendaient leur tour sur la cale de mise à l’eau. Je détournais mon visage, j’avais peur qu’il me voie. En pénétrant dans sa boutique, j’avais commis un faux pas, j’avais été imprudente car Jousset avait imprimé mon visage. À tel point qu’il m’avait immédiatement reconnue : « Alors vos tranches de jambon, étaient-elles à votre goût ? », m’avait-il nargué. Une fois son bateau à l’eau, il était parti en me saluant de façon dédaigneuse, mais c’est comme cela que je sus qu’il pêchait tous les week-ends en compagnie de son fils.

— Et votre dernière rencontre, celle où il vous a semble-t-il fait ses aveux ?

— Après le décès d’Anna, j’ai pris mon courage à deux mains, je me suis rendu sur le port à l’attendre. Pae chance, il s’y présenta comme à son habitude, seul pour une fois, son fils était absent. J’ai su, plus tard, que Jackie s’était rendu à l’enterrement de sa mère. Le vieux avait placé ses cannes à pêche et tout le matériel sur son bateau. J’avais enfin l’opportunité que je recherchais depuis longtemps.

— Et vous l’avez suivi ?

— Il avait jeté l’ancre dans une calanque étroite. Si étroite que lorsque j’arrivais, il ne pouvait plus se dérober. Je l’accostai et bien sûr il me reconnut immédiatement. J’arrimais les deux bateaux par une solide corde.

— Et que vous a-t-il dit ?

— Il était consterné de savoir qui j’étais vraiment et comment j’avais pu le retrouver après de si longues années. Il m’a tout confirmé : le meurtre de mon père au Liban et de ce témoin innocent. Par contre, concernant le meurtre de ma mère, j’appris qu’il avait commandité à Raymond. Tout, il m’a tout raconté. Puis tout est allé très vite, j’ai bien vu qu’à un moment il cherchait à sortir son arme, et je pensais qu’il voulait me tuer. J’ai littéralement plongé à terre pour enclencher la manette de gaz, il a été déstabilisé, le coup est parti pendant qu’il passait par-dessus bord. Il était habillé d’un lourd manteau, et il a coulé comme une pierre.

Le gendarme s’est arrêté de taper sur son clavier et regarde Suzanne prise dans une colère froide, s’essuyant parfois des larmes de désespoir.

— L’autopsie a conclu qu’il avait reçu un impact de balle en pleine tête, dit Bermond. Ce n’est pas une chute accidentelle qui peut provoquer cela.

— Monsieur l’officier, dans la confusion je n’ai rien vu du coup qui est parti, dit Suzanne d’un ton affirmé.

— Pourquoi ne pas être venu nous voir, et pourquoi le bateau de M. Jousset a été retrouvé à son emplacement habituel ?

— Parce que, je pense que personne n’aurait cru à un accident. J’ai ramené son bateau au port. Sur le chemin du retour, j’ai mis tout son matériel à l’eau.

L’officier se redresse sur son fauteuil et reprend sèchement :

— Madame, votre audition est terminée. Nous allons vous placer en détention provisoire. Le juge prendra sa décision de vous y laisser ou de vous laisser en liberté conditionnelle en attendant votre procès.

— Mais qui va s’occuper de mes chats ?

*

      Le brigadier Astier accompagne la prévenue à la maison d’arrêt. Il revient alors dans le bureau du capitaine qui lui confie :

— C’est une affaire unique, et j’avoue la plus complexe de toute ma carrière.

— Une sorte de cold case qui resurgit, et qui s’est réactualisé bien des années après l’assassinat de trois victimes, reprend Astier. La version du suicide vous semble-t-elle plausible ? Cette femme a pu s’en prendre physiquement au vieux et saisir son arme pour maquiller le meurtre en suicide ?

— Il est vrai que Mme Estienne n’a pas le gabarit pour dompter un vieux lion qui, même diminué, était encore robuste. Mais était-elle vraiment seule sur ce bateau ? se demande Brermond. René Jousset et Emilio Moser ont pris la route précipitamment vers l’Italie pour être présents à temps à la cérémonie d’inhumation. Les relevés de la carte de crédit attestent des différents pleins d’essence qu’ils ont effectués tout au long du parcours de nuit. Et si l’on calcule la vitesse moyenne du trajet, le conducteur devait avoir le pied au plancher pour être à l’heure.

— Suzanne a voulu les protéger en déclarant qu’elle était seule ?

— Sans doute. Malheureusement aucun témoin, et aucun des prélèvements que nous avons faits sur le corps de Jousset ne confortent cette hypothèse d’un assassinat en bande organisée.

— Comment laisser des traces lorsqu’on porte des gants en permanence ? s’interroge Astier.

— Et sur l’affaire Moser ? reprend le capitaine, quel est votre point de vue, Astier ?

— Je suis convaincu que c’est Mme Estienne-Combes qui a poussé Anna Moser dans le vide, répond le brigadier sans hésitation.

— Et pourquoi donc ?

— Si l’on se réfère au contenu de la lettre, Suzanne ne lui cachait pas son projet de supprimer Jousset. Mme Moser l’avait mis en garde contre un tel geste, mais en la quittant le samedi soir, Suzanne a réalisé qu’elle était allée trop loin dans ses confidences, et que Mme Moser risquait de la compromettre. En tant que médecin, elle savait qu’elle prenait du sirop de morphine, et elle a surdosé la prise afin que Mme Moser soit inconsciente. Puis, elle a faussé le système électrique empêchant le freinage de secours qui s’enclenche lorsque le fauteuil prend une trop grande vitesse.

— Et elle aurait contraint Mme Moser d’écrire cette lettre accusatrice contre son ex-mari, reprend Bermond. Pourquoi pas ? Mais cependant, je ne partage pas votre opinion et pour deux raisons.

— Je vous écoute, mon capitaine.

— Par son acte suicidaire, Anna Moser voulait faire endosser à Pierre Jousset un crime qu’il n’a pas commis. C’est elle-même qui a trafiqué les freins et qui a sans doute faussé la porte d’entrée, laissant supposer à une effraction. Une ultime vengeance. Le médecin de Mme Moser nous a confirmé que sa patiente était soumise à des douleurs de plus en plus importantes, insupportables depuis quelques semaines. Il lui avait proposé une hospitalisation qu’elle avait refusée. Elle avait exprimé à plusieurs reprises des velléités d’en finir.

— Et votre deuxième argument, mon capitaine ?

— Savez-vous d’où est originaire Mme Moser ?

— D’Italie, il me semble ?

— Du Tyrol plus exactement, dans les Alpes italiennes, son frère me l’a confirmé. Et connaissez-vous la célèbre cantatrice, Maria Callas ?

— Non, j’avoue que question musique, je suis plus Johnny Hallyday que La Castafiore.

— Lorsque l’on a perquisitionné le domicile d’Anna Moser, il y avait un tourne-disque. Vous savez, un appareil avec des galettes de vinyles avant que n’apparaissent le numérique et les CD.

— Oui, je connais bien sûr, répond Astier presque vexé par cette remarque, mais plus personne n’a ce type d’appareil aujourd’hui.

— C’est vrai, seuls les vieux comme moi en ont gardé un. De façon étonnante, nous n’avons retrouvé qu’un disque chez elle, un seul. Un opéra dans lequel chante Maria Callas, La Wally, et qu’Anna Moser écoutait inlassablement depuis quelques mois. René nous l’a confirmé.

— Je ne vois pas très bien le rapport, mon capitaine.

— L’héroïne de cet opéra est La Wally une femme indépendante qui décide de quitter la maison familiale, mais c’est surtout l’histoire d’une déception amoureuse qui finit mal.

— Comme beaucoup d’opéras, il me semble.

— Effectivement, au dernier acte, La Wally se lance dans le vide d’un précipice par dépit amoureux.

Bermond se dirige alors vers son tourne-disque, ouvre le couvercle, pose le disque retrouvé chez Anna Moser sur la platine, place consciencieusement le diamant sur le microsillon.

Se doutait-il à ce moment-là que le destin d’Anna Moser était bien celui d’une femme qui tout au long de sa vie fut en mal d’amour, un amour brutalement interrompu ou toujours déçu. Un père qui ne l’aimait pas, une petite sœur disparue trop vite, un souteneur qui avait abusé d’elle, un compagnon fauché par la guerre et un mari violent qui l’avait handicapée à vie ? Oui, Certainement.

Le haut-parleur dévoile alors le timbre unique de la diva, sa voix cristalline, perçante d’émotion. Il ne peut s’empêcher d’avoir la chair de poule lorsque commence l’acte I, un aria d’une difficulté inouïe, que seules les grandes divas sont capables d’interpréter : Ebben ? Ne andrò lontana, je m’en irai loin.

*

L’accusation ne repose que sur une lettre et sur les dépositions recueillies par l’officier Bermond. Aucun indice probant, seule l’intime conviction des jurés prévaudra.Lors du procès, ces derniers avaient été horripilés par le comportement outrancier et la personnalité répugnante de Pierre et avaient exprimé beaucoup de compassion envers les deux femmes, ce qui explique sans doute la clémence et le bénéfice du doute penchant en faveur de l’acquittement de l’accusée principale, Suzanne.

Concernant l’affaire Moser-Jousset, ce dernier est reconnu coupable de l’assassinat de son ex-épouse. Selon les experts médicaux et techniques, l’état de santé de M. Jousset était compatible avec le fait qu’il puisse avoir empoisonné Mme Moser à son insu et qu’il puisse l’avoir transportée inconsciente grâce au fauteuil électrique sur la route pour la précipiter dans le vide en détériorant le système de freinage. Concernant l’affaire Combes-Jousset, la thèse de la défense soutenait que ce dernier éprouvait des remords permanents et ses ultimes aveux reconnaissant son implication dans les meurtres des parents de Suzanne et du soldat innocent l’avaient conduit au désespoir et à l’irréparable. Les jurés avaient adhéré à ce scénario acquittant ainsi Suzanne.

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Jamais Suzanne ne sera inquiétée par les tribunaux. En disparaissant de sa mort naturelle, Suzanne avait emporté son secret, et respecté le pacte qui la liait à son amie. Elle avait pris la mesure de la détresse de la vieille dame, de sa douleur permanente qui ne la lâchait pas depuis maintenant deux années. Anna avait déjà voulu attenter à sa vie en voulant se précipiter du haut de la falaise, mais avait échoué à désactiver le système de freinage de secours. C’était d’ailleurs à cette occasion qu’elle avait écrite sa lettre d’adieu à Suzanne, et puis qu’elle avait rencontré Hélène. Une rencontre qui lui avait redonnée l’espoir de pouvoir mettre Jousset en prison. Anna avait alors écrit la lettre accusatrice contre son ex-mari, et avait demandé à Suzanne de forcer le verrou de la porte d’entrée afin de faire croire à une effraction de sa part. Au petit matin, elle avait absorbé trois fois la dose de morphine qui lui avait été prescrite. Au bout d’une heure, elle était comateuse, mais elle respirait avec des râles terrifiants. Suzanne actionna les commandes du fauteuil jusqu’aux barrières de sécurité. Elle respecta sa volonté de finir comme son héroïne d’opéra. Cette fois-ci, Anna avait réussi à désactiver le système de freinage et lorsque le fauteuil prit de la vitesse et tomba dans le vide, Anna ne s’aperçut de rien. Un assassinat par compassion.

René avait attendu quelques années après la mort de Suzanne pour livrer la véritable version de la mort de Jousset aux gendarmes. A l’issue de sa rencontre impromptue avec Suzanne, sa mère lui avait confié qui était cette femme et ses intentions. Trois jours avant de partir pour l’inhumation, René appela Suzanne. Il l’informa que Jousset avait été auditionné et qu’il avait été relâché malgré la preuve irréfutable laissée par Anna. Suzanne était folle de rage. Leur plan avait échoué à le mettre en prison à vie. René lui confia que sous le coup de l’émotion, il avait malencontreusement révélé à des proches, sa présence auprès d’Anna quelques jours avant sa disparition, Des proches qui l’avaient rapporté aux gendarmes qui maintenant la recherchait. Suzanne lui suggéra alors de leur donner un faux portrait-robot et qu’elle viendrait le plus vite possible.

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René accompagna toute la petite famille à la gare afin de prendre le train de nuit. Puis il rentra. A 20h00 précise, Pierre pénétra seul dans le salon du domicile d’Anna Moser. C’est René qui lui avait donné rendez-vous suite à la conversation houleuse qu’ils avaient eu ensemble quelques jours auparavant.

Lorsque Pierre avait aperçu Emilio, il ne fut pas vraiment étonné, mais quand il a vu Suzanne, il se douta qu’elle était la femme qui était sur ses traces. Il se sentit pris au piège et tenta de sortir son arme du revers de sa veste. Une bagarre s’ensuivie, Emilio le maîtrisa facilement et Suzanne réussit à subtiliser l’arme de la main de Pierre.

Pierre désemparé regarda René, debout, impassible, tel un bourreau attendant d’effectuer la sentence. Le père le conjurait de croire qu’il n’était pour rien dans cette histoire, et puis ce fut un déballage de reproches qu’il se faisait à lui-même. Il demanda pardon à son fils, et il en était presque attendrissant et sincère. Sous la menace de l’arme, il confirma à Suzanne qu’Adrian Poznanski avait bel et bien tué son père, Loulou :

— C’était lui ou moi, s’était-il justifié.

Et qu’il avait demandé à Raymond de supprimer « cette salope » de Jeannette.

— Jamais je n’aurais osé tuer une femme de mes mains, mais, « elle a eu ce qu’elle méritait ».

Dès lors, Suzanne s’approcha de lui et tira sans hésitation une balle à bout portant dans la tempe du vieux. Emilio était sidéré, jamais il ne s’attendait à une réaction aussi radicale de la part de cette femme qui paraissait si frêle et fragile, puis il se ravisa et s’exclama de façon narquoise devant le corps :

— Il a eu ce qu’il méritait.

Méthodiquement, ils effacèrent du mieux qu’ils purent, toutes les traces de sang. Suzanne plaça le revolver dans la main de Jousset et René récupéra les clés. Ils placèrent le corps dans un tapis et le transportèrent, roulé, sanglé. Auparavant, ils avaient fait un détour au port pour y déposer la voiture de Pierre. Suzanne embarqua sur son bateau à destination de calanque longue. Arrivés à destination, René et Emilio sortirent le tapis du coffre, et René replaça les clés dans la poche de son père. Ils chargèrent le corps sur l’esquif, et au large, ils déroulèrent le tapis qui libéra le corps. Suzanne ramena les deux hommes sur le rivage et les salua. Elle retournait à Nancy. Quant aux deux compagnons, ils roulèrent à vive allure en direction de l’Italie. Vers quatre heures du matin, ils firent une halte en pleine campagne sur un pont et se débarrassèrent du tapis en le jetant dans le Pô. Ils purent récupérer Hélène et ses grands-parents en gare de Vérone au matin, comme prévu.

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Les jurés avaient rendu leur verdict en leur âme et conscience et lorsque Suzanne sortit du tribunal, soulagée, elle fut accueillie par une haie d’honneur. Les nombreux villageois qui avaient souffert en silence de ces années de répression voulaient la remercier d’avoir fait plier le tyran Jousset, comme ils avaient remercié Hélène en votant pour elle afin qu’elle prenne la place de première magistrate de la commune.

Sur le quai de la gare, Suzanne salua une dernière fois, Paulette, Roger, Myriem, Hélène, Alexandre, Jean et son épouse Véronique, ainsi que les deux frères, Jackie et René, définitivement reconciliés. René à qui elle adressa une longue accolade amicale. Pendant que le train s’éloignait du quai, elle agitait ses longs gants noirs en guise d’adieu car elle savait qu’elle ne reviendrait plus jamais ici. Elle avait signé la vente de ces deux maisons, celle de Nancy et celle de Saint-Raphaël. Le convoi prit de la vitesse et passa au travers des champs de vigne de Roquerouge qui s’étiraient à perte de vue. Lorsqu’elle aperçut la maison d’Anna, Suzanne lança ses gants par-dessus la fenêtre, à la volée, comme un dernier hommage. Ce TGV la ramenait là où elle comptait enfin prendre sa retraite, là où elle avait passé la période la plus heureuse de sa vie, chez sa mère Yvette, dans le Perche, en Normandie.

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